Mourad_Sakli-cinema-tunisie

Le versant institutionnalisé du secteur cinématographique tunisien est, au moment où vous prenez les rênes du Ministère de la Culture, sous l’emprise de la corruption, du népotisme et de l’arbitraire. Exactement de la même manière et régi par les mêmes personnes qu’avant le 17 décembre 2010.

Par versant institutionnalisé, j’entends principalement tout ce qui relève des prérogatives de votre ministère (d’où ma lettre) c’est-à-dire : la réglementation, le soutien financier et la création de mécanismes de développement de cet art important à la fois culturellement mais aussi économiquement (en un mot : politiquement).

Or, force est de constater qu’aujourd’hui, les mêmes pratiques hermétiques et autoritaires sont à l’œuvre pour une simple et unique raison : une poignée de producteurs, de réalisateurs et de bureaucrates, désire monopoliser la petite manne financière générée par le cinéma. Cette manne consiste en l’argent du contribuable partagé en maigres subventions ainsi que les prestations de service pour les quelques tournages étrangers de seconde envergure qui se tournent encore chez nous (depuis plusieurs années, la destination privilégiée étant devenue le Maroc).

Avant la révolution, cette poignée de personne dont je citerai les noms, preuves à l’appui, encouragée par ses alliances avec le pouvoir de Ben Ali (certains par leur affiliation au RDC, d’autres par leurs relations intimes notamment avec Abdellwaheb Abdallah, d’autres par leurs postes bureaucratiques au sein du ministère dont vous avez la charge, etc.), clamait haut et fort lors même de réunions officielles leur volonté de « se partager le gâteau » selon leurs propres termes.

Quant à leur ambition suprême pour le cinéma, il se limite à rester les seuls et uniques bénéficiaires de cette manne financière (qu’elle reste en l’état ou qu’elle soit plus importante) dans l’autarcie la plus complète. Je ne m’étendrai pas sur le passé car ce qui importe le plus est le présent que nous avons en partage et le futur dont nous avons la responsabilité. Mais je voudrai malgré tout vous rappelez aux dernières années, depuis 2009 pour être plus précis, année qui a vu entamé un projet benalien à travers son dernier Ministre de la Culture Abdel Raouf Basti : le « Projet de réforme pour le développement du cinéma et de audiovisuel en Tunisie ». « Projet » autour duquel a eu lieu une bataille historique au sein de ce petit milieu qu’est le grand cinéma.

Magouilles politico-financières (1)

Ce projet est né de deux paramètres essentiels à ce moment-là. Une fragilisation de la dictature à l’intérieur et de son image à l’extérieur d’une part. D’autre part, l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes, de producteurs, de techniciens et de comédiens, diplômés d’institutions publiques et privées tunisiennes, nés avec le numérique, qui ont chamboulé le paysage cinématographique tant par leur nombre, que par leurs démarches, que par leurs propos.

L’alliance entre la mafia politique au pouvoir et la mafia cinématographique autour du Ministère de la Culture décide donc d’endiguer ce flux de nouveaux films audacieux et hors de contrôle et de redorer l’image du régime par l’instauration de toute pièce d’un système encore plus verrouillé qu’il ne l’était à même de fabriquer une seule et unique image du pays, celle désirée par les conseillers de Ben Ali et exécutée par « les producteurs de notoriété » comme ils s’autoproclament.

Le Ministre de l’époque charge donc Férid Bouguedir, secondé par Néjib Ayed et avec la coordination de Fathi Kharrat, de rédiger un rapport. Ces derniers essaient de se réunir en catimini en une commission supposée représenter tous les corps de métiers mais qui fut composée à moitié par ces mêmes « producteurs de notoriété » et dont le plus jeune membre avait la quarantaine d’année.

