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Petrole Vs Democratie- Exposition Dialogue- Crédits Image: Lotfi Gharieni

Il pratique la photographie depuis plusieurs années, une passion commencée à Sfax, où il est né ; A partir des années 2000, il participe activement à divers formations nationales et workshops internationaux, en Italie, en Espagne et en Allemagne, qui lui permettront d’acquérir la maitrise des techniques de la photographie, aussi bien pratiques que théoriques.

Ces sujets ont ce rapport étroit avec l’engagement artistique et social. Pas forcément politisé. Sans forcément le dire, ou se l’avouer, il implique dans son œuvre une part de sa citoyenneté. L’intérêt n’étant pas de faire du « beau » mais de réveiller les consciences. Une juste continuité à son investissement dans la société civile, puisqu’il est un des membres fondateurs de l’association « ADAM, pour l’égalité et le développement » qui milite pour l’instauration d’une dignité et d’une égalité des droits entre tunisiens noirs et tunisiens blancs.

Cela pourrait paraître « follement » insensé d’imaginer qu’il y ait (encore) ce type de discrimination sociale en Tunisie, tous les tunisiens affirmant avec une voix majoritaire, lorsque nous les interrogeons sur le sujet, que « le racisme n’existe pas chez nous ». Cependant, lorsque nous franchissons les seuils du « politiquement correct » et lorsque nous fouillons un peu plus dans les mentalités communes et leurs résidus sur le quotidien des tunisiens noirs, nous sommes devant un constat affligeant : la ségrégation, la séparation et la différenciation entre les tunisiens, suivant leurs origines et leurs couleurs de peau, sont solidement installées dans les consciences, voir même les inconsciences.

Installation de photographies à El Teatro_ Crédits Image Lotfi Gharieni
Installation de photographies à El Teatro.Crédits-Image: Lotfi-Gharieni

Le combat est difficile, délicat, car décrasser les esprits prend du temps et a besoin de souffle. Si Lotfi Gharieni, premier concerné, en est largement convaincu, il refuse toutefois d’accoler sur ces œuvres cette lutte contre la discrimination raciale et pour l’égalité des cultures et des ethnies, même si beaucoup d’entre elles parlent d’elles-mêmes. Justement, ils préfèrent les laisser parler à sa place.

Excluant un répertoire d’images réfléchies sur des clichés, ou des thématiques gratuites, l’ensemble de son travail donne à voir l’ « humain » dans son quotidien. La figure humaine n’y est pas seulement perçue comme présence de corps ou d’énergies, mais sa présence y raconte d’abord un récit qui donne vie à un propos. Narration de l’être, chronique sociale, annonce ou dénonciation, Lotfi Gharieni s’acharne avant tout à laisser et garder intacte l’intimité du sujet qu’il photographie. Il voudrait pouvoir montrer sans exhiber.

Beaucoup de ces modèles sont issus de sa famille, comme pour son installation exposée dans le cadre de la manifestation culturelle mise en place par « El Teatro », en Octobre 2012, « Etre noir-e dans la verte », une programmation ayant inclue et regrouper exposition d’œuvres d’art, performance, pièce de théâtre, conférences et ateliers, autour de questionnements propres aux expériences et vécus des « Noirs » tunisiens.

L’installation du photographe mettait alors en scène un parcours, itinéraire, avec des autocollants en forme de trace de pas qui jonchaient l’entrée d’ « El Teatro » pour occuper le sol jusqu’à l’entrée de l’espace d’exposition. En guidant le visiteur, ces empreintes blanches avec les contours de la carte géographique de la Tunisie à l’intérieur, le faisaient arriver jusqu’à l’entrée de la salle, où les pas laissaient place à trois figures d’enfants noirs (les neveux du photographe) se cachant le visage avec leur propres mains. Les visages sont au sol et le visiteur se sent « confus » devant cet étalage inopiné et inhabituel de figures. « Marcher ou ne pas marcher ». Pour certains, lorsqu’ils se rendent compte qu’il y a des visages d’enfants sous leurs pieds, une fois qu’ils ont marché dessus, la confusion est double, sur laquelle vient se greffer une gêne troublante.

