Gilles Kepel est un mandarin. Diplômé en arabe, en anglais, docteur en sociologie et en science politique, il est titulaire d’une chaire à l’Institut d’Etudes Politiques à Paris. Il est également un auteur heureux. En effet, alors que les écrivains musulmans se doivent de multiplier les précautions d’usage, de crainte de heurter les susceptibilités d’un lectorat vigilant, lui, il donne libre cours à ses impressions, livre son opinion, bref jouit d’écrire pour un public, a priori acquis à sa cause. Il peut ouvertement exprimer sa sincère gratitude aux services d’ambassades, à sa disposition, partout où il va, les uns par amitié, les autres par devoir professionnel, se faire auditionner par les commissions parlementaires et de la Défense nationale, il ne risque pas d’être accusé de mettre le savoir au service du pouvoir, le grief assassin qui a discrédité l’orientalisme. Et pour cause, Gilles Kepel n’est ni un intellectuel musulman, ni un orientaliste.

Question d’état-civil : un intellectuel musulman est surveillé par la grammaire et parfois puni par sa communauté naturelle pour le moindre écart de langage ; et un orientaliste est un spécialiste de l’Islam classique auquel on ne pardonne guère de connaître l’Islam mieux que ceux qui y croient. Certes, Gilles Kepel parle, autant que l’orientaliste, du dehors de l’Islam, mais de l’Islam contemporain. Il est ce qu’on appelle dans le jargon professionnel un social scientist, un spécialiste de l’Islam contemporain. Son objet est l’islamisme, un nom controversé qui a désigné, pendant longtemps, l’Islam tout court et qui résume, aujourd’hui, tout ce que l’Islam compte de pitoyable, de dégradant et de belliqueux. Normal donc que l’expert soit rompu à l’art de la guerre.

Gilles Kepel a fourbu ses armes comme taupe, sous-marin dans les eaux troubles de l’islamisme égyptien, la mer et “la mère” de l’islamisme contemporain. De ses profondeurs abyssales, il émerge, en adulte, fort d’un succès de librairie incomparable “Le Prophète et le Pharaon”, qui s’est imposé comme un classique des études islamiques, à l’origine une thèse de doctorat, paru dans les éditions “La découverte” (1984), avant que son auteur ne changeât, à partir de 1990, de brigade, pour servir “le Seuil” qui a réédité le livre. Indiscutablement, c’est lui qui familiarise le public occidental avec les maîtres à penser de l’islamisme, Hassen Al-Banna, Sayyid Qotb et leurs rejetons, les assassins de Sadate. Depuis, il est sur une rampe de missile. Il multiplie alors, à un rythme effréné, les sorties en solitaire ou en escadrille. Seul, et en éclaireur, il inspecte ”Les Banlieues de l’Islam” (Seuil, 1987), pour annoncer la naissance d’une religion nouvelle en France, anticipant déjà sur la folie des Khaled Kalkal et les dérives du communautarisme. D’Est en Ouest, il traque un Dieu terrible, tombé entre les mains des zélotes, islamistes, Juifs orthodoxes et Catholiques qui ont décidé, sans s’être au préalable consultés, de prendre, en son nom, une revanche à titre posthume, semble-t-il consignée dans son testament, en trois exemplaires, durant sa dernière maladie (“La revanche de Dieu”, Seuil, 1991). Ou encore, seulement “A l’ouest d’Allah” (Seuil, 1994), mettre Dieu sous écoute pour démanteler son réseau, là encore bien avant qu’on ne prît conscience de l’ampleur de la toile d’araignée que l’islamisme radical a tissée en Europe. En escadrille, il mène les opérations. Diverses pièces d’artilleries sont confisquées et exposées sous forme d’ouvrages collectifs sous sa direction : “Les politiques de Dieu” (Seuil, 1992) et “Exils et royaumes” (Presses de Science Po, 1994). Ou bien sous sa codirection, avec le sous- commandant Yan Richard pour dresser le profil des “Intellectuels et militants de l‘Islam contemporain” (Seuil, 1990) et en alter ego du général Rémy Leveau, son mentor pour recenser “Les Musulmans dans la société française” (Presses de Sciences Po, 1988).

En 2000, il est mujahid sur le chemin d’Allah, en principe un boulevard qui mène droit au Paradis, mais qui se révèle être hélas un chemin de traverse, sinueux et escarpé qui passe, du Pakistan à l’Algérie, à travers “les frontières ensanglantées de l’Islam” dit Huntington, “les vallées d’ossements et de larmes”, aurait dit Hegel – Un brasier que l’Islam nervi allume et que la tyrannie islamique rallume. Le livre “Jihad” (Gallimard, 2000), brasse une masse extraordinaire d’informations au quotidien. Mais jamais un correspondant de guerre ne s’est contenté de recenser les victimes. Il est toujours tenté par la métaphore emblématique de la “chouette de Minerve”, symbole de la sagesse, à même de voir dans le noir, voire anticiper sur l’issue du combat. C’est alors que Gilles Kepel se laissa aller à une prophétie qui devait rassurer le Pharaon : signer l’acte de décès de l’islamisme et annoncer le post-islamisme dans une démocratie souhaitable du Monde islamique. Une polémique s’en est suivie dans le milieu des experts : qui a inventé le concept de post-islamisme ? et patati et patata. Et tandis que le “si petit monde” se chamaillait, rappelez-vous, un second avion vint heurter de plein fouet la seconde tour jumelle : 9/11/, at 9.03 A.M., un homme tout occupé à nettoyer le trottoir s’écria : shit ! Le surlendemain du jour qui ébranla le monde, “Jihad,” est réimprimé pour le compte de la troisième armée, Gallimard, après que l’auteur eut quitté Le Seuil. Gilles Kepel, pris de court, mais n’étant pas homme à se faire abattre, réagit aussi promptement que “Restore Hope”. Il ira en voyage organisé au Moyen-Orient, là où tout commence, recueillir les commentaires mitigés de spectateurs confus, enthousiastes et critiques rapportés dans “Chroniques d’une guerre d’Orient” (Gallimard, 2001).