Mais une vague de nouveaux venus dans le métier composé de façon équilibrée de réalisateurs, producteurs, techniciens, comédiens, amateurs, militants, critiques, etc. s’abat sur cette commission. Elle demande à être entendue, traitée sur un pied d’égalité et avec le respect qu’on lui doit. La commission officielle refuse le dialogue donnant naissance au Collectif Indépendant d’Action pour le Cinéma. Ce collectif se réunit dans les bureaux d’Exit Productions. Composé de 13 membres, il ouvre ses réunions à tous ceux qui le désirent dans une transparence sans équivoque, accueille en tout et pour tout une cinquantaine d’intervenants au cours de ses réunions et demande l’avis et les propositions de plus de 100 professionnels par courrier électronique dans une démarche participative sans précédent.

En mai 2009, après deux mois de travail, il dépose auprès du Ministère de la Culture ainsi que la commission officielle un rapport de 100 pages (2). Quant à la commission officielle, elle mettra un an et demi à rédiger un rapport de 40 pages dont une demi-douzaine est à la gloire de Ben Ali et de sa « Tunisie bonne à vivre » comme il est écrit dans le préambule du rapport. Nous sommes en octobre 2010. Totalement dépassés par la fougue et le talent d’une nouvelle génération de cinéastes, ces producteurs étaient aussi à l’image du régime auquel ils appartenaient : absolument coupés des réalités du pays.

Mis à part la promesse de ces « producteurs de notoriété » et de cette commission en entier faite à la dictature de lui fabriquer des images qui redorent son blason, tout le contenu et toutes les propositions visaient à engraisser les auteurs de ce rapport. Par exemple : toutes les subventions vont au producteur même les aides à l’écriture de scénario (et non pas à l’auteur) et l’aide proposée à la distribution du film (et non pas au distributeur ou à l’exploitant). De plus, un « Prix du mérite » allant au producteur est proposée (comprenez, un prix pour le féliciter d’avoir déjà monopolisé toutes les subventions proposées par l’état).

C’est donc un marché entre le régime et certains professionnels,  conclu en bonne et du forme et dont voici succinctement le contenu : de l’argent qui ne se donnera plus sous la table mais au vu et au su de tout le monde dans une mécanique légaliste kafkaïenne contre une propagande maquillée en « cinéma national ». Le tout à travers le Département Cinéma du Ministère. Mais grâce au combat du Collectif et à son travail puis surtout grâce à l’insurrection qui a éclaté deux mois après dans la « Tunisie bonne à vivre » de nos chers « producteurs de notoriété », que ce projet n’a jamais vu le jour en l’état. Mais ses auteurs reviennent aujourd’hui à la charge, après une tentative avortée en 2011, appuyés par ce même Fathi Kharrat, à l’époque cheville ouvrière de ce « projet » de la honte, aujourd’hui directeur du Département Cinéma et Arts Visuels au sein du ministère.

Retour dans le giron de l’U.T.I.C.A.

Une grande partie de ces caciques du régime cinématographique alliés du régime policier de Ben Ali étaient regroupés au sein du Syndicat des producteurs, lui-même affilié à l’U.T.I.C.A. Mis à part Néjib Ayed, déjà cité plus haut et tête pensante avec Férid Boughedir du « projet », le bureau de ce syndicat était aussi composé entre autres de Lotfi Layouni et d’Abdellatif Ben Ammar.

Le premier a été directeur de publication d’une revue qui contenait systématiquement deux appels (l’un en français et l’autre en arabe), chacun sur une page, pour que Ben Ali se représente aux élections présidentielles de 2014. Le second, à travers sa société de production et en raison de son amitié intime avec Abdelwahab Abdallah, monopolisait de façon illégale le marché des films institutionnels et de sensibilisation commandés par l’état. Il était par ailleurs le producteur et réalisateur des vidéos du 7 novembre qui vantaient chaque année la gloire de Ben Ali.

