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Le Cinéma est la mémoire vivante de l’humanité. Les images et les sons restent imprégnés par ce que les hommes ont traversé et accompli durant leurs parcours.

Surplombant la vieille Médina de Tunis, le bâtiment du ministère de la culture abrite plusieurs départements administratifs. Comme les ruelles désastreuses de la vieille Médina, le ministère de la culture est une sorte de labyrinthe froid d’étages salis et de couloirs sans âmes. Au bout d’un de ces couloirs, vous êtes, Mr Kharrat, un occupant d’un bureau.

Vous avez été toute votre vie un bureaucrate au service d’un Cinéma ‘National’, dicté par des agendas politiques et des tractations malhonnêtes orchestrées par des producteurs ‘de notoriété’.

Souvenirs 2001 – 2007:

Je me rappelle de vos cours, car hélas, j’étais l’un des étudiants qui ont assisté à vos allers et retours dans la classe, à vos exemples de films égyptiens et à vos analyses sans profondeurs. Je me rappelle même qu’un jour, en plaisantant avec moi, vous m’avez donné un coup de poing ‘d’amis’. Mes souvenirs de vous s’arrêtent là, car j’ai fui vos cours et vous avez quitté l’institut.

Des années ont passé, j’ai croisé plusieurs personnes, dont très peu d’elles opèrent encore dans le secteur. Je me suis formé, en m’entourant de personnes qui avaient foi dans le Cinéma, et en créant ma propre société de production ; Exit.

Pendant que vous grimpiez l’échelle des promotions administratives, j’étais entrain, avec des collègues, de bâtir les bases solides de notre structure, loin des aides publiques et au cœur de la vie.

Durant les premières années, notre structure a accompagné plusieurs cinéastes, dans un environnement sec et froid, sous l’oppression puissante d’un régime totalitaire, qui ne voyait dans le Cinéma qu’un danger permettant aux gens d’analyser et de critiquer. Nos films rencontraient les spectateurs au-delà des frontières établies et nouaient des relations lointaines.

Pendant ce temps, vous vous êtes fait prisonnier des couloirs du bâtiment et accompagnateur des papiers à signer par vos supérieurs.

Croisements 2009 – 2011 :

Après des années, je vous croise de nouveau pendant les travaux de la fameuse commission de réforme du secteur cinématographique, ordonnée par le ministre Basti et guidée par Férid Boughdir. Cette commission qui s’est attaquée à tous les jeunes cinéastes, en ne voulant pas d’eux dans la réflexion et en les excluant de ses réunions, s’est entourée en grande partie par les producteurs. Toute cette guerre envers les cinéastes, qui avaient d’autres points de vue et une autre vision pour la relance de l’activité cinématographique dans le pays, vous l’avez mené avec la crème la plus corrompue de l’ancien bureau du syndicat des producteurs. Vous avez humilié des dizaines de cinéastes, que vous appelez ‘jeunes’, au détriment de ceux appelés ‘de notoriété’. Mais malgré vos efforts de les intimider, un groupe de cinéastes de tous bords s’est constitué appelé sous le nom de ‘Collectif Indépendant d’Action Pour Le Cinéma’ (CIAC). Les réunions de ce collectif se passaient dans le bureau de Exit qui s’est ouvert à tous ceux qui avaient foi dans le Cinéma, peu importe ‘professionnel’ ou ‘amateur’. Un bras de fer, non équilibré, s’est installé entre la commission officielle et le CIAC. Malgré le sérieux de notre travail, qui n’avait foi que dans le Cinéma et rien d’autre, la commission officielle a ignoré toutes nos propositions et du coup le ministère de la culture, via le directeur du département Cinéma, vous, a ignoré notre dossier.

En 2010, sous l’égide du ministère de la culture et la direction de l’ancien syndicat des producteurs, la commission officielle présente un projet maigre de 40 pages (après plus d’une année de travail, de réunions et de consulting !!) pour la réforme du secteur cinématographique, avec une longue éloge à Ben Ali et ‘une Tunisie bonne à vivre’ comme façade. Le projet de la commission officielle ne proposait rien pour le Cinéma, mais proposait un partage du gâteau entre tous ceux qui se taisaient et rendaient service au régime policier de Ben Ali. Personne ne se souciait des films mais tout le monde courait derrière chaque millime, peu importe où c’est ramassé.

