A propos de :

GERGES (Fawaz A.), America and Political Islam. Clash of Cultures or Clash of Interests ?, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, 282 p. CÉU PINTO (Maria do), Political Islam and the United
States, A Study of U.S. Policy Towards Islamist Movements in the Middle East
, Reading, Ithaca Press, 1999, 340 p.

Un an après le 11 septembre 2001 et l’intervention de l’armée américaine en Afghanistan contre les réseaux d’al-Qaeda, il est important de revenir à la politique des États-Unis d’Amérique envers l’islam politique. Depuis les attentats de Washington, New York et Pennsylvanie, on n’a jamais autant évoqué l’islam aux États-Unis, en particulier dans les médias, mais aussi dans les lieux d’expression de la société civile : campus universitaires et plus généralement lieux de transmission du savoir, organisations religieuses de toutes dénominations, etc… Fawaz Gerges et Maria do Céu Pinto ont, deux ans avant les attentats, dans deux ouvrages publiés en 1999, décrit les principes de cette politique, qui n’a pas toujours été claire, ni dépourvue d’ambiguïtés et d’hésitations. Les deux analyses convergent : elles remettent en question l’idée d’un choc des civilisations à la Samuel Huntington 1, pour éclairer les relations entre gouvernements américains et mouvements islamistes au Moyen-Orient. C’est plutôt en termes d’intérêts économiques (en particulier à travers la donnée pétrolière) et politiques (contexte de guerre froide puis d’après guerre froide, intérêts des lobbies), que les relations entre islam politique et les États-Unis sont analysées par les deux ouvrages qui remettent en question tout fondement d’une analyse en termes de « culture ». De plus, les deux auteurs mettent l’accent sur la multiplicité des centres de décisions et de construction de l’opinion aux États-Unis, multiplicité qui explique en partie ce qu’ils décrivent comme l’incohérence d’une politique étrangère américaine envers l’islam politique, qui a donné lieu à une relation « trouble et amère », selon Gerges. Si les deux ouvrages du fait de leur date de parution – n’analysent pas les modes sur lesquels l’islam politique sera perçu et traité par le gouvernement américain après septembre 2001, ils permettent d’éclairer et de mieux comprendre les stratégies paradoxales de cette dernière période.

Les deux ouvrages s’ouvrent sur la description d’une « culture dominante » aux États-Unis qualifiée d’anti-musulmane, en particulier après la révolution iranienne, laquelle a fait découvrir l’islam politique à l’opinion américaine et (…) produit un fort sentiment d’humiliation. F. Gerges, en particulier, illustre, en s’appuyant sur des enquêtes statistiques, le large réservoir de propos négatifs et stéréotypés tenus par le public américain mais aussi par les élites politiques sur l’islamisme. Mais il montre aussi qu’à partir de 1979, l’Amérique, dans les institutions représentant l’exécutif, est bien plus préoccupée par l’Iran comme puissance anti-américaine que par l’islamisme politique et son devenir. Ce n’est que plus tard que l’islamisme commence à être perçu comme une menace politique, lorsque Bush père arrive au pouvoir, que la guerre froide prend fin et que les mouvements islamistes commencent à montrer une vigueur politique. Pour Bush père, l’Algérie est le premier pays à illustrer la montée de l’islamisme. Dès 1992 s’élabore alors une doctrine qui, pour la première fois, dessine les rapports que devront avoir les États-Unis avec l’islamisme. Mais cette doctrine reste très théorique : elle se fonde sur une différenciation entre islamisme « modéré » et « radical », ce qui permet de ne pas s’aliéner les quelques 5 millions de Musulmans qui vivent aux États-Unis, mais aussi de rester en bons termes avec les régimes arabes qui sont en butte aux oppositions islamistes.

