Une armée à la pointe des dernières innovations, qui maîtrise chaque millimètre du ciel et de la terre est-elle incapable de protéger le musée de Bagdad, d’empêcher le pillage des administrations et des établissements étatiques, d’épargner les centrales électriques, l’eau et les populations civiles ? Une armée aussi sophistiquée que celle des Etats-Unis, aux ordres d’une « administration impériale » est-elle incapable de faire respecter la loi ? Pourquoi donc a-t-elle laissé faire, saccager et piller ? Pourquoi avait-on eu l’impression qu’elle profitait des scènes de destruction, d’anarchie et de pillage passées en boucle, de Bagdad, par les chaînes de télévision du monde entier ?

Le but de la guerre, celui affiché par les « alliés », d’amener une démocratie est-il réalisable dans ce pays lorsque ses trésors culturels, millénaires, lui sont dérobés, ses puits de pétrole razziés et sa population affamée et assoiffée ?

Pour trouver des éléments de réponses à de telles questions difficiles, il est désormais impératif de creuser la raison du conquérant à la recherche de cette invariable logique qui caractérise son comportement à l’égard des peuples colonisés, non-occidentaux. La raison occidentale, tout au long de sa tumultueuse formation, avait construit une image de l’Autre et ce afin de valider moralement et idéologiquement les éventuelles barbaries et cruautés que perpétra ses conquérants, ses mercantiles et ses missionnaires dans les quatre coins du monde non-européen.

Les plus brillants esprits occidentaux, même parmi ceux qui ont forgé « l’esprit des lumières » et ceux qui se disaient combattre pour la liberté, la justice et le droit, ont tous ou presque développé une vision égocentrique basée sur le principe de la supériorité de la race blanche. Nietzsche, Marx, Engels, Tocqueville, Pascal, Camus… etc. ont tous cru à une certaine mission civilisatrice, donc coloniale de l’homme blanc. Certains d’entre eux avaient soutenu les conquêtes coloniales, d’autres avaient déshumanisé les non-européens et d’autres encore avaient même appelé à ravager tout ce que « les indigènes » possédaient comme bien moraux et matériaux.

Une simple balade à travers ce que plusieurs penseurs, politiciens et historiens avaient laissé permet de se faire une image sur les raisons de ce que Edward Said appelle : « l’incapacité de la conscience occidentale à remettre en cause le principe de la domination coloniale ».(1) L’humanisme occidental, du moins dans son côté officiel, n’est selon Sartre qu’une «  idéologie menteuse, l’exquise justification du pillage ; ses tendresses et sa préciosité cautionnaient nos agressions.  »(2) Toujours selon les termes de Sartre, cet humanisme n’est en fait qu’un « spectacle (…) le strip-tease de notre humanisme.  »

Déjà, le concepteur de la politique de domination, Machiavel, que le poète pakistanais, Mohammed Iqbal, qualifia de « messager de Satan »(3) avait théorisé qu’ «  Un prince doit comprendre, s’il veut garder son pouvoir, qu’il lui faut souvent agir contre la foi, contre la charité, contre l’humanité et contre la religion »(4)

Alexis de Tocqueville, l’auteur de La démocratie en Amérique, l’un des grands esprits de la démocratie-coloniale et vieux fan du modèle américain, avait déclaré, lors de sa visite de l’Algérie en 1841 : «  Je crois que le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire soit en détruisant les moissons à l’époque de la récolte, soit en dans tous les temps en faisant de ces incursions rapides qu’on nomme razzias et qui ont pour objectifs de s’emparer des hommes ou des troupeaux.  »(5) Tocqueville va plus loin dans son esprit « démocratique » lorsqu’il dit : «  J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte mais que je n’approuve pas trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui se voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre.  »(6) Malheureusement, le colon ne s’était pas limité seulement aux Arabes, tout non-Européen qui se dresse sur le chemin de la résistance au plan de l’hégémonie occidentale a été saccagé, toujours au nom d’une mission historique, et souvent divine de civilisation. Le besoin au recours à la barbarie a été toujours l’arme de l’Occident pour maintenir l’autre dans sa position de soumis. Et Nietzsche de dire : «  On arrivera encore à découvrir quantité de ces succédanés de la guerre, mais peut-être, grâce à eux, se rendra-t-on de mieux en mieux compte qu’une humanité aussi supérieurement civilisée, et par suite aussi fatalement exténuée que celle des Européens d’aujourd’hui, a besoin non seulement de guerres, mais des plus grandes et des plus terribles qui soient (a besoin, donc, de rechutes momentanées dans la barbarie) pour éviter de se voir frustrée par les moyens de la civilisation de sa civilisation et de son existence même.  » (7)