Le projet a été interrompu par la venue des contestations populaires et l’évincement de Ben Ali du pouvoir. Pendant que la plupart des ‘jeunes’ cinéastes étaient dans la rue, vous et vos collaborateurs étiez dans vos cachettes. Pendant aussi ces événements, notre bureau a été saccagé et volé par les policiers de Ben Ali, car j’ai abrité une cinquantaine de personnes. Je suis fier que la nuit du 14 janvier 2011, a été un moment de partage avec des dizaines de tunisiens qui luttaient contre le régime policier et que je l’ai passé, après avoir été tabassé et insulté, dans le fameux ministère de l’intérieur.

Des semaines après le 14 janvier 2011, lancés par l’euphorie du changement, tous les cinéastes se réunissaient de nouveau pour la reprise des travaux de la commission de réforme du secteur cinématographique et les producteurs reculaient d’un pas devant la marée des ‘jeunes’ cinéastes. Mais vite, l’ancienne machine, aidée par la corruption de plusieurs opérateurs du milieu et s’appuyant sur les relations nouées pendant plus de 30 ans, revienne à la charge et exige ‘son droit dans la révolution’. Ainsi, le syndicat des producteurs, comparable à un syndicat de mafieux sans scrupules, se félicite d’être l’instigateur du fameux rapport de 2010, dont Ben Ali est le personnage principal. D’autres petites guerres se déclenchent un peu partout ; au sein du ministère de la culture, au sein de l’UTICA, au sein des syndicats, au sein des associations, etc.

Les magouilles n’ont jamais cessé, puisque il y a quelques semaines, tous les cinéastes recevaient la mauvaise nouvelle de la nomination du nouveau bureau du futur CNCI, avec une représentativité de cinéastes très minimale au profit d’un étouffement garni par de cadres ‘bureautiques’, pour noyer toute démarche ou proposition de la part des gens du métier. Comme en 2009, les jeux de cartes et les décisions se sont faits à l’ombre, sous les tables et loin des structures officielles.

Au milieu de l’année 2011, le CIAC est devenu l’Association Tunisienne d’Action pour Le Cinéma (ATAC). Entre-temps, j’ai continué à fabriquer mes projets et Exit à accompagner d’autres cinéastes. Entre-temps, vous avez essayé par tous les moyens de nous ralentir dans les démarches administratives et au janvier 2012, vous avez bloqué le virement d’une subvention lié à un de nos films et ceci pendant plus d’un mois et demi.

Malgré ça, malgré les ordres de nous faire ralentir, de nous faire attendre, nous avons réussi à relancer Exit et à faire des films. Toutes nos productions ont été accompagnées par des partenaires de l’étranger, en dehors du département qui appliquait ‘la politique de la faim’ pour faire taire ceux qui n’étaient pas d’accord avec la politique générale du pays ou qui osaient la critiquer.

Confrontations 2011 – 2013 :

Car nous avons émis nos avis, exprimé nos points de vue, résisté à la machine revenante du syndicat des producteurs, ne pas avoir d’appuis politiques et grâce à votre lâcheté et corruption, nos projets de longs métrages ont été refusés à la commission d’aide à la production (depuis plus de 2 sessions consécutives). Malgré que nous avons produit plus de 14 films, tous genres confondus, avec plus que la moitié sans aides publiques et dont beaucoup ont été projetés dans le monde entier, distribués dans les salles de Cinéma et diffusés dans les télés étrangères, vous et vos complices, vous avez estimé qu’il fallait enterrer ces voix qui dérangeaient, qui n’avaient pas de camp que celui du Cinéma.

