Comment lire aujourd’hui le Coran ? La question peut ne pas se poser à ceux qui, mu-sulmans pieux, bercés et nourris depuis leur enfance par la musique et par le contenu du Livre de Dieu, ont progressivement trouvé les chemins de leur vie spirituelle.

Comment lire aujourd’hui le Coran ? La question peut ne pas se poser à ceux qui, mu-sulmans pieux, bercés et nourris depuis leur enfance par la musique et par le contenu du Livre de Dieu, ont progressivement trouvé les chemins de leur vie spirituelle. Mais nous sommes dans un monde où toutes les croyances, toutes les pensées, tous les systèmes religieux comme toutes les idéologies sont soumis à l’épreuve d’une critique parfois rigoureuse. Comment, dès lors, faire une présentation actuelle du Coran qui réponde aux exigences des temps contempo-rains ? Comment aider à entrer dans l’univers coranique si difficile d’accès ceux qui, non-musulmans comme musulmans, sont désireux de mieux se saisir de ce texte de portée univer-selle et qui sont sensibles aux interrogations du monde moderne, notamment à celles que sou-lèvent les sciences humaines ?

Le Coran, pour le croyant, est un message du Ciel vers la terre. C’est-à-dire qu’il cons-titue un acte de communication. Le processus de révélation qu’il représente permet de distin-guer : 1) – un « émetteur » : le Seigneur qui parle ; 2) – un « récepteur » : en l’occurrence le Prophète Muhammad (la Paix et la Bénédiction soient sur lui) ; 3) – un code de communica-tion : la langue arabe ; et 4) – un « canal » : la Révélation. Six éléments apparaissent, confor-mément à ce que permettent d’observer les théories de la communication : le Message (1), son « Expéditeur » divin (2), le destinataire (3), le « contact » que représente la Révélation (4), le code qui est constitué par la langue (5), et le contexte (6). Car le Coran se présente bien comme un Message envoyé par Dieu à Muhammad et, par lui, à toute l’humanité, à travers une Révélation qui s’est étendue sur vingt-deux ans, dans un contexte bien déterminé qui est celui de l’Arabie du VIIè siècle, dont la langue était l’arabe.

Le message coranique n’a pu être révélé que parce qu’il a été compris ! Comme tout texte, le discours coranique n’est pas explicite en lui-même. Pour être reçu, il lui fallait être décodé, interprété. Comme le soutient l’intellectuel égyptien Nasr Hamid Abû Zayd : « L’interprétation est l’autre face du texte ». En tant que message, le Coran est une sorte d’organisme vivant, qui véhicule des informations différentes d’un lecteur à l’autre, à la me-sure de la compréhension de chacun. Selon la personnalité du lecteur ou de l’auditeur, selon les horizons culturel, historique ou social de celui-ci, l’information véhiculée va être perçue de manière différente. Pour le recevoir comme message pour son temps, chaque homme, ou chaque peuple, ou chaque époque, a besoin de faire sa propre interprétation du Coran. La ré-ception d’un lecteur ou d’un auditeur du XXIè siècle ne peut pas être la même que celle d’un lecteur ou d’un auditeur du VIIè siècle.

Or il y a une illusion qui est entretenue en permanence par le discours dominant de tout un Islam qui se présente comme celui de la seule « orthodoxie » : l’illusion de croire que Coran ne pourrait pas faire l’objet d’interprétations multiples et évolutives en fonction des moments et des conditions de la réception du texte. Une seule lecture, une seule interprétation serait possible et acceptable : celle qui a été codifiée dans les écrits des savants du passé. Une interprétation qui traverserait les générations et les siècles, à laquelle il serait indispensable de se référer et dont on pourrait se contenter aujourd’hui.