Jules Ferry, l’un des concepteurs de la politique coloniale française et ardent défenseur de la colonisation de la Tunisie – la localité de Menzel Bourguiba, dans les environs de Bizerte, avait pris son nom, et devenu durant toute la durée du « protectorat » : Ferry-ville – avait déclaré, le 29 juillet 1885, dans son célèbre discours devant la chambre des députés : «  Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le droit de civiliser les races inférieures.  » (8) Lorsque les races supérieures réclament ce droit, celles jugées inférieures n’ont même pas le droit à l’existence. Dans son livre La pensée allemande dans le monde, Paul Rohrbach, responsable de l’immigration allemande en Afrique du Sud-Ouest écrivit en 1912 : « Qu’il s’agisse de peuples ou d’individus, des êtres qui ne produisent rien de valeur ne peuvent émettre aucune revendication au droit à l’existence.  » (9) Les dommages collatéraux, dans des guerres, même actuelles, qui opposent l’Occident aux autres, découlent de cette même vision des choses. « Le droit à l’existence » des êtres non-européens est soustrait lorsqu’il contraste avec « Le droit de la guerre » de l’homme occidental.

«  Le droit international ne devient que des phrases si l’on veut également appliquer ses principes aux peuples barbares. Pour punir une tribu nègre, il faut brûler ses villages, on n’accomplira rien sans faire d’exemple de la sorte » (10) affirma de sa part à la fin du 19e siècle, Heinrich von Treischke, expert en politique internationale. On a vu l’étendue de ce principe actuellement avec la crise de l’Irak. Le droit international n’a aucune valeur lorsqu’il s’agit des peuples « barbares ». Le centre de détention de Guantanamo n’est-il pas l’expression emblématique de cette disparité dans le traitement des prisonniers de guerre ! cette idée de deux poids deux mesures n’est-elle pas si ancrée dans la structure mentale des élites occidentales ! Tocqueville n’avait-il pas franchement déclaré qu’ « Il doit donc y avoir deux législations très distinctes en Afrique parce qu’il s’y trouve deux sociétés très séparées. Rien n’empêche absolument, quand il s’agit des Européens, de les traiter comme s’ils étaient seuls, les règles qu’on fait pour eux ne devant jamais s’appliquer qu’à eux.  » (11)

Aujourd’hui encore, en Irak de l’après Saddam, cette mission sacrée de l’occident, sous sa version américaine et britannique, est toujours de mise. «  En voyant débarquer à Bagdad ce général Garner et son équipe de 450 administrateurs, on ne pouvait s’empêcher de penser que les Etats-Unis, en cette phase néo-impériale, reprenaient à leur charge ce que Rudyard Kipling a appelé « le fardeau de l’homme blanc ». Ou ce que les grandes puissances, dès 1918, qualifiaient de « mission sacrée de civilisation » en direction des peuples incapables (…) » (12)