En février 2011, ce bureau syndical présente un rapport dans une conférence de presse au cours de laquelle s’expriment Néjib Ayed, Lotfi Layouni mais aussi Hassan Daldoul. Ils présentent leur projet en omettant de préciser qu’il a été à l’origine commandité par le régime de Ben Ali. De plus, ils le présentent comme un projet du syndicat alors qu’il était le fruit d’une commission supposée représenter tous les corps du métier. Enfin, comble d’hypocrisie et de bassesse, ils ont changé toutes les références à Ben Ali et les pages qui vantaient son régime en références à la révolution et en hommages à ses valeurs. Rien d’autre n’a changé au sein de ce rapport.

Comme si ce n’était pas assez, ce bureau était illégal à ce moment là et était en contradiction avec le propre règlement interne du Syndicat. D’où la mobilisation d’un certain nombre de producteurs qui ont demandé la tenue d’élection pour régulariser cette situation de népotisme et de chaos patents au sein de cette corporation composée en grande majorité de collaborateurs corrompus de la dictature. Ce qui fut fait et un nouveau bureau officie depuis avril 2012.

Le 30 décembre 2013, on apprend sur les colonnes de La Presse la création d’une deuxième chambre syndicale de producteurs au sein de l’U.T.I.C.A., à travers deux papiers : une lettre de Dorra Bouchoucha, vice-présidente du Syndicat des Producteurs et Lotfi Layouni, vice-président d’un nouveau « Syndicat de Producteurs de Longs-métrages ». Ainsi, les caciques du régime Ben Ali prennent leur revanche en créant un deuxième syndicat après avoir été légalement délogé de celui qu’ils croyaient être le leur à perpétuité au mépris de leur propre règlement et de celui de la centrale patronale.

Au-delà du grotesque d’avoir créé un Syndicat de Producteurs de Long-métrages alors qu’ils ne produisent qu’un long-métrage tous les 10 ans et dans un pays qui ne produit qu’au grand maximum trois longs-métrages par an (la vraie raison étant bien évidemment leur désir de créer une ségrégation entre les sociétés de productions et les producteurs au niveau de l’obtention des subventions en se plaçant eux-mêmes au haut de la pyramide), ce nouveau bureau se compose pratiquement des mêmes membres et des mêmes « producteurs de notoriété » : Néjib Ayed, Lotfi Layouni, Hassan Daldoul, Khaled Agrebi…

Dorra Bouchoucha explique en termes clairs qui rejoignent tout le propos de cette lettre le sabotage effectué par les anciens qui n’ont pas accepté leur défaite lors d’élection libre et qui ont agit dans les sérails et manœuvré dans l’ombre, comme à leur habitude, pour casser ce Syndicat parce qu’il était composé de plusieurs jeunes producteurs et d’en créer un autre : « Le refus du dialogue de la vieille garde a mené, au fil des mois, à un retour regrettable à des méthodes autoritaires. Il est difficile de travailler pour l’intérêt général quand seules quelques personnes sont informées. En effet, une partie des membres s’est sentie exclue car, pendant plus de cinq mois, aucun courrier émanant du Bureau ne leur parvenait et la plupart de leurs courriers restaient sans réponse, sans compter l’exclusion délibérée d’un membre, un an après son élection, sous prétexte qu’il n’était pas éligible. » 

Il n’est pas question ici de nier le droit à des corrompus et des collaborateurs avec le régime de Ben Ali de se réunir en un syndicat affilié à l’U.T.I.C.A. Chacun est responsable de ses actes et l’U.T.I.C.A. est responsable d’accepter ou pas ces personnes en son sein. Mais il est de votre devoir de ne pas dialoguer avec ce syndicat et de le mettre au ban du milieu cinématographique parce que ces personnes se sont elles-mêmes mises depuis des années au ban du pays en collaborant, en s’alliant avec et pour certains en intégrant la dictature dans l’unique perspective de profiter de l’argent public de façon mafieuse et irrégulière et en totale impunité aux dépends des producteurs, des cinéastes et des projets les plus méritants et des personnes qui elles combattaient le régime.

