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Le Dr. Moncef Guen, ancien secrétaire général du Conseil économique et social puis fonctionnaire du FMI, vient de publier un article dans le magazine Leaders intitulé “Croissance vide de sens” dans lequel il présente une critique de la croissance générée pendant le deuxième trimestre de l’année 2013…

Comme le rapporte le Dr. Moncef Guen au début de son article, l’Institut national de la statistique (INS) vient de publier les résultats préliminaires des comptes trimestriels, dans lesquels il évoque une croissance du Produit intérieur brut (PIB) à prix constants de 3,2 % durant le deuxième trimestre de l’année 2013 par rapport au même trimestre de l’année 2012. (PDF en arabe, XLS (feuille Glissement) en français)

En considérant le PIB comme étant le résultat d’une synergie entre l’effort généré par l’être humain et l’apport en capital matériel, la croissance résulterait donc d’une multiplication de l’effort humain (travail et capital humain) et de l’investissement (public et privé).

Selon le Dr. Moncef Guen, cette croissance n’est pas due à des facteurs encourageants, vu qu’elle est le fruit selon lui de l’augmentation de la valeur ajoutée des services non-marchands. Il omet volontairement de parler de la croissance créée par une grand nombre de secteurs qui reflètent une intense activité économique génératrice de valeur ajoutée :

– Les services marchands, qui ont enregistré un glissement annuel de 4,3 % pendant le deuxième trimestre de l’année 2013, contre 3,8 % pendant le premier trimestre de la même année. La valeur ajoutée de toutes les activités marchandes (entretien et réparation, hôtellerie et restauration, transports, poste et télécoms, services financiers, etc.) a bel et bien augmenté durant le deuxième trimestre.

– L’industrie manufacturière, qui a vu une croissance de 4,8 % pendant le deuxième trimestre de 2013, alors qu’elle n’était que de 1,8 % pendant le deuxième trimestre de 2012. Cela résulte de l’augmentation de la production dans tout les types d’industries manufacturières : industries chimiques (18,9 %), agroalimentaire (4,2 %), textile (3 %) et industries électromécaniques (2,6 %), raffinage de pétrole (9,6 %), matériaux de construction (3,1 %) et industries manufacturières diverses (3,2 %).

Malheureusement, le Dr. Moncef Guen n’a pas remarqué tous ces chiffres positifs, qui sont pourtant tous disponibles sur le site de l’INS. Pire encore, il présente dans son article un bon nombre de faux chiffres. Selon lui, la croissance enregistrée dans le secteur des industries non manufacturières est de – 0,6 % pour le deuxième trimestre de l’année 2013, et de –  2.2 % au cours du premier trimestre de la même année. Pourtant, sur le site de l’INS, il est clairement cité que la croissance des industries non manufacturières est de 0,1 % pour les deux premiers trimestres de l’année 2013. Certes, ce chiffre paraît faible ; mais il est tout de même positif. Cela revient encore une fois à la multiplication de l’effort humain développé dans certaines industries non manufacturières comme les mines, l’électricité, l’eau et le bâtiment, qui ont enregistré des taux de croissance positifs (respectivement 14,2 %, 4,3 %, 6 % et 2,2 %). Cela a permis de compenser la chute de la production pétrolière, qui a atteint les – 6 %.

Nous voilà donc enfin arrivés au premier taux de croissance négatif. Le deuxième est celui de l’agriculture et de la pêche, qui est lui aussi dû à un facteur non-humain : la baisse de la production de céréales par rapport à l’année dernière. Ce déficit était prévisible depuis le début l’année, vu le déficit pluviométrique connu pendant l’hiver 2012/2013.

Une pause est ici nécessaire. Cette croissance est encourageante parce qu’elle est venue dans un cadre où le le taux d’investissement a reculé de 24,5 % en 2010 à 22 % en 2012. L’estimation pour l’année 2013 n’est que de 22,1 %. L’atout majeur qui a engendré cette croissance est donc la multiplication de l’effort humain. L’Institut tunisien de la compétitivité et des études quantitatives (ITCEQ) prévoyait un accroissement de 1,6 % du volume de travail pour l’année 2013, contre 0,7 % en 2012 et – 5,4 % en 2011.