Cette mission sacrée occidentale, celle qu’on nomme parfois de mission civilisatrice, d’autre de maintien de la paix, d’autre de démocratisation n’est-elle pas une de ces éternelles fourberies destinées à entretenir le mythe de la supériorité des valeurs et du model occidentale ! la supériorité n’est-elle pas dans le domaine de l’armement et de la violence ? Même le théoricien du Choc des civilisations, Huntington l’admet : « L’occident a vaincu le monde non parce que ses idées, ses valeurs, sa religion étaient supérieures (rares ont été les membres d’autres civilisations à se convertir) mais plutôt par sa supériorité à utiliser la violence organisée. Les Occidentaux l’oublient souvent, mais les non-Occidentaux jamais.  »(13) Pourquoi alors cette nouvelle chanson sur la démocratisation du monde arabe ? Ecoutons notre cher Mohammed Talbi : «  Monsieur Hubert Védrine, ministre français des Affaires étrangères, me dit avec la superbe des convictions solidement établies que « la démocratie n’est pas du café instantané ». Je n’ai qu’à attendre ! Les Arabo-musulmans ne sont pas idiots au point de ne pas comprendre combien les gouvernants d’Occident les méprisent.  » (14)

Oui, ce que les gouvernants de l’Occident veulent réaliser ce n’est pas la démocratisation du monde arabe. C’est sa destruction. Ecoutons cette fois un des fameux de l’Irangate, Michael Ledeen lorsqu’il dit «  La recherche de stabilité est indigne de l’Amérique. Notre pays est celui de la destruction créatrice. Nous ne voulons pas de stabilité en Iran, en Irak, en Syrie, au Liban, ni même en Arabie saoudite…La question est de savoir comment déstabiliser ces pays. Nous devons les détruire pour accomplir notre mission historique.  » (15) Lorsque ce monsieur avait lancé cette phrase, il était difficile de savoir ce qu’il voulait dire par « pays ». S’agit-il du régime gouvernant le pays, le système politique, la population, la culture, la religion ou tout cela à la fois ? Mais, quand le musée de Bagdad avait été pillé, quand les bombes n’épargnaient pas les civils, quand on bombardait les centrales électriques et on privait d’eau les populations locales, sa phrase prenait son vrai sens.

«  La violence coloniale ne se donne pas seulement le but de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche à les déshumaniser. Rien ne sera ménagé pour liquider leurs traditions, pour substituer nos langues aux leurs, pour détruire leur culture sans leur donner la nôtre ; on les abrutira de fatigue »(16) disait Sartre dans sa préface aux Damnés de la terre de Fanon. C’est l’humanité de l’autre qui est toujours niée lorsqu’il s’agit de conserver les intérêts économiques et politiques de « l’homme blanc ». La représentation dégradante de l’Autre a permis à l’Occident de bien jouer son rôle dans le spectacle de son « strip-tease humaniste ». Sinon qu’est-ce qui a rendu possible de tels crimes contre l’humanité ? Cette constante contradiction de l’Occident officiel, celui des Etats, entre ses principes universels de libertés, de justice et de respects de la dignité humaine et son intolérable et infâme soutien aux dictateurs du monde arabe n’est-elle pas le fruit de cette vision du monde, ancrée dans l’inconscient « blanc », celle qu’on appelle actuellement avec un raccourci aussi faussaire qu’insultant : « Deux poids, deux mesures » ?

