Les hommes ne sont pas achevés. Par conséquent, leur passé ne l’est pas non plus. Il poursuit son œuvre parmi nous. Qu’elles ne puissent s’achever fait que les grandes œuvres sont grandes. Les morts reviennent, sous d’autres formes : ceux dont l’action était trop téméraire pour être menée à son terme ; ceux dont l’œuvre était trop vaste pour coïncider avec les dimensions de leur époque. Ernst Bloch : Thomas Münzer.
Omar Victor Diop. Ce nom qui ne vous dit, peut-être rien, est un artiste photographe qui renouvelle un genre où l’on pensait avoir tout dit. Son portfolio éclectique comprend aussi bien des projets conceptuels que de la photographie de mode et du portrait posé.
Une véritable esthétique « africaine » est en train de naître dans un domaine, la photographie, où les artistes africains qui ont, depuis longtemps, marqué de leur empreinte la musique ou la peinture et la sculpture devaient encore faire leur preuve.
Depuis, les Rencontres photographiques de Bamako, il y a trois ans, Omar Victor Diop qui fut remarqué, est en pleine phase de créativité.
Du 13 au 16 novembre, l’artiste sénégalais de 34 ans a exposé sa nouvelle série de douze clichés intitulée « Diaspora » ; dans le cadre du plus prestigieux salon de photographies au monde, Paris Photo, au Grand Palais.
Une véritable consécration pour un jeune artiste sénégalais.
Et c’est là le trait de génie de ce formidable artiste « touche à tout ».
Par cette série de clichés, il nous raconte l’histoire d’Africains ayant marqué les siècles précédents dans des domaines aussi variés que la musique, l’économie politique, les mathématiques ou la philosophie.
Les douze clichés représentent douze personnages qui ont marqué l’histoire des Africains hors d’Afrique, et notamment en Europe à l’époque de la traite négrière et plus tard des colonies.
Les douze personnages, tombés dans l’oubli, et que l’on redécouvre, brise cette omerta qui voulait faire croire à cette imposture reprise par cet ancien chef d’Etat français, Sarkozy, de « l’homme africain » qui se maintiendrait toujours en dehors de la « modernité ».
Ce racisme essentialiste se berce d’illusions de voir l’Afrique végéter dans une vie « hors-sol ».
Ce qui emmerde ces derniers, c’est qu’avec son milliard d’Africains, la caractéristique principale de ce continent est sa jeunesse intempestive et révolutionnaire.
Celle-ci, non seulement bouscule les frontières pour ne pas « crever » de son trop plein d’énergie, mais à l’image des créateurs dans tous les domaines qui renouvellent les genres, bousculent les académismes et imposent une esthétique « africaine » dont le travail d’Omar Victor Diop n’est qu’un aperçu.
Parmi ces personnages
Angelo Soliman, enlevé jeune enfant dans l’actuel Nigeria, et ramené comme esclave en Europe. Il deviendra mathématicien, philosophe, confident de l’Empereur d’Autriche Joseph II, de Mozart et de Haydn. Il inspira Mozart pour le personnage pour le personnage du « maure Monostatos » dans « La Flûte enchantée ». Après sa mort en 1796, il fut empaillé comme un animal de luxe et sa dépouille naturalisée décora un salon impérial jusqu’en 1848, date de l’abolition de l’esclavage…1
Jean-Baptiste Belley, né à Gorée, esclave aux Antilles devenu député sous la Révolution française, membre de la Convention puis du Conseil des Cinq-cents.
Albert Badin, jeune esclave adopté par la reine de Suède Louisa Ulrike qui voulu testé les théorie en vogue de Rousseau et Linné sur le “bon sauvage”. Familier de la cour de Suède, il devint le confident et le compagnon de jeu des enfants de la famille royale avec lesquels il grandi. Féru de théâtre, de poésie, de danse, il marqua de son empreinte plusieurs oeuvres soit en tant qu’acteur, danseur ou poète. Il possédait une bibliothèque de quelques 900 volumes, majoritairement en français qu’il parlait couramment en plus du suédois.
Ayuba Suleiman Diallo, captif musulman né au Sénégal et embarqué aux Etats Unis comme esclave dans l’Etat du Maryland. Il tente de fuir et est fait prisonnier. C’est là qu’un homme de lois, Thomas Bluett, découvre sa parfaite possession de la langue arabe tant au niveau du parler que de l’écrit. C’est ce qui lui fait retrouver la liberté. Une fois libre, il se rend en Angleterre où il apprend la langue anglaise et fréquente d’éminentes personnes parmi lesquelles des membres de la famille royale. De là il décide de regagner sa terre natale.
Mais aussi Don Miguel De Castro, Juan De Pareja, Olauda Equiano, St Benedicto, Kwasie Baakye, Sabac El Cher, Dom Nicolau et El Moro. Autant de personnages, haut en couleur, et aux parcours tout aussi passionnant.