Le discours dit du « Meridian House » du vice-secrétaire d’État aux affaires du Moyen-Orient, Edward Djerijian en juin 1992, exemplifie la doctrine américaine sur les relations avec l’islamisme : « Le gouvernement américain ne conçoit pas l’islam comme le « isme » qui s’opposera à l’Occident ou qui menacera la paix mondiale. C’est une réponse trop simple. La réalité est beaucoup plus complexe. La guerre froide n’est pas remplacée par une nouvelle compétition entre l’islam et l’Occident. Les Croisades sont terminées depuis bien longtemps. Les Américains reconnaissent l’islam comme une force historique et civilisatrice, parmi les nombreuses qui ont influencé et enrichi notre culture (…) La religion n’est pas un paramètre – positif ou négatif – qui explique la nature ou la qualité de nos relations avec les autres nations. Notre problème est dans l’extrémisme, la violence, l’esprit de négation, l’intolérance, l’intimidation, la coercition, et la terreur qui l’accompagnent » (Gerges, p. 80). Clinton, une fois au pouvoir, poursuivra dans la même voie et tiendra un discours conciliateur qui, loin de refuser l’idéologie islamiste en tant que telle, n’en réfutera que les interprétations radicales. De plus, les discours officiels américains insisteront sur la différenciation entre islamisme comme idéologie politique et islam comme religion et croyance. Gerges cite ainsi Bill Clinton, fort à propos : « Les États-Unis sont un pont entre tous les systèmes spirituels. » Se concevant comme un lieu à la croisée des religions, un creuset de liberté religieuse, Clinton conçoit l’islam comme une religion et une culture qui doivent être pleinement reconnues. Les régimes de Bush père et de Clinton ont refusé – théoriquement – l’image d’un choc des civilisations. Ce refus s’est exprimé dans une phrase prononcée par les deux présidents, Clinton et Bush : « we respect Islam ». Cette insistance sur l’égalité de l’islam avec les autres religions, veut en fait tenter de lisser les ambiguïtés et les contradictions réelles, notamment le large fossé qui existe entre le discours et les actions de ces gouvernements.

En effet, les deux ouvrages montrent que dans leur politique, les Etats-Unis restent du côté des États sécularisateurs qui sont leurs alliés. Les « bons » islamistes, pour les gouvernements américains, sont ceux qui sont apolitiques et qui ne remettent pas en question les intérêts américains dans la région du Proche et du Moyen-Orient. Les gouvernements alliés aux États-Unis sont définis comme représentant l’islam « modéré ». On peut noter d’ailleurs combien les médias américains ont soudainement réexaminé les principes qui sont au fondement de l’islam wahhabite après avoir découvert la nationalité saoudienne de nombre de pirates de l’air dans les opérations terroristes du 11 septembre 2001. Malgré les déclarations de bonnes intentions entre les deux alliés, beaucoup d’observateurs américains se demandent si les Saoudiens ne sont pas finalement de « faux amis », et redécouvrent, pour les besoins de la cause, l’islam wahhabite.

Ainsi, la tendance à vouloir exclure l’islam, comme « religion », des conflits politiques, est contredite par le désir constant d’interpréter le conflit international dans lequel la nation américaine est partie prenante comme un combat entre le bien et le mal, ce qui reste un exercice assez difficile, comme le montrera la somme de commentaires suscités par la « bourde » de Georges W. Bush et sa « croisade » contre le terrorisme après les attentats du 11 septembre. Son entourage expliquera longuement que l’emploi de ce mot n’avait aucune « connotation » religieuse.

Les deux ouvrages s’efforcent pourtant de montrer que la RealPolitik des États-Unis n’est pas explicable en termes culturels ou religieux, mais par des intérêts bien compris : (…) le conflit israélo-arabe et le rôle des États-Unis dans ce conflit, la question de l’accès aux ressources pétrolières du Golfe persique, la vulnérabilité des pays musulmans pro-occidentaux face à l’islamisme, la fin de la guerre froide et la prolifération des armes nucléaires. Un des exemples les plus frappants, et les plus en continuité avec la période actuelle, est celui du rapport entre la CIA et les mujâhidîn afghans avant et après la fin de la guerre froide, qui illustre parfaitement l’oscillation de la position américaine envers l’islam politique selon les intérêts politiques du moment.

Les deux auteurs notent aussi l’existence de deux grandes écoles parmi les intellectuels, le monde académique et les faiseurs d’opinion, en particulier les médias. Pinto (…) l’analyse le plus explicitement. L’école dominante dite « confrontationalist » est celle qui rejette l’islam politique en bloc comme un ennemi et une menace. On y trouve les noms de Daniel Pipes, Judith Miller, Bernard Lewis, ou Martin Kramer. Un segment plus minoritaire, mais important intellectuellement, dit accomodationist, voit l’islam politique comme pluriel et ambigu et pense que les islamistes peuvent jouer un rôle important dans la démocratisation et la modernisation de leurs sociétés. Ce courant est largement représenté dans le monde universitaire, par les noms de John Esposito, John Voll, ou James Piscatori. Pinto illustre ainsi la pluralité et la fragmentation du champ intellectuel et politique américain sur ce sujet, qui sont rarement prises en compte à l’étranger, en particulier dans le monde arabe et musulman, où l’on représente les intellectuels et les hommes
politiques américains (…) unis derrière une même idéologie qui désigne l’islam comme l’« ennemi ».

