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Par : Mohamed Arbi Nsiri

La Révolution tunisienne était le résultat d’un long processus qui se présente comme une métamorphose profonde qui a marqué notre quotidien. De ce point de vue, une lecture psychanalytique de ce grand moment s’impose avec beaucoup d’acuité pour ne pas se limiter à une approche descriptive car on n’est pas encore habitué à parler de la mémoire collective, même par métaphore. Il semble qu’une telle faculté ne puisse exister et durer que dans la mesure où elle est liée à un grand moment historique comme est le cas de l’expérience révolutionnaire.

Admettons cependant qu’il y ait, pour les souvenirs, deux manières de s’organiser et qu’ils puissent tantôt se grouper autour d’une personne définie, qui les envisage de son point de vue, tantôt se distribuer à l’intérieur d’une société grande ou petite, dont ils sont autant d’images partielles. Il y aurait donc des mémoires individuelles et, si l’on veut, des mémoires partagées collectivement.

En d’autres termes, l’individu participerait à deux sortes de mémoires, mais suivant qu’il participe à l’une ou à l’autre, il adopterait deux attitudes très différentes et même contradictoires. D’une part, c’est dans le cadre de sa personnalité, ou de sa vie personnelle, que viendraient prendre place ses souvenirs. D’autre part, il serait capable à certains moments de se comporter simplement comme le membre d’un groupe qui contribue à évoquer et à entretenir des souvenirs impersonnels, dans la mesure où ceux-ci intéressent le groupe.

Si ces deux mémoires se pénètrent souvent, en particulier si la mémoire individuelle peut, pour confirmer tels de ses souvenirs, pour les préciser, et même pour combler quelques-unes de ses lacunes, s’appuyer sur la mémoire collective, se replacer en elle ou se confondre momentanément avec elle, elle n’en suit pas moins sa voie propre, et tout cet apport extérieur est assimilé et incorporé progressivement à sa substance. En outre, la mémoire collective enveloppe les mémoires individuelles, mais ne se confond pas avec elles car elle évolue suivant ses propres lois, et si certains souvenirs individuels pénètrent aussi quelquefois en elle, ils changent de figure dès qu’ils sont replacés dans un ensemble qui n’est plus une conscience personnelle.

Considérons maintenant la mémoire individuelle ; elle n’est pas entièrement isolée et fermée : Un(e) citoyen(nne), pour évoquer son propre passé, a souvent besoin de faire appel aux souvenirs des autres. Il se reporte à des points de repère qui existent hors de lui, et qui sont fixés par la société. Bien plus, le fonctionnement de la mémoire individuelle n’est pas possible sans ces instruments que sont les mots et les idées, que l’individu n’a pas inventés, et qu’il a empruntés à son milieu.

Il n’en est pas moins vrai qu’on ne souvient que de ce qu’on a vu, fait, senti, pensé à un moment du temps, c’est-à-dire que notre mémoire ne se confond pas avec celle des autres. Elle est limitée assez étroitement dans l’espace et dans le temps. La mémoire collective l’est aussi : mais ces limites ne sont pas les mêmes car elles peuvent être plus resserrées, bien plus éloignées aussi.

Durant le cours de l’histoire, l’espace national a été le théâtre d’un certain nombre d’événements dont on dit qu’on les connaît, mais qu’on n’a su qu’à travers les sources historiques, les journaux ou à travers les témoignages de ceux qui y furent directement mêlés. Néanmoins, ces événements occupent une place importante dans la mémoire de la nation malgré qu’on n’ait pas des témoins oculaires. Quand on les évoque, nous sommes obligés de se remettre entièrement à la mémoire du groupe, qui ne vient pas ici compléter ou fortifier la nôtre, mais qui est la source unique de ce qu’on veut répéter. C’est pourquoi on porte avec nous un bagage de souvenirs historiques, qu’on peut l’augmenter par la conversation ou par la lecture.

En effet, dans la construction de la mémoire nationale, les événements de la Révolution ont laissé une trace profonde, non seulement parce que les institutions en ont été modifiées, mais parce que la tradition en subsiste très vivante dans telle ou telle région, parti politique, province, classe professionnelle ou même dans telle ou telle famille et chez certains hommes qui en ont connu personnellement les témoins. Pour nous, ce sont des notions, des symboles ; ils se représentent sous une forme plus ou moins populaire et il est bien possible de redessiner tout le tableau dans le but de reconstituer, dans son intégrité, le souvenir de ce grand événement. C’est sur ce fond qu’on peut dire que la reprise de l’histoire par la mémoire comprend une dimension nouvelle à l’opération historiographique, à savoir sa phase proprement scripturaire qui donne son sens fort au terme de l’histoire.