Si la métaphore était moins dissonante, on pourrait présenter Awj comme un bilan clinique. Bien que les formules varient d’un âge à l’autre, les rétrospectives partagent avec les check-up la gestion du regard comme un capital santé. Awj, l’exposition de Nja Mahdaoui, ne déroge pas à cette règle. Organisant la mémoire visuelle d’une démarche sous-cutanée, qui aura mis le rouge au front un demi-siècle durant, de 1966 jusqu’en 2018, cette exposition ne suit pas l’évolution chronologique. S’étirant jusqu’à une poignée d’œuvres récentes, elle fait dialoguer des travaux de différentes périodes. Mis à part quelques pièces peu connues, notamment les photocollages qui n’ont eu droit qu’à une portion incongrue de l’exposition mais que l’on redécouvre avec curiosité, les must sont ici au rendez-vous. Si elle ne pèche pas par pléthore et accumulation, Awj pèche plutôt par emphase ; elle n’est pas sans mélange une fois passée la déférence un peu muséale de l’accrochage. Ce genre d’exposition apprenant peu ou beaucoup, cela importe peu puisque les jeux sont faits depuis longtemps. On en profitera pour dire quelques réserves, prises à la lettre.

Nja Mahdaoui, Calligrammes sur Peau – Carré 1, 2011 – Technique mixte sur peau, 85×85 cm

Du tonus mais peu de risques

Encensé plus que médité, le travail de Nja Mahdaoui s’est fait contre lignes droites bon cœur. Sa pratique, plus détachée de l’écume, est plutôt du genre bonne fille. Longtemps, le calligraphe et plasticien, parce qu’il est l’un et l’autre, s’est abonné aux transversales et n’a dû sa réputation qu’à une discipline du signe abstrait. Tout entier à son idée fixe, il quitte le mot pour la lettre, la signification pour le signe, les petites poches de poésie pour les flux d’écriture. Aux marques du style sec de la lettre arabe, avec sa géométrie nette et appuyée, l’artiste ajoute deux circonstances aggravantes : cinétisme des volutes et schématisme des angularités. La cursive et l’oblique sont les deux mamelles de sa calligraphie. L’affranchissant de son ancrage religieux, Nja Mahdaoui déplie le signe graphique arabe pour lui rendre gestualité et tonus, avec en fondu enchaîné des plages chromatiques déliées ou structurées en fonction de la composition de l’œuvre.

Mais s’il lui arrive de changer de pied en chemin, le calligraphe part rarement à l’aventure le nez au vent. La technique est de tout repos, trop sûre de ses effets. Il y a assurément, pour entretenir l’entrain et garder la carcasse, le côté artisanal du métier, l’exercice de la main avec sa plume de roseau, l’encre de Chine sur papier parchemin, sans oublier le colletage avec d’autres supports. Là où le plasticien délaisse la fenêtre picturale pour la peau brûlée et la sérigraphie, le calligraphe ne s’éloigne de l’ornementation que pour retrouver de nouvelles guises de la lettre, troquant distance contre vision rapprochée. Certes, à chaque geste son échelle de valeurs. Mais pour un artiste toujours prêt au changement de décor, il n’est pas dose plus excitante à s’injecter que celle d’un lettrisme épluchant l’illusion d’une lisibilité à l’œil nu par calligraphie interposée.

Nja Mahdaoui, Sérigraphie 1 – Portfolio Hidjaz I, 1997- Sérigraphie originale sur Velin d’Arches, 56×38 cm

Zone de confort

C’est que la lettre chez Nja Mahdaoui est tout sauf une contraction de sens dans un espace bidimensionnel. Si le même lexique peut nourrir des syntaxes plastiques différentes, elle a très peu à voir avec la liberté expérimentale d’un Shaker Hassan Al Saïd, ou l’estampage et le report rythmique d’un Hossein Zenderoudi. On aimerait alors demander à l’artiste tunisien à quoi bon exagérer les cures de rajeunissement de la lettre, si sa rhétorique visuelle n’en sort que plus bombée. Les signes ont-ils chez lui un retour sur investissement moins modeste que ce dont ils sont l’abstraction ?

Car sa loupe de plasticien serait peut-être plus éclairante si, au fil d’Awj, le geste du lettriste ne reposait au fond sur ses lauriers, changeant de support mais chatouillant plus ou moins constamment l’étal d’un néo-kitsch arabo-musulman de bon aloi. C’est là que les choses se corsent. Le fait que Nja Mahdaoui cherche du renfort côté design sans investir ses virtualités pour les faire travailler à contre-emploi, souligne cette difficulté.  Sans tourner en système, ce geste circonscrit moins un espace de jeu qu’une zone de confort. Où la rétine, appelée à sélectionner diverses présences, se trouve obligée d’attendre les mêmes sucres d’orge optiques et de réagir aux mêmes combinatoires géométriques. Et si le passage de la trouvaille à la marotte permet à l’artiste de requinquer sa pratique tout en l’entretenant à feu tiède par une dextérité lyrique qui lave l’œil de quelques habitudes visuelles, cela ne l’empêche pas pour autant de rameuter le contingent des réflexes décoratifs : il en jette plein la vue, caressant l’œil sans véritablement l’exciter.

Nja Mahdaoui, Ibhar, 2018, Mixed media on linen canvas, 200×200 cm

Bien sûr, on peut goûter une certaine fraîcheur à quelques acryliques sur papier couché, osant fulgurances du geste et soudaines giclées d’écriture, ainsi qu’aux tremblements d’éther spontanément portés à la surface de l’œuvre. En revanche, on hésite devant d’autres œuvres, surtout les plus récentes dont Nja Mahdaoui arrondit trop complaisamment les compositions centrifuges. Nous voilà devant du décoratif, au pied de la lettre, qui surcharge au lieu de soustraire. Cela ne se mâche ni s’avale tout seul ; c’est même là l’impression que laisse Awj. Faute d’un regard qui ose remettre son capital santé en question, il y aurait ici étiquetage dans le panthéon et place dans le marché des visibilités. Nous n’y pouvons rien. Le geste s’empèse avec l’âge, allant de latitudes en lassitudes.