Ali ibn abû Talib, cousin et gendre du Prophète, quatrième des califes bien guidés, aurait affirmé un jour : « Le Coran ne parle pas de lui-même : ce sont les hommes qui le font parler ». Car nous sommes tous marqués, dans notre lecture, par notre temps, notre histoire, notre milieu. Nous entendons du texte ce qui nous parle. Toute lecture est marquée par nos préjugés. Quand nous affirmons : « Le Coran dit que… », n’est-ce pas d’abord nous qui di-sons que le Coran dit ceci ou cela ?… Et notre utilisation du texte coranique n’en dit-elle pas plus sur nous-mêmes que sur le message divin ? Car, la plupart du temps, nous faisons une lecture fragmentée du texte coranique, ou (et) une lecture intéressée ou « calculée » de celui-ci. Nous cherchons à prouver ceci ou cela, que nous croyons vrai, par le recours à tel ou tel verset du Coran. Utilisant ainsi le texte selon nos conceptions, voire selon nos intérêts, nous tendons parfois à « diviniser » notre lecture, tirant le texte à nous… au lieu de nous laisser tirer par lui ! Nos lectures du Coran sont ainsi idéologiques, qu’il s’agisse de nos lectures per-sonnelles, ou des lectures « institutionnelles », celles des grandes universités islamiques ou des divers conseils d’oulémas de pays différents. Mais en agissant ainsi, nous faisons comme si nous pouvions prétendre détenir LE véritable sens du Coran. Nous nous donnons un droit de maîtrise sur la Parole de Dieu, l’enfermant dans nos représentations inévitablement étroi-tes.

En France aujourd’hui, il est fréquent d’entendre, à l’occasion de conférences ou de discussions, des musulmans qui interviennent en parsemant leurs propos de citations corani-ques qu’ils s’approprient pour les mettre au service de leurs opinions. Quand, de surcroît, les versets choisis sont cités en arabe, leurs propos se trouvent comme « absolutisés », et leurs auditeurs en sont anesthésiés. Trop de gens, malheureusement, sont ainsi tentés d’absolutiser leur propre pensée en utilisant à tout bout de champ des versets du Livre Saint qu’ils ont choi-sis de manière sélective, sortant ces versets de leur contexte et en méconnaissant l’unité pro-fonde du texte coranique. L’un dira quand cela l’arrangera : « Nulle contrainte en religion ! » (Coran 2, 256), se gardant bien de citer ce verset dans son environnement, tandis qu’un autre, avec des intentions sans doute différentes, brandira des versets agressifs à l’égard des Juifs ou des Chrétiens, sans se soucier des conditions historiques de la descente de ces versets.

Avec ce type de fonctionnement, bien entendu, le texte coranique n’est pas considéré dans sa totalité, en tant que système de relations internes. Il est pris comme une suite d’unités isolées de la totalité. On méconnaît, alors, que le discours coranique est, comme le dit joli-ment le Professeur Mohamed Arkoun, « une orchestration à la fois musicale et sémantique de concepts-clés » et que le Coran doit probablement être approché d’abord à travers les thèmes dont il traite et qui parcourent tout son texte.

Même de « bonnes volontés » modernistes peuvent se laisser piéger par un certain « fondamentalisme textuel ». Des féministes musulmanes, par exemple, voulant se dégager des normes infantilisantes dans lesquelles d’aucuns les enferment à coup de versets corani-ques, vont à leur tour tenter de passer par d’autres versets pour prouver le contraire. Elles pri-vilégient certains versets, considérant que ces derniers peuvent contrôler la signification et l’interprétation de nombreux autres. La démarche est respectable, mais est-elle efficace ? N’est-ce pas adopter une attitude passive devant le texte pris comme un document figé, en faisant fi de l’interaction qui doit fonctionner entre celui-ci et son public d’auditeurs ou de lecteurs ? N’est-ce pas admettre sans esprit critique que les normes émanent systématique-ment de l’intérieur du texte, et non pas des processus sociaux et historiques ? Plutôt que de déclarer de manière idéologique que le Coran prône l’égalité des sexes, ce qui ne correspond pas à la réalité, ne vaudrait-il pas mieux étudier le contexte dans lequel la Révélation de Dieu s’est déroulée, afin de comprendre comment celle-ci continue de se manifester avec efficacité dans notre histoire ? Au lieu de nier que des normes patriarcales apparaissent à maintes repri-ses tout au long du texte sacré, ne vaut-il pas mieux effectuer une exploration précise de comment elles se sont imposées dans les pratiques et les comportements des musulmans, afin de mieux pouvoir s’en libérer ? Pour faire évoluer leur condition, les femmes (comme tous les autres croyants) doivent apprendre à entrer en conversation profonde avec le texte sacré, plu-tôt que transposer sur celui-ci ce qu’elles aimeraient qu’il dise à leur place ! C’est cette inte-ractivité qui leur donnera la force d’effectuer des transformations pour combattre le patriarcat et d’aller vers plus de justice et d’égalité. Sinon, au lieu de prendre leur place de « sujets communiquant », elles continueront à s’en remettre passivement au texte – sublimé cette fois-ci.

