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Mokhtar-Yahyaoui-680

Face à la mort seul le silence est grand, tout le reste n’est que faiblesse. Aujourd’hui je suis faible et je l’exprime. Du moins j’essaye. Je ne sais pas par où.

Au chapitre de la genèse, je ne sais pas si c’est le Juge Rebelle qui a le plus façonné le site de Zouhair ou si c’est le site de Zouhair qui a le plus façonné le Juge Rebelle. Une chose est sûre, les deux étaient étroitement liés.

Et c’est toi Am Mokhtar, qui sans le savoir m’a poussé à avoir les ressources et la détermination pour continuer le combat. Par ta note « Le Mur et le Front » dans laquelle tu me rappelais que « le verrou doit inévitablement sauter » tu m’as programmé pour ne pas lâcher le chemin que Zouhair avait commencé. Et le verrou avait en effet fini par éclater, le 14 Janvier 2011.

Pour moi tu t’es distingué par ta clairvoyance, celle qui t’a poussé à parier sur les combattants de la Rue Mansouri, ceux qui ont pris le chemin de « la 3eme opposition ». Tu as émergé du lot de la vieille garde politique et militante en faillite en pariant sur deux choses décisives : la Technologie et la Jeunesse.

La technologie, cette arme redoutable des cybermaquisards de l’ère pré-Facebookienne, très habilement maniée par une jeunesse qui a dit non à l’oppression, non à l’injustice, non à l’indignité. Qui d’autre que l’oncle du « prisonnier de l’Internet » pouvait jouer ce rôle de mentor, et ô combien tu l’as joué !

J’ai pris « e-fighter » pour titre, et tu as fait des « e-fighters » un concept, et une voie. Tu as été le meilleur tuteur, le meilleur ambassadeur, et le meilleur lien entre cet univers et le monde de la dissidence.

Ta relation avec la cyberdissidence a été parfois mouvementée, mais je n’y voyais que l’amour et l’attention sincère d’un maitre exigeant, qui s’attend à ce que les vrais disciples ne flanchissent pas.

Ton intelligence était supérieure, tes analyses perspicaces, et ta volonté de fer. Et surtout, ton engagement était réel, pour les valeurs, pour l’Homme. Tu as vécu Homme. Et tu es mort Homme.

Pendant que 99,15% des Tunisiens avaient peur de leur propre ombre -le vrai vote de ZABA-, je m’extasiais de ces discussions que nous avions dans cet appartement d’un immeuble au style colonial au centre de Tunis, infecté de mouchards, pour narguer la garde de Zaba.

Je m’excuse si je ne me suis pas investi dans le développement de ce système anti-censure peer-to-peer imparable(*) mais je t’avais dit que mon combat allait prendre un autre cheminement, et que la technologie prendra soin d’elle-même, d’autres s’en occuperont, qu’elle finira par dépasser et submerger les édifices défensifs de Zaba, malgré ses efforts futiles pour contrôler l’incontrôlable.

Technologie et jeunesse se sont remariés à la veille du 14 janvier, avec beaucoup d’autres facteurs, pour trancher et balayer Zaba et sa clique dans les poubelles de l’histoire.

Cela t’étonnera peut-être, je ne te l’avais pas dit, mais j’ai eu une discussion personnelle avec Mark Zuckerberg sur cette question. Et je rejoins son point de vue : la technologie n’est qu’un outil, un facilitateur, qui donne certes un atout majeur, mais le mérite revient à ceux, comme toi, et d’autres, qui ont mené le vrai combat.

Quand à ta façon de t’entourer, d’inspirer, et de t’inspirer des jeunes, tu ne peux que me rappeler un autre Mokhtar, qui est parti lui aussi en laissant un grand vide. Et vous étiez vraiment des choisis, des élus.

Je ne pleure pas les morts, mais je compatie avec ceux qui doivent vivre avec leur absence. Dieu m’est témoin à quel point je supporte encore mal l’absence de Zouhair. Malgré tout je pleure. Tu me pardonneras Am Mokhtar, mais je ne sais pas si je pleure la mémoire de Zouhair ou ta disparition. Probablement les deux.

Te visiter à chaque fois que je passais par Tunis était devenu pour moi un pèlerinage. Et notre dernière discussion qui a inlassablement duré des heures comme à l’habitude, n’était pas avec un Juge Rebelle, ni un proche du martyr de l’internet, ou un symbole de la résistance, mais un père avec un fils.

Paix à ton âme.

Walid

(*) Ce système a existé plus tard et connu sous le nom de tor-proxy.