Depuis le 11 septembre 2001, les polémiques qui opposent habituellement ces deux groupes, pour lesquels le conflit israélo-palestinien marque aussi une ligne d’affrontement, se sont amplifiées, en particulier dans les médias et sur internet 2. Il semble que laissant de côté les deux grands blocs définis par la guerre froide, deux nouveaux blocs ennemis travaillent aujourd’hui à se dénoncer l’un l’autre, dans un contexte mondial bien différent de celui de la guerre froide, qui déplace les lignes de partage entre des adversaires toujours redéfinissables (…) soit par le contexte ethnique (les « Arabes »), soit par la religion (juifs/musulmans/chrétiens), soit par le clivage politique (colonisateurs, le néo-colonialisme et ses victimes), etc.…

Comme Gerges, Pinto situe la naissance d’une « phobie » anti-islamiste dans les années 1980, marquées par la fin de la guerre froide, et la montée du « péril vert ». Elle construit une comparaison très subtile avec l’affrontement qui opposa les États-Unis à l’Union soviétique. Citant notamment les journalistes et les conseillers politiques – dont les discours contrastent sur ce point avec ceux de l’exécutif – elle montre que, dès les années 1980, l’islamisme a été comparé explicitement à la menace soviétique durant l’époque la plus dure de la guerre froide, mais aussi que, celle-ci passée, l’islamisme est qualifié de plus dangereux encore sous la plume de nombreux journalistes : « l’obscurantisme » et le « fanatisme » liés à l’islam en feraient un objet sur lequel la diplomatie ou même la menace militaire n’auraient aucune prise, alors que ce fut le cas pour l’Union soviétique (pp. 185-186). Elle cite en particulier Graham Fuller – un partisan de la thèse « accommodationniste », dans un texte qui semble prémonitoire de la manière dont les États-Unis réagiront aux attentats du 11 septembre : « En tant que nation, nous
sommes culturellement mal équipés pour comprendre les passions de la politique religieuse. La science politique américaine, fondée sur l’école de l’« acteur rationnel » occidental ne sait que faire du fanatisme religieux, des attaques suicide, et du concept de martyr comme participant entièrement du processus politique » (p. 186). L’ouvrage de Pinto montre, beaucoup plus fortement et finement que celui de Gerges, le processus de construction d’un « ennemi », en particulier à partir de la guerre du Golfe, un ennemi qui n’est pas l’islam en lui-même, mais qui y est toujours relié.

Gerges remarque que les islamistes hostiles aux États-Unis décrivent l’Occident comme un univers monolithique, impérialiste, (…) hostile à la culture islamique, et renforcent l’idée d’un choc des civilisations. Pour l’auteur, c’est une « étrange convergence de stéréotypes » (p. 17). On peut y répondre que cela n’est qu’un paradoxe apparent. L’affrontement entre civilisations, s’il existe, est une construction de l’esprit qui devient ensuite réelle, par les effets de mobilisation qu’elle induit. Il est mis en branle par des représentations qui réifient, et homogénéisent chacune des parties qui s’accusent et se combattent. Cette convergence doit exister pour que les deux ennemis existent l’un pour l’autre et puissent s’opposer l’un à l’autre. Si l’islamisme est un ennemi pratique pour les États-Unis, c’est aussi parce que l’inverse est vrai. On peut d’ailleurs noter que, de chaque côté, les deux processus de réification de l’ennemi convergent dans le temps, et se produisent dans la première moitié des années 1990, au moment où l’armée soviétique se retire
d’Afghanistan, et où l’islamisme politique vient d’en finir avec l’ennemi soviétique, qui n’existe plus. L’attentat de 1993 du World Trade Center marque un des moments forts de cette construction, puisque le procès du cheikh Omar Abd al Rahman permettra aux Américains de passer de l’image du mujâhid comme « combattant pour la liberté » (freedom fighter) à celle de terroriste fanatique 3.