Enfin, “Fitna” jette de l’huile sur le feu (Gallimard, 2004). Le terme désigne la discorde, la guerre et le chaos. Un ‘alim se serait référé à la tradition qui exècre la fitna, “ pire que le meurtre ” ; il aurait naturellement innocenté les protagonistes de “ la grande fitna ” qui a déchiré l’Islam au temps de Othman, troisième calife – bien conduit étant de rigueur ! Un orientaliste se serait intéressé, en philologue, aux diverses sources du drame et un hérésiographe, spécialiste des schismes, aurait commencé par ce hadith (dit prophétique), anticipant sur les dissensions de l’Umma : les Juifs se sont divisés en 73 sectes, ma communauté en 72, toutes iront en enfer, sauf la mienne… Mais Gilles n’est ni un intellectuel musulman, ni un orientaliste. La fitna déchire l’Islam, ici et maintenant.

Le prologue porte sur les préparatifs de guerre : l’échec d’Oslo, sur fond de méfiance partagée entre Juifs et Palestiniens, finissant dans le cycle infernal des assassinats et des représailles ciblées. Entre temps, Bush est élu et le 11 Septembre a fait ses effets. La droite israélienne se trouve un nouvel allié, les néo-conservateurs. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils et que veulent-ils ? Gilles Kepel répond à ses questions dans le premier chapitre. On conceptualise une menace nouvelle et puis, on va en guerre. Les troisième et quatrième chapitres portent sur le monde selon Ben Laden et Zawahiri, des “Cavaliers sous la bannière du Prophète”, selon les fragments choisis publiés par le journal al-sharq al-awsat (dont l’authenticité n’est pas discutée par l’auteur !). Mais la thèse se tient : frapper “l’ennemi lointain”, l’Amérique, permet de jeter l’effroi dans le cœur de “l’ennemi proche”, le Pharaon local. Depuis, on traque Ben Laden et ses affidés, on passe au crible les sources de financement et on démantèle les réseaux dormants – Une affaire de police internationale en somme, quand la Qaida devient le label d’une société anonyme, une effigie pour des vendeurs à la criée, le logo d’une grande surface qui concède aux épiciers insomniaques un terrorisme de détail, des franchisés qui travaillent sous licence d’import export – un réseau qui peut aller des imams monologues aux hackers, aux golden boys et autres virtuoses de Dieu on line !

Nul n’est satisfait. L’ennemi est insaisissable. Et Ben Laden court toujours. On étend le domaine de la lutte à des cibles plus consistantes dont la défaite aura des chances d’ouvrir des perspectives palpables pour le siècle de l’Amérique et de la démocratie. L’Arabie Saoudite est dans la tourmente : victime de dommages collatéraux, elle peine à renouveler le pacte avec l’Amérique, prise en tenaille entre la surenchère terroriste et des revendications libérales (chapitre 5). Saddam est un ennemi visible et à portée de canon ; seulement, l’Irak n’est plus un théâtre d’opérations, mais un champ de ruines (chapitre 6). En ouvrant la “ boîte de Pandore ”, les Etats-Unis ont réveillé tous les démons. Le mal ne s’est pas volatilisé. Mais l’espoir demeure, agrippé à la boîte. Peut-être viendrait-il de l’Europe, dernier chapitre et ultime champ de bataille, miné par les avatars de l’islamisme, mais aussi un espace ouvert où l’Islam affronte les défis de l’intégration, de l’égalité entre hommes et femmes et de la laïcité. En somme, la guerre, loin d’être confinée au monde de l’Islam, épouse les contours du monde, ceux-là mêmes qui donnent au livre sa matière.

Le temps malheureusement m’est conté. Sinon je vous aurai expliqué où se situe le travail de Kepel par rapport à la sociologie religieuse, l’histoire du présent et le journalisme d’opinion. Mais d’un mot : il s’agit d’une narration à dimension cosmique, d’une généralité telle qu’elle efface le lien de causalité qui unit les faits, mais restaurée, à de nouveaux frais, dans la revue de presse au quotidien, elle finit par emporter l’adhésion : Dieu est dans le détail ! Une narration est une mise en intrigue contre laquelle on ne peut rien, sauf lui opposer une autre narration. L’art du récit consiste soit à faire comme si le vraisemblable était vrai, soit, à l’inverse, faire en sorte que le vrai se transforme en vraisemblable. L’acteur agit, le narrateur raconte et le public apprécie. En l’absence des acteurs du drame —au grand bonheur des spectateurs—, je cède la parole au metteur en scène.

Gilles Kepel, correspondant de guerre, Présentation par Hamadi Redissi de Gilles Kepel, en présence de l’auteur, à la Librairie Millefeuilles, La Marsa, le 28 décembre 2004, à l’occasion de la parution de son dernier livre ”Fitna” (Gallimard, 2004).

Source : Réalités | 10-02-2005