Là où le bas blesse d’un point de vue de cinéma puisque c’est l’objet principal de cette lettre, c’est qu’ayant le pouvoir et les mains libres, ces producteurs se sont engraissés tout en détruisant le secteur cinématographique. Ils l’ont détruit par leur rapacité, par leur lâcheté vis-à-vis de la dictature mais aussi par leur incompétence patente. Ils sont la principale cause de déconfiture du cinéma en tant qu’art et en tant qu’industrie. Il est temps pour ce « pouvoir de nuisance » de cesser. Il est de votre devoir de le faire cesser et de ne pas en être un collaborateur.

Politique de l’exclusion

Fidèles à eux-mêmes, ceux qui détenaient le pouvoir absolu et qui essaient aujourd’hui de le reprendre comme si rien ne s’était passé, remettent au goût du jour et réactivent des mécanismes qui leurs permettent de mettre au pas ou bien de mettre au ban le reste des travailleuses et des travailleurs du cinéma. Comme à leur habitude ils n’acceptent aucune concurrence loyale, aucun débat d’idées, aucune émergence d’un point de vue singulier et novateur, aucune régénérescence du secteur. Il en a été ainsi déjà en 2009 et 2010. La contestation ayant été importante contre leur « projet », ils faisaient passer lentement mais surement des lois et des décrets dans une certaine confidentialité en complicité avec les conseillers du R.C.D. et le Ministère de la Culture.

Ainsi par exemple en est de la résurgence soudaine de la Carte Professionnelle avant la révolution. La Carte Professionnelle a été instaurée par un arrêté du 29 avril 1964, complété par un autre arrêté le 5 avril 1983. Délivrée bon an mal an, la Carte Professionnelle a disparu depuis le début des années 2000 : elle ne fut plus délivrée à quiconque par la seule responsabilité, ou plutôt irresponsabilité, des autorités et de leur organe de tutelle, j’ai nommé le tristement célèbre Département du Cinéma et des Arts Visuels dépendant du Ministère de la Culture.

Pendant presque 10 ans, les 10 années durant lesquelles le paysage cinématographique tunisien a connu ses changements les plus importants et un boom exponentiel de travailleurs, on n’en a plus entendu parler. Puis soudain, voilà que la Carte Professionnelle ressurgi comme par enchantement en 2010 : on demande dans le chaos et la précipitation les plus complets aux professionnels de déposer leurs demandes et une commission est chargée de délivrer de nouveau le fameux sésame.

Et voilà encore une fois qu’elle refait surface aujourd’hui et qu’elle donne encore une fois lieu à des dépassements, sans compter que sa remise en route est par essence une absurdité. La loi n’a pas été amendée avant d’être remise au devant de la scène. Faut-il rappeler que l’application d’une loi qui date de 1964, amendée en 1983, est une absurdité absolue tant les changements les plus profond et les plus radicaux se sont produits dans le milieu du cinéma depuis 30 ans ?

Cette absurdité ne peut donc donner lieu qu’à un arbitraire complet. Concrètement, la loi est inapplicable en l’espèce, la commission ne peut donc pas étudier les dossiers selon des critères objectifs, précis, justes et égaux pour tous, mais de juger subjectivement au cas par cas et selon son seul bon vouloir. D’où, un nombre incalculable de contradictions, d’injustices et de dépassements dans ses décisions (3).

Pourquoi donc avoir relancé la Carte Professionnel à ce moment précis sans aucun amendement pour la rendre un tant soit peu en adéquation avec les réalités du cinéma et du pays ? Pourquoi le faire quand on connait toutes les transgressions et toutes les protestations qu’a connues la commission de 2010 ? Est-ce un hasard que cette commission se tienne quelques semaines après le retour sur la scène de l’U.T.I.C.A. des producteurs corrompus et rcdistes ? Pourquoi le directeur du cinéma au sein du ministère a exclu un membre du Syndicat des Techniciens de la commission ?(4)

Pourquoi si ce n’est dans la perspective d’un retour progressif au même système népotique entre les mains des mêmes caciques ? En l’état actuel des choses, la Carte Professionnelle ne peut être qu’un moyen d’épuration, de pression et d’oppression et il en sera ainsi si la loi n’est pas au préalable profondément amendée, pour ne pas dire, si elle n’est pas totalement refondée avant sa remise en application.

