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Mercredi 20 avril 2016 s’ouvre à Genève, une session de la Commission de prévention contre la torture des Nations Unies consacrée à la Tunisie. Un rendez-vous important où sera examiné l’engagement de  l’État en matière de droits de l’homme et de lutte contre la torture et les traitements inhumains. Cependant, la nouvelle gestion des droits de l’homme ne coupe pas catégoriquement les ponts avec l’étatisation des droits de l’homme instituée par l’ancien régime.

Ben Ali s’était conformé à la règle d’or de chaque dictature, l’hyper-institutionnalisation des droits de l’homme qui a souvent couvert et parfois justifié les crimes commis à son époque. Hormis les différents départements dédiés aux droits de l’homme présents au sein des ministères de l’Intérieur, de la Justice et des Affaires étrangères, deux instances juridiquement « indépendantes » ont été lancées pour blanchir le régime. La première est le fameux Haut conseil des droits de l’homme et des droits fondamentaux, créé en vertu du décret n°54 le 7 janvier 1991. La deuxième est la Commission nationale du droit international humanitaire, créé en 2006 par le décret n°1051 du 20 avril 2006.

Dans un rapport de 1992 intitulé Tunisie. Détention prolongée au secret et torture, Amnesty International constatait que la répression policière jouissait de la couverture du Haut conseil des droits de l’homme et des droits fondamentaux, instance alors présidée par Rachid Driss. Nous étions alors en plein tournant répressif du régime. Devant les réclamations d’Amnesty Internationale et de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, Ben Ali a fini par désigner une commission d’enquête dirigée par Driss. « La seule déclaration publique concernant la commission est un communiqué de presse publié le 20 octobre […]. Les autorités reconnaissaient que « des abus [avaient] été effectivement commis », mais « qu’ils [étaient] le fait d’agissements individuels qui [n’étaient] pas conformes à la politique de l’État et aux directives du président de la République. Cependant, les allégations de certaines familles selon lesquelles des détenus proches parents [avaient] été victimes d’abus, [n’avaient] aucun fondement comme le [prouvaient] les témoignages des détenus eux-mêmes et ceux des médecins ».

En 2011, peu avant sa fuite, Ben Ali ordonne la création de la Commission nationale d’investigation sur les abus enregistrés durant les événements de janvier et l’Instance de la réforme politique, qui deviendra en mars 2011 la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Les rapports d’investigation publiés par ces instances sont controversés car ils ne rétablissent pas toute la vérité mais seulement une partie des faits. Dans le rapport de Bouderbala, aucun nom des responsables des crimes commis par le régime de Ben Ali n’a été cité. Les procès qui ont suivi ces investigations n’ont abouti à rien ou presque. Nombreux membres de ces instances ont dénoncé l’intervention du gouvernement dans leurs travaux ainsi qu’une pression politique pour ne pas publier les dossiers relatifs à la torture et aux meurtres.

En 2012, le gouvernement provisoire de la Troïka a créé un ministère des Droits de l’homme censé incarner la nouvelle stratégie nationale en la matière. Mais les promesses de Samir Dilou, à l’époque à la tête de ce ministère, sont restées lettres mortes.

En 2013, l’État a ensuite donné naissance à d’autres instances chargées des droits de l’homme qui jouissent d’une indépendance juridique et administrative. L’Instance nationale de la prévention contre la torture, instituée par la loi organique du 9 octobre 2013 (dont les membres ont été élus le 29 mars 2016 par l’ARP) et l’Instance de vérité et de dignité, créée par la loi organique n°2013-53 du 24 décembre 2013, fonctionnelle depuis le 12 juin 2014. La Constitution du 27 janvier 2014 a prévu quant à elle la création d’une Instance nationale des droits de l’homme.

Malgré leur indépendance par rapport aux pouvoirs judiciaire et exécutif et l’immunité de leurs membres, les instances existantes (mise à part l’IVD) ont des compétences strictement consultatives. En effet, les principales missions de celles-ci se résument aux visites dans les prisons et les centres de détentions, à la réception de plaintes, la consultation des projets de loi ou de toute autre politique publique en rapport avec les droits de l’homme, la présentation de recommandations et la publication de rapports périodiques sur la situation des droits de l’homme en Tunisie.

Dans un rapport rendu public en 2014, Souheil Kaddour, expert juridique et conseiller du ministère de la Justice, explique que les institutions étatiques consacrées aux droits de l’homme souffrent principalement de trois insuffisances. La première est liée aux compétences et aux attributions limitées à un simple pouvoir consultatif. La deuxième concerne la composition de ses instances. A ce sujet, Souheil Kaddour précise que « [Les critiques] s’adressent souvent aux modalités de désignation et de révocation, au profil (membres ad honorem non rémunérés), à la durée du mandat, à la représentation prépondérante de l’exécutif et réduite de la société civile et à l’indétermination des droits et des obligations.» Le reste des critiques concerne enfin les modalités de fonctionnement, comme le rattachement des budgets à un organe de tutelle ou directement à l’État, le manque de transparence et l’insuffisance des mécanismes de suivi et d’évaluation des propositions formulées.

Les craintes exprimées par kaddour, n’ont pas été dissipées après les élections de 2014. Le 23 janvier 2015, Habib Essid nomme Kamel Jendoubi ministre chargé des Relations avec les instances constitutionnelles, la société civile et les Droits de l’homme. Porte parole à l’international du gouvernement en matière des droits de l’homme, le ministère monopolise, aussi, la mise en place d’une stratégie nationale des droits de l’homme et conçoit les nouvelles lois et les nouvelles instances en rapport avec les droits de l’homme.

Avec une justice qui ne s’est pas encore réformée, la multiplication de structures bureaucratiques sans pouvoirs réels et la polarisation politique des instances existantes, il reste peu de chances qu’une véritable culture des droits de l’homme émerge en Tunisie.