Babylon_WEBSaviez-vous que le film ‘Babylon’ que vous venez de refuser dans la commission d’achat a eu l’un des plus grands prix du Cinéma Tunisien à travers l’histoire ? que ‘Babylon’ gagne des prix dans des sélections où des maitres sont présents tels que Tsai Mi-Liang, Philipe Grandrieux et Wang Bing ? que ‘Babylon’ est sorti dans les salles de Cinéma, accompagné du premier ciné- concert totalement tunisien (film et musicien), alors que des dizaines de longs métrages subventionnés n’ont jamais vu la lumière du jour ? que ‘Babylon’ a été projeté dans plus de cinquante festivals et mis en ligne ? que ‘Babylon’ est le seul film cinématographique tourné dans le camp des réfugiés? que ‘Babylon’ fut programmé au prestigieux MoMA de New York et à l’ouverture du nouveau Mussée d’Art Contemporain de Marseille, à coté des œuvres de Warhol, Basquiat, Abramovic et Faroucki ?

Je doute fort que vous ne savez pas tout ça, mais parce que vous êtes un pion aux mains de ceux qui ont peur des images et des risques, vous exécutez leurs ordres, espérant qu’on s’inclinera.

Continuant sur le même chemin, vous venez de nous interdire encore une fois l’accès à l’aide publique pour les longs métrages. Grace à la lâcheté des membres des commissions, à leurs soumissions aux producteurs ‘de notoriété’, aucun de ces membres n’est digne de respect, car aucun d’eux n’a relevé les infractions internes, car la plupart d’eux ont été des serviteurs de Ben Ali et car la plupart d’eux ne savent rien du Cinéma.

Je ne m’étalerai pas sur ma courte carrière ou celles de mes amis refusés, mais je rappellerai que vous faites encore partie de l’ancien régime, que votre supérieur le ministre de ‘la culture gouvernementale’, est un incapable, puisque sous son mandat les artistes sont menacés et emprisonnés.

L’un de vos complices est ce ministre sans scrupules, ce ministre qui avait promis, comme le reste de la classe politique, d’éradiquer les fautifs. Au contraire, vous êtres promu et plusieurs cinéastes contestataires se voient menacés et empêchés de leurs droits aux aides publiques. Sachez bien que l’argent des subventions est l’argent du contribuable, ce n’est guère une faveur de subventionner les cinéastes, c’est un devoir.

Comme ce pays, le département Cinéma est ‘traversé’ par l’extérieur et vous n’êtes pas digne de vos responsabilités car vous exécutez les agendas d’autres personnes ; les producteurs ‘de notoriété’.

Rien ne m’étonne, puisque vous avez déclaré à un média électronique, que le film ‘La vie d’Adèle’, Palme d’Or 2013 et réalisé par le tunisien Abdellatif Kechiche, ne sera jamais sorti en Tunisie et que les rumeurs qui courent à une possible distribution locale ne sont que ‘des bobards’. Rien ne m’étonne, car venant d’un directeur du département Cinéma ayant contribué à la destruction du secteur depuis plusieurs années, vos propos sont honteux et me rappellent d’autres directeurs sous des régimes lointains, tels que l’Iran et la Corée du Nord.

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Léa Seydoux et Abdellatif Kechiche avec Adèle Exarchopoulos, palme d’or pour «La vie d’Adèle». Crédit photo: AFP

Guerre 2014 et les années à venir :

Notre guerre avec vous et vos complices continuera, comme celle du peuple contre ses gouverneurs. Vous n’êtes qu’un vendu parmi d’autres.

Vous avez peur de ceux qui ont contribué de près ou de loin et participé aux contestations populaires, et à la lutte contre le régime de Ben Ali. Vous avez peur de l’avènement des cinéastes qui n’ont cessé de montrer leurs talents à travers leurs courts métrages. Vous avez peur pour votre gagne-pain, avec des commissions sous la table. Vos complices veulent s’accaparer le marché, déjà inexistant, de la production cinématographique et éradiquer tout esprit innovateur et libre. Vous échouerez car vous êtes des profiteurs sans morale.

Car je vis dans la planète du Cinéma, je continuerai à faire des films, mes amis continueront à faire des films, les esprits libres continueront à faire des films, malgré vos obstacles et les combines de vos supérieurs, alors que vous finirez votre carrière dans un bureau sombre et sans lumières.