Marchandisation du cinéma

L’une des dernières recommandations de notre dictateur déchu en matière de cinéma fut l’annonce de la création de facilitées fiscales et législatives pour le lancement de multiplexes. Avant lui, plusieurs figures du milieu du cinéma avaient défendu cette idée et l’on sait que certaines figures des affaires étaient intéressées financièrement par ce genre de projets (inutile de dire qu’aux avant-postes parmi les défenseurs de cette idée figurent nos « producteurs de notoriété »).

De son côté, votre tristement célèbre prédécesseur avant de quitter son poste avait déclaré lors d’un entretien à la radio Mosaïque Fm le 27 novembre de l’année dernière : « qu’il y aurait trois projets d’entrepreneurs tunisiens en partenariat avec des groupes Français à un stade d’étude avancés. Les projets seraient implantés aux berges du Lac, dans un terrain à coté du centre commercial Tunis City Géant et un troisième à Ennasr.(5)» Les « grands » esprits se rencontrent : Ben Ali, « producteurs de notoriété », Mehdi Mabrouk.

La démarche et le dispositif des multiplexes sont calqués sur celles des grandes surfaces. Un film dans un multiplexe n’est plus appelé « film » mais il est appelé « produit d’appel » parce qu’il sert à faire dépenser aux spectateurs leur argent en Coca-Cola et Pop-corn, appelés « marges arrières », qui constituent la majorité des bénéfices d’un multiplexe. Pour cette raison et dans la logique de ce modèle économique des multiplexes, les films diffusés sont destinés à rendre le cerveau des spectateurs disponibles à l’achat de Coca-Cola et de Pop-corn.

Aussi, les multiplexes ont engendré une monopolisation de la diffusion des films entre les mains de quelques grands groupes multinationaux. Ce qui a eu pour effet une uniformisation et un nivellement par le bas des productions qui sont obligées de s’aligner sur les désirs financiers de quelques Fonds d’Investissements pour avoir une chance de se faire et d’être projetés. A cause de cette monopolisation sans cesse croissante, les multiplexes uniformisent les films au stade même de leur développement, fragilisent les structures indépendantes ou les petites et les moyennes structures (aussi bien de distribution et d’exploitation que de production) et ne défendent rien d’autre que leurs recettes en caisse.

L’on sait qu’au Maroc par exemple, la stratégie consistant à lancer des multiplexes a été catastrophique tant sur la plan social (fermeture massive des salles de cinéma) que sur le plan économique (ces multiplexes n’ayant pas engrangé de grands bénéfices) que sur le plan strictement cinématographique (la cinématographie marocaine n’en étant pas plus intéressante, variée ou inspirée). Elle a été si catastrophique que ses défenseurs farouches il y a encore 5 ans se sont rétractés.

L’autre élément important que l’on sait à propos des multiplexes est le suivant : un multiplexe avec 20 écrans fait travailler moins d’employés que 20 salles de cinéma avec un écran chacune. Non seulement il fait travailler moins de personnes mais il les fait travailler dans des conditions plus précaires. C’est la méthode Mac Do’. Le travail à la chaîne contemporain. Une des grandes trouvailles des multiplexes étant le système de « roulement ». Les écrans ne diffusent pas les films en « séances » ponctuelles, elles diffusent les films l’un après l’autre avec quelques minutes de décalage.

Ce système permet d’ « économiser » le personnel. Pour 20 écrans qui travaillent en roulement, il devient inutile d’avoir 20 guichetiers, 20 ouvreuses, 20 projectionnistes, etc. Quelques uns qui se déplacent de salle en salle suffisent. En termes d’employabilité, un multiplexe absorbe donc beaucoup moins de mains d’œuvre et de personnel.