Sihem Ben Serine avait-elle raison de dire : «  Notre tentative de construire la démocratie doit s’appuyer sur votre [celui des occidentaux] modèle en vous considérant comme des exemples à suivre.  »(17) Est-il sage d’être ce perpétuel bon élève de l’Occident en matière de projet politique ? Surtout lorsqu’on sait comment ont été fabriqués ces élèves. Rappelons-le pour ceux qui ont oublié l’historique de nos élites : «  L’élite européenne entreprit de fabriquer un indigénat d’élite ; on sélectionnait des adolescents, on leur marquait sur le front, au fer rouge, les principes de la culture occidentale, on leur fourrait dans la bouche des bâillons sonores, grands mots pâteux qui collaient aux dents ; après un bref séjour en métropole, on les renvoyait chez eux, truqués. Ces mensonges vivants n’avaient plus rien à dire à leurs frères ; ils résonnaient ; de Paris, de Londres, d’Amsterdam nous lancions des mots « Parthénon ! Fraternité ! » et, quelque part en Afrique, en Asie, des lèvres s’ouvraient : « …thénon ! …nité ! » C’était l’âge d’or.  » (18) L’objectif de cette élite, comme celle qui nous gouverne en Tunisie et ailleurs, mais aussi comme certaines voix de l’opposition, n’est pas la démocratisation du monde arabo-musulman, mais la continuation du pillage par d’autres moyens. «  Le meilleur et le plus intelligent moyen d’ouvrir les marchés consistait à créer sur place une élite occidentalisée, assujettie au progrès économique et indifférente à ses conséquences sur la vie de ses compatriotes (…) Ces élites doivent, bien entendu, être armées, de façon à pouvoir imposer un type de développement qui, par nécessité, entraîne l’expropriation ou l’appauvrissement de la plupart des citoyens. Cela est resté l’un des buts principaux des programmes actuels d’aide : les deux tiers de l’aide que les Etats-Unis octroient aux pays du Sud concernent l’assistance en matière de sécurité, et comprennent notamment un entraînement militaire et des transferts d’armes.  » (19)

Une politique occidentale se basant sur une imagination militaire et un projet policier n’est pas digne d’être prise comme exemple à suivre. Quand est-ce que notre élite va comprendre qu’il vaut mieux s’adresser à la jeunesse tunisienne avec des mots simples non pompeux que de passer le reste de sa vie en invité des émissions télévisé pour traiter, entre deux séances publicitaires, de ce show inlassable qu’on nomme démocratie ou le « strip-tease humaniste ».

Notes :

1- « Alors arriva le messager de Satan / Le Florentin qui chérissait l’erreur / Et dont le collyre détruisit la vision des hommes. / Il écrivit un Traité pour les princes / Et ainsi sema dans notre argile la graine des conflits ; / Sa nature sombra dans les ténèbres, / Et sa plume, telle un glaive, coupa en morceaux la vérité. » Mohammed Iqbal, Les Mystères du Non-Moi ( Rumuz-e-Bikhudi), traduction du persan Djamchid Mortazavi et Eva de Vitray-Meyerovitch, Albin Michel, Paris,1989, p. 122.

2- Jean-Paul Sartre, Préface aux Damnés de la terre, de Frantz Fanon, Paris, éditions Maspero, 1961.

3- Voir, Edward Said, l’Orientalisme, Editions du Seuil, Paris 1980.

4- Machiavel, Le Prince, Le livre de poche, Paris, 1980, p.93.

5- Alexis de Tocqueville, Travail sur l’Algérie. in Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p 752 cité in « Quand Tocqueville légitimait les boucheries », Par Olivier Le Cour Grandmaison, Le Monde diplomatique, juin 2001.

6- Ibid.

7- Humain. Trop humain, F. Nietzsche, Editions Gallimard, 1987, p.341.

8- Inventer une mémoire commune, Alain Gresh, Manière de voir n°58.

9- Ibid.

10- Ibid.

11- Alexis de Tocqueville, Ibid.

12- Néo-impérialisme, Ignacio Ramonet, Le Monde diplomatique, mai 2003.

13- Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations, éditions Odile Jacob, 1997 p.50.

14- « Ben Laden : par lui-même, il n’est rien ! », Mohamed Talbi, Jeune Afrique l’Intelligent, numéro 2136, du 18 décembre 2001.

15- « L’ordre américain coûte que coûte », par Ibrahim Warde, Le Monde diplomatique, avril 2003.

16- Jean-Paul Sartre, Ibid.

17- Démocraties à temps partiel, La restriction des droits en Occident joue en faveurs des dictateurs, par Francesco Piccionni, Il Manifesto, 22 novembre 2001, traduit par Omar Khayyâm, « Tunisie, réveille-toi » 30 avril 2003.

18- Jean-Paul Sartre, Ibid.

19- Edward Goldsmith, « Seconde jeunesse pour les comptoirs coloniaux », Manière de Voir n.58.