La croissance n’est donc pas due seulement à l’augmentation du coût de fonctionnement des services administratifs publics, en faisant ainsi accroître le PIB non-marchand, comme nous l’a dit le Dr. Moncef Guen.

De plus, les services non marchands ne sont pas limités aux services administratifs publics, comme le prétend le Dr. Moncef Guen. D’après l’INS, les services non marchands se divisent en trois catégories : les services d’administration publique (éducation, santé, activités culturelles, assainissement, urbanisme, …), dont le taux de croissance est de 6,4 % ; les services fournis par les organisations associatives, dont le taux de croissance est de 7,5 %, et les services domestiques, dont le taux de croissance est de 4 %.

Dans le cas des activités non-marchandes, la valeur finale de la production est égale au coût de production. Le Dr. Guen considère que la croissance des services administratifs publics ne reflète pas nécessairement une activité économique. Pourquoi il a-t-il ôté le caractère économique des services non marchands ? Est-ce que c’est parce qu’il considère qu’ils sont donnés gratuitement ? La plupart des activités non marchandes en Tunisie ne sont pas gratuites. On peut constater cela en jetant un coup d’œil à la rubrique “Ressources propres” réservée à chaque établissement public, dans la loi de finances. Est-ce parce qu’il néglige ces ressources financières des établissements publics en se basant sur l’idée que les subventions de l’État sont plus importantes ? L’État n’est-il pas un acteur économique qui participe à la création de la valeur ajoutée en entretenant le capital humain, d’une part via le financement de l’éducation, de la formation, de la santé, etc., et d’autre part en soutenant le capital physique du secteur marchand via le financement des infrastructures publiques, la facilitation de la circulation des biens, des personnes et de l’information ?

Au temps de l’esclavage, l’effort humain n’était pas rémunéré. Mais aujourd’hui, l’effort humain qui crée de la valeur contre un salaire est appelé “travail”. La logique de la répartition de la valeur ajoutée fait donc que ces travailleurs ont le droit de bénéficier d’une croissance de leur rémunération, proportionnellement à la croissance de la production qu’ils ont engendrée. Mais, malheureusement, nous trouvons le Dr. Guen contester le fait qu’il y ait une augmentation du total des rémunérations publiques entre 2010 et 2013. En retournant aux lois de finances de ces quatre dernières années, nous constatons que le Dr. Guen a encore des problèmes avec l’exactitude des chiffres. La critique ne s’arrêtera pas là. Faut-il rappeler que, parallèlement à cette augmentation-là, il y a eu une augmentation significative des recettes de l’État, qui sont passées de 18,235 milliards de dinars à 26,692 milliards de dinars, soit une augmentation de 68,32 % ? Pour avoir une vrai idée sur l’évolution de la charge salariale, il faudrait plutôt calculer l’évolution de la part des rémunérations publiques dans les dépenses de l’État. Elle est passé de 37,43 % en 2010 à 36,64 % en 2013, tout en atteignant les valeurs extrémales de 38,21 % en 2011 et 34,21 % en 2012.

Même en ce qui concerne le nombre d’emplois créés dans la fonction publique, le Dr Moncef Guen nous présente un chiffre bizarre : 48 000 postes ! Aurait-il fait la somme des emplois créés dans la fonction publique pendant les deux années de la Toïka (23 267 prévus en 2013 et 25 000 en 2012) ? Cela reste pourtant dans le même ordre de grandeur que les 21 880 recrutements qui ont eu lieu pendant l’année 2011 sous le gouvernement Béji Caïd Essebsi. Selon, Karim Mejri, ex-conseiller auprès de l’ex-ministre de l’Emploi Saïd Aïdi, en 2011, on avait également recruté plus de 10 000 personnes dans les entreprises publiques. Il s’agit bel est bien d’une surcharge qui a affecté le fonctionnement des entreprises publiques, qui se trouvent aujourd’hui en difficulté.