L’Islam abstrait et pur n’existe pas. Parce qu’il est dépendant – par l’interprétation comme par les pratiques – de ce que les gens en font, on peut affirmer que l’Islam « parfait », l’Islam situé en toute sécurité au-dessus des terrains accidentés de la géographie et de l’histoire n’existe pas ! De même l’Islam a-historique n’existe-t-il pas davantage : c’est tou-jours l’Islam pris à tel ou tel moment de l’histoire des hommes. Aussi conviendrait-il de ces-ser de faire cette distinction trompeuse entre « l’Islam » d’un côté et « les musulmans » de l’autre, comme s’il pouvait y avoir un Islam réel sans musulmans ! L’Islam est né au milieu des hommes que Dieu s’était choisis. Il a continué d’exister au sein d’une humanité multiple et contrastée. Il perdurera à travers ce que les hommes continueront d’en faire. L’Islam, c’est toujours l’Islam des gens, l’Islam de tel ou tel… Et en même temps, toutes les réalités et tou-tes les expériences humaines n’ont pas à être « islamisées ». Il ne convient pas de mettre l’Islam partout, car à trop le diluer, à trop vouloir « le mettre partout », il finit par n’être plus identifiable et par être nulle part…

Toute compréhension et appréhension de l’Islam passe par une démarche d’interprétation. L’herméneutique se révèle un chemin obligé. Mais le processus de lecture est, au vrai, toujours très complexe. Il y a des aspects psychologiques : dans quel état d’esprit, avec quelle activité mentale le lecteur aborde-t-il et comprend-il le texte ? Il y a des aspects ontologiques : quelles sont les possibilités et les conditions d’accès aux connaissances ? Des aspects scientifiques : quels sont la légitimité et le sérieux de la méthode utilisée ? Sociologi-ques : comment la culture, l’éducation, le milieu du lecteur affectent-ils sa manière d’interpréter le texte ? Existentiels : comment le lecteur ou l’auditeur s’interprète-t-il lui-même en se confrontant avec le texte ? Phénoménologiques : qu’est-ce qu’un texte, comment existe-t-il ou comment a-t-il été produit ? Théologiques enfin, en ce qui concerne le Coran : comment peut-on interpréter un texte qui est en communication avec Dieu ?

Toute interprétation, en tout cas, est le résultat d’une certaine relation entre le sujet qui interprète, l’objet (le texte) qui est interprété, et le contexte socioculturel et historique du mo-ment de l’interprétation. De ce fait, il ne peut pas y avoir une interprétation unique d’un texte, une signification unique et vraie du Saint Coran comme peuvent le croire certains, mais il existe une multitude d’interprétations et de significations qui doivent pouvoir faire débat. On ne peut pas dire de manière absolue : « Voilà quel est le sens du texte coranique ! », car il y a une pluralité de sens, toujours liée aux moments de l’histoire, au contexte, à qui lit…

Quand on s’intéresse à l’histoire de la production des textes juridiques musulmans médiévaux, on s’aperçoit que les juristes pouvaient produire des verdicts apparemment contraires au sens explicite du Coran. Car les premiers savants de l’Islam considéraient que le contexte social particulier avait une grande importance, et ils lui accordaient une prépondé-rance décisive dans l’interprétation du texte en employant une herméneutique très sophisti-quée. Ainsi, le fondateur de l’École hanafite, Abû Hanifa, ne voyait pas d’objection à ce que des non-musulmans pénètrent dans la Ville sainte de La Mecque. Pour lui, le passage corani-que qui juge les polythéistes trop impurs pour entrer dans la mosquée sacrée ne devait s’appliquer qu’à la naissance de l’Islam, quand le sanctuaire avait dû être consacré.

