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Vendredi 23 mai, deux adultes de 27 et 31 ans ont comparu devant un tribunal tunisien pour détention de stupéfiants. Ils encourraient un à cinq ans de prison ferme, et une amende de 1 000 à 3 000 dinars (450 à 1 350 euros). Suite à une grosse mobilisation en leur faveur et de fortes pressions, ils ont finalement obtenu un non-lieu pour « vice de procédure », évitant ainsi de rejoindre dans une prison surpeuplée la masse des condamnés tombés pour détention ou consommation de cannabis.

Si leur libération est une très bonne nouvelle, il serait dommage que l’attention publique qu’a soulevée cette affaire retombe aussi vite qu’elle s’était levée.

L’une des personnes libérées vendredi est une personnalité publique en Tunisie : à travers le cas d’Azyz Amami, des milliers d’autres cas sont susceptibles d’accéder à l’agenda public. De nombreux tunisiens dénoncent depuis plusieurs années le contenu de la « loi 52 » et l’interprétation rigoriste qui en est faite par les policiers et les juges, au point qu’un peu plus d’1/3 des détenus le sont en rapport avec la drogue, une très grande majorité d’entre eux pour consommation et/ou détention de cannabis. La distinction est importante, car on peut être arrêté en Tunisie sur simple présomption, parfois avec violence – comme c’est très certainement le cas ici – et être confondu ultérieurement par une analyse d’urine. Un certain nombre de personnalités du monde artistique et médiatique et quelques représentants de partis politiques se sont mobilisés en faveur d’une révision de la loi, jugée trop rigoriste et appliquée par les policiers de façon littérale. Le Premier ministre Mehdi Jomaa lui-même s’est prononcé en ce sens, contribuant à un processus de politisation dont on se demande bien jusqu’où il peut aller. La constitution adoptée le 26 janvier dernier interdit normalement à l’Assemblée nationale constituante de prendre l’initiative d’un projet de loi sur ce type d’enjeu. C’est donc au gouvernement d’agir, mais la légitimité de celui-ci repose sur la « compétence » de ses membres qui s’interdisent normalement de « faire de la politique » : il n’est pas certain que le projet d’assouplir cette loi fasse « consensus », d’autant plus que beaucoup considèrent autrement les priorités du pays.

En outre, l’arrestation musclée d’Azyz et Sabri, qui n’est pas la première, jette la lumière sur la difficulté de la police à rompre avec les méthodes du passé. La violence policière reste courante, la torture n’a pas été éradiquée. La procédure pénale, qui permet aux policiers d’interroger un suspect jusqu’à six jours sans l’assistance d’un avocat, l’absence de circonstances atténuantes qui oblige les juges à condamner, sont logiquement de plus en plus contestées. Il est sans doute abusif, comme le font de nombreux militants, de dénoncer « l’Etat policier » (qui serait aussi un Etat justicier) et de lire cette arrestation comme l’indice d’une simple continuité des pratiques répressives de l’ancien régime, qui seraient encouragées par le gouvernement. Ce que l’on pense savoir du ministère de l’Intérieur et de l’institution policière, institutions malheureusement trop peu étudiées, suggère plutôt un éclatement des lieux de pouvoir en Tunisie. Mais l’extrême lenteur de la réforme de la police et de la justice apparaît crûment… ainsi que la faiblesse des dirigeants de l’Etat qui ne semblent pas maîtriser une partie de leur administration. Une enquête réalisée récemment à Gafsa sous ma direction par les étudiants de l’Institut Tunis-Dauphine auprès de la population de la ville (en grande partie des milieux populaires) montre qu’une nette majorité des personnes interrogées ne font pas confiance à la police, même si une partie affirme qu’elle est plus digne de respect que sous le régime précédent.

Enfin, l’arrestation d’Azyz était loin d’être anodine, puisqu’il s’agit d’une personnalité iconique, bien connue des acteurs politiques et en tous points « dérangeante ». « L’indifférence est le poids mort de l’histoire », écrivait Antonio Gramsci avant de connaître la prison (1). Azyz Amami est bien vivant et il incarne, avec un tempérament qui force le respect, le meilleur contrepoids à l’indifférence. Sous Ben Ali, il s’est courageusement engagé auprès du mouvement contestataire dans le bassin minier de Gafsa (2008), avant de devenir l’une des cyber-voix de la révolte de 2010-2011. Blogueur, il est surtout un activiste qui s’engage avec son corps et qui défie les matraques policières. Et c’est aussi et indissociablement un penseur, qui manie avec beaucoup de finesse l’intelligence et l’ironie. Son dialogue par tribunes interposées avec Edgar Morin force le respect. Après le départ de Ben Ali, il a continué à s’indigner, notamment contre les arrestations arbitraires, les violences policières et contre une loi qui a longtemps servi comme variable d’ajustement pour non seulement contrôler voire réguler les populations les plus marginales, mais aussi pour mater les oppositions radicales. Certains affirment que son arrestation n’était pas sans lien avec son engagement politique. Avant son arrestation, Azyz menait une campagne dénonçant la mise en cause judiciaire de jeunes accusés d’avoir incendié des postes de police pendant la révolution. Il n’est pas impossible en effet que son arrestation ait représenté une aubaine aux yeux des policiers qui l’ont interpellé, dans la mesure où il avait mis en cause les policiers de la Goulette, là même où il a été arrêté. Il serait toutefois imprudent, à l’heure où le Premier ministre Mehdi Jomaa prend certes timidement mais publiquement position en sa faveur, de l’analyser comme une contre-révolution à l’œuvre. Mais le trouble de ses soutiens et de nombreux observateurs de la politique tunisienne qui en ont fait un prisonnier d’opinion doit être pris au sérieux. Il est « tombé » comme beaucoup d’autres le sont chaque mois sans être tous, loin s’en faut, des activistes politiques. Mais les conditions de son arrestation font placer le doute d’un possible règlement de comptes.

Force est de constater que la réussite de la « transition démocratique » que le gouvernement appelle de ses vœux ne repose pas seulement sur le rétablissement de la croissance, l’organisation d’élections libres et la mise en œuvre d’une constitution. Elle passe aussi par l’abandon des violences policières et la révision de procédures judiciaires aussi injustes qu’absurdes dans le contexte d’une démocratie qu’on veut apaisée. Elle repose sur la capacité des gouvernants à susciter la confiance de leurs administrés. La légitimité des procès dont sont l’objet de jeunes à qui l’on reproche d’avoir utilisé la violence pendant la révolte de 2010-2011 est posée. L٤arrestation d’Azyz Amami et de Sabri Ben Mlouka révèle donc les limites du processus en cours. Ironiquement, c’est en faisant taire une voix inlassablement critique, qui dénonce certaines dérives de la transition démocratique, qu’on lui a donné le meilleur écho. La police tunisienne est devenue en quelques jours le meilleur porte-voix de l’un de ses pourfendeurs les plus incisifs. Il est souhaitable que les acteurs politiques en tirent sans attendre toutes les leçons. Et que cette libération ne soit pas l’exception heureuse qui confirme la règle malheureuse.

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(1) Antonio Gramsci, Pourquoi je hais l’indifférence, Paris, Payot, Rivages poche, 2012.