À force de vouloir éviter la thèse culturaliste, un grand absent de ces deux ouvrages est l’analyse de la place du religieux dans les relations des Etats-Unis avec l’islamisme politique. Quelle influence l’appartenance de Georges W. Bush à la droite religieuse conservatrice exerce-t-elle sur la politique extérieure américaine ? Dans un pays où la liberté religieuse est proclamée, où la séparation théorique de l’État et de l’Église se veut stricte, mais où les brèches qui en contredisent les principes sont constantes, comment le religieux intervient-il dans les affaires politiques avec le monde extérieur, avec la religion et la culture de « l’autre » ? La thèse d’un affrontement des civilisations ne peut être pris à la lettre, d’autant moins que Huntington définissait lui-même la culture comme essentiellement déterminée par des matrices religieuses. Les religions sont aujourd’hui fragmentées, circulent, et sont réappropriées sur des modes différentiés par les individus. Elles ne définissent pas des civilisations homogènes, si elles ont jamais pu le faire. Ce qui n’empêche cependant pas les représentations politiques de « l’autre » d’user, entre autres, de matériaux religieux. D’où l’importance de comprendre les modes sur lesquels ces usages se réalisent.

L’année écoulée depuis le 11 septembre a montré une relation paradoxale entre le traitement du terrorisme par le gouvernement américain et le religieux. Évoquer la religion de l’islam en rapport avec les attentats est constamment évité, si ce n’est pour les séparer, en montrer l’inadéquation, dénotant par là même la tension forte qui les unit.

D’autre part, le religieux est présent dans les divers types de commémoration du 11 septembre 2001, non seulement dans les cérémonies, – en particulier les messes – qui ont été dites, mais aussi, et c’est là l’intérêt de la manifestation du religieux en rapport avec le souvenir de la violence, dans des manifestations où le religieux est mis à plat comme un religieux « commun » qui rappelle l’idée de bridge entre religions que veut jouer l’Amérique 4. On voit souvent les dignitaires religieux appelés à intervenir lors des commémorations officielles, qui se reproduisent
aussi au niveau des organisations religieuses locales 5. Les manifestations du « dialogue interreligieux » sont devenues courantes depuis le 11 septembre 2001. Si les communautés musulmanes ont témoigné de violences antimusulmanes dont les organisations de défenses des droits civils se sont fait souvent l’écho 6, elles ont aussi décrit les manifestations de solidarité religieuse qui ont pu avoir lieu parallèlement aux actes de violence. L’évocation du religieux en rapport avec la politique internationale ou le terrorisme est comme devenue taboue pour les représentations gouvernementales, à peine effleurée officiellement. À partir de ce même niveau officiel et politique, on préfère égaliser, ramener sur le même plan islam, chrétienté et judaïsme, rassembler dans ce qui est partagé, en créant une sorte de définition commune des religions, qui serait un plus petit dénominateur commun de toutes celles qui s’expriment dans les trois monothéismes, tout en séparant nettement l’islam du politique et de l’idéologique. L’Amérique semble ainsi occidentaliser son islam « intérieur » en l’unissant à « ses » autres religions, et en le déconnectant de l’islamisme qu’elle a désigné comme son pire ennemi. Si la « guerre » contre le terrorisme se construit contre un ennemi dont l’une des faces est religieuse mais reste occultée, l’islam s’intègre symboliquement dans une sphère interreligieuse qui le déconnecte du politique et le relie à la pratique d’une éthique partagée.

notes :

1-Samuel HUNTINGTON, « The Clash of Civilizations » ? Foreign Affairs 72, no 3 (été), 1993, pp. 22-49.

2-Voir par exemple www.campus-watch.org, créé à la rentrée 2002 et qui met en question l’attitude d’un certain nombre d’universités américaines (prises à partie en tant que telles et à travers les centres d’étude sur le Moyen-Orient) sur la question de l’islamisme et sur le conflit israélo-palestinien.

3-Malika ZEGHAL, « Les usages du savoir et de la violence : quelques réflexions autour du 11 septembre » Politique étrangère, no 1, janvier-mars 2002, 67e année, pp. 21-38.

4-La représentation par l’administration Clinton d’une Amérique comme « pont » lancé entre toutes les religions dénote l’idée d’un lieu de passage et de rencontre entre diverses croyances juxtaposées, notamment à travers les mouvements de migrations, plutôt que la construction sociale d’un sacred canopy.

5-Voir par exemple « Faiths reunite to grieve, heal. Mosque holds a remembrance », Chicago Tribune, 11 septembre 2002, section 2, p. 1 : « Muslims, Christians and Jews gathered (…) in a Villa Park mosque to mourn the loss of life on Septembre 11, 2001, and to pray for peace and compassion ».

6-Voir par exemple « Going by ‘Joe’, Not ‘Yussef’, but Still Feeling Like an Outcast », The New York Times, September 11, 2002, p. G15.

Source :

Centre d’Études Interdisciplinaires des Faits Religieux – CNRS Arch. de Sc. soc. des Rel., 2002, 120, (octobre-décembre 2002) 55-60