Pour la mise en œuvre d’une véritable herméneutique coranique, il est nécessaire, tout d’abord, de comprendre le texte tel qu’il a pu être compris au moment de sa révélation. Cela demande que soient étudiées les croyances, les coutumes ou les institutions de la société qui a bénéficié de la délivrance du Message divin. Ensuite il convient de s’intéresser aux fonde-ments du Coran lui-même, à ce qui constitue son unité fondamentale et fait de lui un point de vue déterminant sur la vie et sur le monde. Le lecteur-chercheur peut alors s’orienter vers le temps de la Révélation pour comprendre les réponses que le Coran a pu offrir aux problèmes dont souffrait la société. Puis il peut revenir au temps présent et s’interroger sur les ensei-gnements que le Coran peut offrir au monde d’aujourd’hui.

Les musulmans d’aujourd’hui doivent également réfléchir sur la nature de la relation qu’ils entretiennent avec le passé. Car si le passé est le bienvenu pour éclairer le présent, il ne peut pas être, pour autant, le passage obligé pour ce qui est de prendre à bras le corps les réali-tés d’aujourd’hui. Or dans l’Islam contemporain on observe cette tentation permanente d’idéalisation du passé. Rien n’aurait jamais été mieux que le passé lointain et révolu ! Et il faudrait construire présent et futur dans la répétition de ce passé. Les musulmans actuels sem-blent avoir peur du présent et de l’avenir, et ils laissent croire qu’ils ne voient pas de salut autre que dans le retour à ce qui aurait existé. Si le présent est toujours critiqué, en revanche le passé se trouve en permanence justifié. Cela témoigne d’un grand manque de confiance en soi et dans les temps présents.

Le passé des musulmans, pourtant, ne constitue pas une « histoire sacrée » : c’est une partie de l’histoire de l’humanité, fondée d’abord sur des réalités économiques et politiques. Et si de grands savants nous ont laissé des trésors, ceux-ci n’en sont pas moins des produits de l’histoire, et il n’est pas interdit de faire un véritable travail critique sur ces oeuvres et d’apprendre à les dépasser. Car il doit être permis de s’interroger sur les conditions de produc-tion de ces travaux d’autrefois, de dévoiler les présupposés conscients ou inconscients des interprétations historiques de leurs auteurs et de démasquer les intérêts politiques, idéologi-ques ou financiers qui pouvaient être en jeu à l’époque et ont pu conditionner ces productions savantes.

Aucune génération ne doit se sentir l’otage des générations précédentes. Même les exégètes classiques ne se sont pas sentis liés irrévocablement au travail de ceux qui les avaient précédés ! Toute génération, finalement, se trouve confrontée à une alternative : soit reproduire servilement les significations voulues par les générations précédentes, soit s’approprier ces interprétations de façon critique et sélective, en vue d’interpréter aujourd’hui le texte coranique comme un élément de la tâche de construction du monde présent.

Le Coran n’est pas un manuel ou un livre technique. On ne doit pas davantage le pren-dre comme un texte passif. C’est un message qui se veut interactif, qui veut provoquer la ré-ponse libre et joyeuse de celui qui entre en relation avec lui. Texte de communication de Dieu vers l’homme, il est aussi destiné à permettre la communication de l’homme vers Dieu. Il y a toujours une nouveauté du texte, liée aux nouveautés des conditions de sa réception ou de sa méditation.

Aucune lecture ne pourra jamais épuiser le « potentiel » de signification du Coran. Aucune ne peut prétendre avoir « clos » l’interprétation et arrêter la dynamique de significa-tion du Livre Saint. L’interprétation du Coran, au vrai, est toujours devant nous. Elle est tou-jours dans ce que les croyants en feront dans leur dialogue silencieux avec leur Seigneur. Le défi de chaque génération de croyants consiste à découvrir son propre moment de révélation.