Allégorie d’une société qui écrase ses semblables sous couvert de minorités. Par inattention, par mégarde ou par choix, le résultat est le même. Cette œuvre/installation de Lotfi Gharieni a tenté de le relater. Après avoir capturé le réel à travers son objectif photographique, il veut éprouver la réaction des gens, et son travail continu, même après que son installation soit finie. Exposée, c’est bien là qu’elle fait évoluer l’œuvre, avec l’attitude des visiteurs, d’où la communication et l’interactivité de l’œuvre, exact renvoi à ce que nous vivons dans nos sociétés contemporaines.

Avec une forte tendance vers le réalisme social, Lotfi Gharieni préfère ne pas travailler en studio, la photographie restant pour lui passeuse de messages, même sans paroles. Qui dit « réel » pense directement au « reportage photo ». Contrairement aux premières lectures, le « reportage » n’est pas forcément le réalisme social, et réciproquement. Il s’agirait ici de se placer loin des démarches usuels chez le photographe-reporter, de prendre relativement du temps à choisir ces sujets, ensuite consacrer encore plus de temps à les observer. Il y a beaucoup de réflexion et d’analyse alors que le reportage se fait dans l’instantanéité et l’immédiateté. Le processus et la poétique de l’œuvre sont totalement différents.

14 janvier 2011- Peuple Inflammable_ Crédits Image Lotfi Gharieni.
14 janvier 2011- Peuple Inflammable- Crédits Image: Lotfi-Gharieni

A ce propos, ayant photographié pendant la journée du 14 Janvier 2011, Lotfi Gharieni n’a montré ses clichés que lors des « Neuvièmes Rencontres de Bamako », la même année. Il profite alors de son séjour pour photographier les bamakois qui logent sur les bancs des métros de la ville. Réussit-il alors à regarder pour donner à voir l’humain dans sa pauvreté et sa misère sociale sans le scruter ? Peut-il mettre à nu sa vérité sans le déshabiller ?

Sa dernière exhibition a été « Dialogue », une exposition en « duo » avec l’artiste plasticienne Sonia Said, au sein de la Fondation de la Maison de Tunisie, dans la Cité Internationale Universitaire de Paris, qui a eu lieu du 08 au 13 Avril dernier. Sous la cotutelle de l’Ambassade de Tunisie en France et le Ministère de la Culture, M. Imed Frikha, directeur de la Fondation, a abrité cet exhibit, et a permis aux deux artistes d’échanger autour d’une rencontre. Sans réelle apparence de similitude fusionnelle entre leurs travaux respectifs, Lotfi Gharieni étant dans la photographie réaliste et les arts visuels, et Sonia Said plutôt dans la peinture fantasmagorique, surréaliste, entre le chimérique et féerique.

Leur communion créatrice s’est donc faite en dehors de leurs matières artistiques respectives, son origine ayant plus attrait avec les expériences communes et l’amitié. Lors de leur dernier « Dialogue », le photographe a donc exposé des images de situation « x » où le flou masque volontairement le sujet, et une singulière série de photos sur le pétrole (essence) de contrebande, anarchiquement étalé sur les routes à long trajet du sud tunisien. « Pétrole Vs Démocratie », un sujet brûlant et d’actualité.

Présentement, son travail prend comme source d’inspiration la lignée des peuples noirs de Tunisie. Gabès, Médenine, etc, il parcourt les régions, aux quatre coins de la Tunisie. Logique continuité pour un artiste en permanence en alerte sur des thématiques, comme les cafés, les marchés ambulants, les devantures de magasins. Pas forcément autour de la discrimination raciale, toutefois toujours avec l’idée de constater pour dénoncer, parler, lutter… Essayer de sensibiliser d’une manière éducative, de sensibiliser par l’art, par la culture.

Lotfi Gharieni continuera certainement à avoir cette peur bleue de sentir qu’il instrumentalise une cause pour son travail artistique, il refuse également de mettre l’habit de la victime, afin d’éviter pour les autres et pour lui-même tous les penchants qui pourraient le mener vers l’exotisme ou le folklore, surtout lorsqu’il aborde un sujet aussi délicat que celui des minorités raciales et de cette discrimination, encore plus injuste car émanant de ces propres compatriotes. Juste retour des choses : les vrais défenseurs d’une cause, rejettent bien souvent d’être « les » porteurs de slogans, du moins dans une lecture primaire. Ils préfèrent se positionner à travers leur œuvre et/ou leur pensée dans une manière plus alternative, et c’est bien cela qui reste dans la durée, car leur travail s’imprime sur la mémoire.

Selima Karoui