Par ailleurs, inutile de s’étendre sur le fait qu’à l’heure où les tunisiens se sont soulevés contre les inégalités et que les régions de l’intérieur du pays se sont insurgées contre les inégalités du développement, rend totalement caduque ce genre de projets destinés à s’implanter en périphéries des grandes villes déjà privilégiées (comme précisé par Mehdi Mabrouk lui-même).

La création de multiplexes n’engendrera donc que le monopole de la diffusion, l’uniformisation des films et la marchandisation du cinéma. Est-ce ce que vous désirez ? Est-ce la meilleure alternative de sortie de crise pour la distribution en Tunisie ? Quand de plus nous vivons dans un environnement qui compte 70.000 « boutiques de gravures », cette idée devient un non-sens même d’un point de vue strictement financier. C’est un projet voué à tuer le peu qu’il reste du cinéma en Tunisie et à faillir économiquement.

La seule logique au lancement de multiplexe est celle des « producteurs de notoriété » et des bureaucrates qui veulent s’engraisser toujours plus et par tous les moyens. Ainsi, le système qu’ils veulent se créer sur mesure se présente comme un monopole de la production et un monopole de la diffusion. Ils auront toutes les subventions, ils auront des parts dans ces multiplexes. Et tout va bien pour eux dans une « Tunisie bonne à vivre » comme au temps de Ben Ali, avec les mêmes pratiques auxquelles ils sont habitués et les mêmes projets qui n’alimentent que leur soif pécuniaire et qui n’engendre que la marginalisation et la fragilisation des autres créateurs et des travailleurs écrasant ainsi dans l’œuf toute possibilité de renouveau du cinéma en Tunisie.

Institutions et bureaucrates contre le cinéma

Depuis Tahar Cheriaa, le cinéma n’a plus eu les institutions étatiques qu’il mérite ni les personnes à l’intérieur de ces institutions qui le défendent comme il le mérite. Aujourd’hui, à la tête du département cinéma et arts visuels se trouve Fathi Kharrat. Utilisant cet organe de l’état comme si c’était sa propriété privée et celle de ses amis les « producteurs de notoriété », cette personne abuse de ses prérogatives de façon éhontée et dans l’impunité la plus totale.

En plus de sa participation active à la corruption et au chaos qui règnent sur ce département, ainsi qu’au « projet » de la honte susmentionné, sa gestion des affaires du département est autoritaire et arbitraire : organisation de commission en dehors de tout cadre légal et décisions prises en contradiction avec les lois en vigueur, récente exclusion inexpliquée d’un syndicaliste lors de cette même commission, refus illégal de délivrance d’Autorisation de tournage et autres intimidations et moyens de pression dont il use et abuse vis-à-vis de ceux parmi les professionnels du cinéma qui ne lui plaisent pas ou qui ne plaisent pas aux « producteurs de notoriété », j’en passe et des pires (6).

Comble de cet organe supposé organiser, défendre et trouver des solutions à la crise du cinéma et les mettre en œuvre, Fathi Kharrat fait preuve d’une incompétence sans nom. Non seulement il fait preuve de laxisme vis-à-vis des nuisances qui acculent le cinéma dont il n’est pas responsable. Non seulement aucune idée, aucune décision, aucune alternative n’est proposée de sa part. Au contraire, ses actes et ses déclarations plongent le cinéma encore plus profondément dans le trou.

Mais le directeur n’est qu’à l’image de son département : lourdeurs administratives, mesures régressives, assassinat des archives, incompétence généralisée, favoritisme érigé en système, etc. Sa responsabilité au moment de sa prise de fonction était d’améliorer la situation mais il n’y avait aucun intérêt à le faire de son point de vue, bien au contraire, il a profité du système et on a fait profiter les « producteurs de notoriété » aux dépens de toute autre considération de quelque type que se soit. D’où le désir de la majeure partie des cinéastes depuis des décennies de créer un Centre du Cinéma car la main mise de l’état à travers le Ministère de la Culture est une aberration qu’il faut absolument rompre.