Nous rajoutons une personne qui aurait pu trouvé sa place dans ces portraits de personnalités africaines ayant marqué leur époque :
Amo,2 jeune ghanéen mis en esclavage et qui par un concours de circonstance est « offert » à un aristocrate allemand qui l’affranchi et s’occupe de lui offrir la meilleure des éducations. Amo, de son nom laissé pour la postérité, Anton Wilhelm Amo, contemporain d’Adam Smith soutiendra un doctorat en philosophie et des diplôme en médecine et en sciences. Il apportera dans ses écrits la contradiction aux thèses d’Adam Smith expliquant le développement du capitalisme par l’existence d’une « nature innée pour l’appropriation » basée sur l’ « égoïsme » de l’individu. Qui se souvient d’Amo retourné mourir dans son Ghana natal et dont les manuscrits ne furent publiés, pour ceux qui furent sauvés, que dans les années 1970?
Et la liste n’est point close.
Voilà le jeune artiste dakarois, dans la même posture que Jean-Baptiste Belley, peint en 1797 par Girodet, digne dans son costume de député.
J’ai découvert ces personnages que je ne connaissais pas et que je n’avais pas appris dans les manuels scolaires et que je n’avais vus dans aucun livre, remarque Omar Victor Diop. Avec ces photographies et ces autoportraits, je me mets dans leur peau, histoire de leur redonner vie. C’est l’hommage d’un Africain à ses prédécesseurs. C’est aussi l’hommage d’un être humain à des pionniers qui ont permis des brassages entre l’Afrique et le reste du monde.
Omar Victor Diop a commencé ce travail lors d’une résidence à Malaga, dans le sud de l’Espagne, entre février et avril. Un lieu où il découvre les grands maîtres de la peinture espagnole. « C’était moins facile qu’à Dakar de trouver des modèles qui posent pour moi. Cela m’a donné le courage de faire des autoportraits », explique-t-il. « Une décision qui n’est pas facile. On a toujours peur d’être pris pour un mégalo ». Tous les costumes ont été réalisés par un couturier du quartier populaire de Colobane, à Dakar, auquel il a ensuite montré ses photos. « Le tailleur était très content du résultat ! »
J’ai moi-même découvert sur le tard un personnage haut en couleur appartenant à notre vingtième siècle, Abdelkrim El Khatabbi, dont l’épopée marquera notre itinéraire de lutte pour l’indépendance nord-africaine et dont nos « élites » ont volontairement minoré l’apport.2
Ernst Bloch nous a prévenu que l’on ne peut éclairer « ce qui est devant nous, tracer de nouvelles voies » sans avoir pris la mesure de ce qui dans le passé « était inscrit comme possible, et qui peut tout aussi bien sombrer dans le néant que se réaliser ».
Avec cette série de clichés Omar Victor Diop refait naître un passé qui parle à l’africain d’aujourd’hui en lui indiquant les possibles.
Pourtant rien au départ n’était « écrit ».
L’artiste était promis à une toute autre voie. Formé à l’École supérieure de commerce de Paris, ensuite recruté par Ernst & Young comme analyste, puis par British American Tobacco (BAT) pour ses affaires institutionnelles en Afrique. Un poste qui le mène un an à Nairobi et six mois à Lagos. Ce touche-à-tout et ce bricoleur qui faisait de la photo le week-end voit dans ce média une opportunité pour raconter de nouvelles histoires de « griots surréalistes ».
Il lâchera le monde du « bizness » pour la passion créatrice. Fin 2011, « Le Futur du Beau », premier projet de l’artiste, exposé à la Biennale de la Photographie Africaine de Bamako (Rencontres de Bamako), traitait de la question de la quête de la durabilité par le biais d’une sorte de « révolution esthétique» qui voudrait que les humains se revêtissent des déchets de leur propre surconsommation; une exploration de la mode « durable » du siècle prochain, en 2112, montre des femmes vêtues de papier kraft ou ornées d’éponges à récurer est sa touche « surréaliste » et sa signature d’artiste.
Avec “Le Studio Des Vanités” (2013), il réalise une série de portraits poursuivant la tradition Ouest Africaine du portrait posé en studio. Ceci est prétexte pour lui permettre de photographier les nouveaux visages de la scène culturelle urbaine Africaine. Une nouvelle façon pour ce jeune artiste de représenter ses propres préoccupations et idéaux esthétiques.
Dans les clichés exposés au grand Palais à Paris, les personnages du photographes se voient tous affublés d’un accessoire de football, ballon rond, chaussures à crampons, carton rouge… « Histoire de s’amuser, d’apporter un peu de légèreté au sujet, mais aussi de rappeler que les questions de brassage culturel, d’immigration, d’intégration sont toujours d’actualité ».
C’est aussi un clin d’œil à ces « dieux du stade » africains qui font vibrer aujourd’hui les masses et un rappel à celles et ceux qui l’oublient un peu vite : « nous savons être autre-chose que de simples « muscles » ».
Avec son exposition au grand Palais, il rentre par la grande porte dans la cours des grands.
Qu’il soit enfin l’un des exemples de l’Afrique qui bouge ! Et aux jeunes talents africains d’en prendre de la graine.
Notes
1. L’histoire fantastique d’Angelo Soliman.
2. Anton Wilhelm Amo, philosophe africain du 18e siècle en Allemagne.
3. Abdallah Laroui dans son histoire du Maghreb lui consacre quelques lignes et notes de bas de page.
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