« Personne n’a jamais accordé autant d’importance à ma voix autant que Ben Ali lui-même. À ma grande surprise, j’ai découvert que celui-là m’adorait, mais c’était uniquement après ma mort
« Personne n’a jamais accordé autant d’importance à ma voix autant que Ben Ali lui-même. À ma grande surprise, j’ai découvert que celui-là m’adorait, mais c’était uniquement après ma mort. Quand j’étais, si j’ose dire, vivant, certains me disaient que ma voix d’électeur ne servirait à rien que avec ou sans elle, les choses n’avanceraient jamais, que la démocratie et les élections transparentes relèvent de l’utopique. Pour les présidentielles auxquelles je n’ai jamais participé, on me disait, que ma voix ne comptait même pas, que je n’étais pas la bonne personne pour le faire et que seuls les privilégiés, avaient ce droit. Moi, je n’étais que pauvre, dépourvu de droits, de devoirs et même de pouvoir.
Je me demandais pourquoi cet homme s’intéresserait-il tellement à ma voix maintenant et après tant de retard. Suis-je devenu important ? Et dans quel sens ? Suis-je devenu citoyen post-mortem ? Ben Ali est-il devenu le champion du monde des droits de l’homme pour donner le droit de vote même aux morts ? À quoi joue-t-il ?
Après ma mort, j’ai ressenti la paix, j’ai quitté le monde immonde de la dictature tunisienne, j’étais un Tunisien étouffé, ma jeunesse m’a été volée, ma liberté m’a été confisquée, mes revendications de droits m’ont été renvoyés sèchement. J’ai perdu ma dignité et mon estime d’être humain. Après ma mort, j’ai senti ma renaissance après m’être débarrassé du fardeau de supporter la dictature dans le silence accablant. Hélas, cette béatitude post-mortem était éphémère. J’ai réalisé que les morts n’ont aucun répit en Tunisie de la dictature. Ils devraient tous « brûler » eux aussi pour fuir le régime de Ben Ali.
Au alentour du 24 Octobre 2004, j’ai eu l’impression de ressentir un malaise dont j’avais l’habitude de souffrir de mon vécu. Ma curiosité ma poussé à aller plus loin. Étant invisible et ayant la possibilité de me déplacer facilement je me suis retrouvé dans une foule de curieux, c’étaient des Tunisiens aussi mort que je l’étais moi-même, des morts à qui on a volé la paix.
Je me suis faufilé pour voir ce qu’il y avait à voir. C’étaient des « vivants », mais qui paraissaient dépourvus de toute force, pâles, malheureux, ayant le regard vide, tu les voyais faire la file sans savoir pourquoi, pour qui ou pour quelle raison. Pour eux, c’était un protocole, une réponse « présent » forcée. Aucune conviction, tout simplement un vote à contrecœur. De l’autre côté, quelques personnes « heureuses » ou du moins participaient à une activité de « joie » forcée ou par intérêt personnel. Ce qu’on appelait « ambiance de fête » paraissait atteindre le ridicule et frôle la nullité.
Dans le bureau de vote, j’ai consulté la liste d’électeur. J’étais là. J’étais complètement désemparé et abasourdi, j’ai même remis ma mort en cause pour croire que ce n’était qu’un cauchemar, que c’était quelqu’un d’autre qui avait le même nom. J’ai imaginé toutes sortes de scénario, mais le nom de mon père y figurait ainsi que ma date de naissance, ce qui a infirmé tout soupçon d’hallucination.
À mes côtés il y avait un vieux monsieur, invisible lui aussi, qui me regardait dans cet état-là, il m’a tout de suite interpellé pour me dire : « c’est ta première ? ». Sans me donner le temps de lui répondre, il a enchaîné pour me narrer son histoire de mort depuis une vingtaine d’années, il m’a raconté comment il a voté trois fois tout en étant mort et comment et pourquoi cette mascarade électorale, se poursuivait depuis plusieurs années depuis le coup d’état de Ben Ali en 1987. En écoutant ce monsieur étaler l’histoire de la « légende » du vote post-mortem à la tunisienne, j’ai fini par comprendre que ce n’était pas une fiction mais plutôt la façon de faire du régime tunisien en place, pour tromper les citoyens.
Ce qui me faisait encore plus mal à ce moment-là, c’était de voir quelques personnes, faisant semblant d’être des électeurs qui revenaient à plusieurs reprises dans la même file d’attente. À chaque fois ils recevaient de la même personne une carte d’électeur, parmi lesquelles il y avait ma carte avec mon nom à moi, mon adresse à moi et ma date de naissance à moi. Ils les mettaient dans la boîte sans aucun scupule ni remord. On a voté pour moi, ça m’a tué pour la nième fois.
En me retournant vers le vieux monsieur qui me parlait et dont j’ai oublié la présence pour un moment de frustration, il m’a dit pour finir son discours : « Mon fils ! Dans l’ère de Ben Ali, le Tunisien est un éternel électeur. La fin de ce bourreau sera atroce ! »
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