Les “jeux de chiffres” du Dr Moncef Guen, qui lui ont permis de “créer” sur mesure des arguments soutenant son discours, ne s’arrêtent pas là ! Il s’est attaqué également à la caisse de compensation, qui a pour rôle de limiter l’impact de l’augmentation des prix de certains produits alimentaires de première nécessité sur le niveau de vie du contribuable. Pour cela, il n’a pas hésité à mêler les chiffres et les notions pour faire passer ses idées (sauf s’il a fait cela par ignorance). Pour éclaircir les idées, il faudrait rappeler que les subventions énergétiques, la caisse de compensation et la subvention des transports en commun ont une valeur totale de 4 200 millions de dinars. Cela paraît comme étant une somme énorme, alors qu’en réalité elle est gonflée par la subvention énergétique, qui nous est présentée comme étant une subvention aux carburants, alors qu’il s’agit de subventions affectées à la Société tunisienne de l’électricité et du gaz (STEG), à la Société tunisienne des industries de raffinage (STIR) et à l’Entreprise tunisienne d’activités pétrolières (ETAP), sans être corrélées à l’évolution du prix du pétrole sur le marché international. Le prix du baril dont parle le Dr. Guen, n’a en réalité presque aucun poids sur le système de subventions. Mais le Dr.Guen n’a pas hésité à dramatiser la situation en disant que le prix du Brent avait “déjà” dépassé les 110 dollars pris comme hypothèse lors de la préparation du budget, alors que même dans le cas où le budget des subventions dépendrait du prix du Brent, le coût prévu des subventions énergétiques ne serait pas nécessairement dépassé, vu qu’entre le 11 mars 2013 et le 22 août 2013 le prix du Brent a été inférieur aux 110 dollars prévus.

Le Dr. Guen relève enfin un problème intéressant : le déficit commercial causé par la hausse des importations. Il pose également une bonne question : Qu’importe-on ? Sa réponse est en partie juste lorsqu’il parle de l’importation des produits alimentaires alors qu’une bonne gestion de nos terres pourraient faire de l’agriculture un moteur d’exportation. Par contre, en ce qui concerne l’importation des produits énergétiques, il tombe à nouveau dans le piège de la pseudo-subvention de l’énergie, alors qu’il aurait pu évoquer la question de l’achat en devises de produits pétroliers produits sur nos terres, qui pourrait être résolu par une augmentation des investissements de l’État dans ce secteur, vu l’inexistence de privés tunisiens pouvant subvenir au coût de production élevé. N’oublions pas également que le FMI nous a imposé une levée de l’importation des produits de luxe, ce qui a aggravé le déficit commercial et en conséquence le déficit de la balance des paiements. Ce déficit sera comblé par des prêts, dont celui du FMI, que le Dr. Guen nous avait présenté il y a quelques temps comme la solution inévitable aux problèmes économiques de la Tunisie.

La fin de l’article en est la meilleure partie. Une grande conférence économique nationale serait une bonne idée pour mettre en place une stratégie qui puisse non seulement sauver notre économie d’une probable catastrophe, mais aussi construire une économie nationale forte et souveraine. Ce serait une bonne idée à condition que ce ne soit pas une occasion pour légitimer et valider des réformes déjà prêtes, comme ce qui s’est passé lors du G8 de Deauville en 2011.

“Croissance vide de sens” aurait pu être le titre d’un excellent article où l’on critiquerait l’acharnement des économistes et des politiciens à vouloir créer de la croissance économique sans jamais parler de développement économique. La croissance est presque vide de sens dans un contexte post-révolutionnaire, car elle ne reflète que l’activité économique. Elle ne prend pas en considération la qualité de vie. Le peuple s’est révolté en exigeant un changement. Ce changement ne pourra avoir lieu qu’avec une révolution des idées.