Un autre de vos prédécesseurs post-révolution, Ezzedine Bechaouch, a signé avec son homologue français de l’époque un accord de partenariat pour la création de ce Centre National du Cinéma. Nouvelle bien accueillie par le métier et qui a vu se réunir autour d’un même comité en septembre 2011 plusieurs personnalités, syndicats et associations. Parmi eux, comme toujours, certains caciques et « producteurs de notoriété » comme Fathi Kharrat, Férid Boughedir et Lotfi Layouni. Ce comité avait la charge dans un esprit participatif de mettre en place ce centre.

Après des mois de dialogue et de travail, une loi est votée stipulant la création d’un Centre National du Cinéma et de l’Image Animée. Cependant, des réunions avec des représentants du C.N.C. français se font à huis-clos avec une poignée de personnes sans même que ce comité chargé de mettre en place le centre n’en soit informé. Puis, rompant le contrat moral qui le liait à ce comité et aux associations et professionnels, Mehdi Mabrouk nomme unilatéralement Adnène Khedher directeur du centre.

Goutte d’eau qui a fait déborder le vase des mêmes manipulations et pratiques de la part des mêmes personnes qui agissent comme si les organes de l’état et l’argent du contribuable leur reviennent de plein droit. En outre, Khedher est contesté par l’écrasante majorité des professionnels, des associations et des syndicats à l’exception des « producteurs de notoriété » et de leurs alliés à l’intérieur comme à l’extérieur du ministère. Les associations quittent donc les discussions, Adnène Khedher est maintenu et le Centre National du Cinéma et de l’Image animée est pratiquement au point mort depuis des mois. Toujours à cause des mêmes pratiques et des mêmes personnes.

Voici où on est le cinéma aujourd’hui : les premiers responsables de sa crise s’accrochent toujours aux lambeaux qu’ils ont créés et en usant d’illégalités, de relations et méthodes douteuses et d’un autoritarisme mégalomane, en portant toute leur attention et leur énergie à empêcher tout souffle nouveau, toute idée qui n’est pas la leur de s’exprimer, toute alternative à leur système corrompu et sans la moindre lueur d’espoir de voir le jour ; au lieu de les utiliser pour produire des films, ce qu’ils ne font bien évidemment pas, incapable qu’ils sont de tourner ne serait ce que quelques minutes sans l’argent de la subvention du ministère.

En un mot, ils pratiquent encore l’oppression qu’ils pratiquaient avec le régime de Ben Ali sur la nouvelle génération éprise de cinéma et désireuse de le faire avancer. Alors à vous de décider qui voulez-vous encourager et avec qui vous voulez collaborer. A vous de choisir entre ceux qui ont assassiné et continuent d’assassiner le cinéma en Tunisie et ceux qui le font revivre malgré vents et marrées depuis quelques années et qui continueront de le faire revivre tant bien que mal, malgré tout et tous.

Notes
1- Pour plus de précisions, je vous renvoi à l’article qui porte le même titre et que j’ai publié sur le site nawaat.org (4 mars 2010).

2- L’intégralité du rapport a par ailleurs été mise en ligne et est encore consultable sur Internet. Courant 2011, Le Collectif s’est réorganisé et est devenu l’Association Tunisienne d’Action pour le Cinéma.

3- Comme le note le communiqué du Syndicat des Techniciens et des Travailleurs du Cinéma et de l’Audiovisuel daté du 22 janvier 2014.

4- Toujours selon le même communiqué du Syndicat des Techniciens et des Travailleurs du Cinéma et de l’Audiovisuel daté du 22 janvier 2014.

5- Compte-rendu de Tuniscope (27 novembre 2013).

6- « Lettre ouverte à Mr Fathi Kharrat et ses complices : la police de la pensée » par le cinéaste et producteur Ala Eddine Slim. Lettre envoyé à l’intéressé et publié sur Nawaat le 14 octobre 2014.