Jamais peut-être un Chef d’Etat en visite officielle aux USA n’a autant été humilié que Ben Ali. En effet, lors de sa visite en février 2004, Ben Ali subit les pires outrages diplomatiques. Cette humiliation atteint son paroxysme le 18 février 2004. Dans le Bureau ovale, Ben Ali est assommé devant les caméras par les propos d’un George Bush qui a manifestement laissé les gants diplomatiques aux vestiaires. Celui-ci, ne mâche pas ses mots. S’adressant à son homologue tunisien, il lui dit, entre autres :

” I appreciate the fact that you’ve got an education system that is modern and viable ; that women in your country are given equal rights. I look forward to talking to you about the need to have a press corps that is vibrant and free, as well as an open political process. There’s a lot we can talk about. Tunisia can help lead the greater Middle East to reform and freedom, something that I know is necessary for peace for the long-term “.


Bush et Ben Ali dans le Bureau Ovale
Cliquer sur l’image pour démarrer le visionnage
(RealAudio, 827.7 ko)

En somme, lors de cet échange devant les caméras, Bush fait remarquer que, pour un pays comme la Tunisie avec une nation éduquée, il est regrettable d’avoir un système politique aussi fermé et une presse tant bâillonnée. Et ceci est d’autant plus regrettable que, n’eût été le caractère dictatorial de son régime, la Tunisie pourrait jouer un rôle de leadership quant aux réformes pouvant avoir lieu dans le “GMO”. Sans toutefois aller jusqu’à lâcher Ben Ali – les intérêts américains ont encore besoin de lui – le président américain l’invite, certes rudement, à lever quelque peu la chape tyrannique en engageant des réformes démocratiques.

La couverture médiatique de cet échange entre Bush et Ben Ali par les médias officiels atteindra des sommets en terme de désinformation. Ainsi, le quotidien “La Presse”, sans le moindre scrupule, escamote les propos sur la liberté de la presse et le processus politique. Tronquant ainsi les propos de Bush, il lui fait dire exactement l’inverse de ce qu’il a dit : “Le Président George W. Bush – écrit La Presse- a exprimé sa considération pour l’élan de réforme que vit la Tunisie et qui est de nature à montrer la voie aux autres pays de la région”. Ou encore, insiste l’éditorial du même journal, “Cet élan de réforme que vit la Tunisie et qui est de nature à montrer la voie aux autres pays de la région, et auquel le président Bush a rendu un hommage appuyé, procède précisément des principes de gouvernance socio-économique, politique et culturelle initiés par le président Ben Ali.”



La “Une” de la honte, La Presse du 19 février 2004
(cliquez pour agrandir)

Voilà à présent celui qui vient de se faire sermonner par le président Bush, se prend au jeu du donneur de leçon. Celui qui a battu tous les records des scores électoraux des présidentielles (99, 27 % en 1989 ; 99, 91 % en 1994 ; 99,44% en 1999 et 99,54% pour le référendum de 2002), le même qui opprime toute forme d’opposition dans son pays, le même qui, la veille du 28 mars, réprime violemment une manifestation pacifique pour la liberté de la presse (cf. le communiqué de RSF) décide unilatéralement – et d’une manière absolument inimaginable – de reporter le sommet de Tunis en arguant de la “divergence profonde des positions sur des questions fondamentales […] [destinées à] renforcer le progrès démocratique, d’assurer la protection des droits de l’homme, de consolider la place de la femme et de raffermir le rôle de la société civile.” (Tunis, La Presse du 29 mars).

Les participants aux réunions préparatoires, les Chefs d’Etat arabes qui se préparaient à arriver à Tunis, les journalistes, les observateurs de tout bord et les populations arabes sont abasourdis par la décision tunisienne.

INCOMPREHENSIBLE !

On nage en plein irrationnel, tant au niveau de la forme utilisée pour reporter le sommet, qu’au niveau des raisons alléguées.

D’abord au niveau de la forme, ce report est probablement sans précédent dans les annales des relations internationales.

L’importance du sommet, l’importance de l’entité (la plus haute instance des Etats arabes) n’ont eu d’égal que le laconisme du communiqué reportant sine die le sommet. Un communiqué intervenu alors même que les ministres arabes des Affaires étrangères étaient en plein travail préparatoire.

Celui qui a décidé de ce report sera ensuite injoignable. Point d’explication, c’est ainsi. On prétendrait même, que pour se soustraire à davantage d’explications, le président Tunisien aurait avancé des raisons de santé.

Pendant les 48h qui vont suivre, hormis le communiqué laconique lu devant la presse par le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères Hatem Ben Salem, c’est en vain que l’on cherchera une déclaration ou une clarification officielle du ministre des affaires étrangères tunisien Habib Ben Yahia ou du président Tunisien lui-même. Aucune conférence de presse non plus pour répondre aux questions des journalistes.

Le journal télévisé du dimanche soir (28 mars 2004) de la principale chaîne nationale sera tout aussi laconique. Diffusant d’abord le communiqué de Hatem Ben Salem, le JT s’embourbe ensuite dans des explications derrière la sacro-sainte “source anonyme mais officielle” (“une source responsable au ministère des Affaires étrangères” [sic] ). On avait espéré voir H. Ben Yahia sur le plateau pour rassurer, clarifier et répondre aux incompréhensions de la nation arabe, mais en vain. On avait espéré une intervention de Ben Ali, en vain non plus.


Canal 7, JT du soir, dimanche 28 mars 2004
Cliquer sur l’image pour démarrer le visionnage
(RealAudio, 1.6 Mo)

Le lundi matin, les organes de presse tunisiens, officiels ou officieux, sont eux aussi quasi silencieux. Outre un éditorial lénifiant, la Une du Journal “La Presse” consacre presque autant d’espace à la tragédie politique qui vient d’avoir lieu qu’aux élections régionales françaises. Sous le titre “Précisions d’une source responsable au ministère des Affaires étrangères [re-sic] : Le report n’a aucun rapport avec le lieu du sommet”, elle reprend les mêmes sornettes exposées la veille au journal télévisé.

La Tunisie vient littéralement de virer les ministres arabes des Affaires étrangères de son sol, elle vient de fermer ses frontières aux Chefs d’Etat qui devaient arriver le jour même, une tempête médiatique s’est levée aux quatre coins de la planète et le Tunisien, comme toute la nation arabe, a droit, en guise d’explication, aux balivernes d’une obscure “source responsable”. Ahurissant !



La “Une” de “La Presse” du 29 mars 2004
(cliquez pour agrandir)

Cette façon de faire :

Est-ce de la désinvolture à l’égard des hôtes de la Tunisie ?

Est-ce du mépris à l’égard de la Ligue arabe ?

Est-ce de l’indifférence à l’égard des peuples arabes ?

Pourquoi fuir et refuser d’affronter les médias lorsque l’on est sincère ?

Comme tous ceux qui ont suivi les événements de Tunis, après la surprise et l’effroi nous avons essayé de comprendre, sinon trouver un minimum de sens à l’égard de ce qui vient de se produire. Hélas, en vain. Car la part de l’irrationnel domine.

D’abord évacuons les arguments de façade avancés par le régime tunisien.

Il est quasiment certains à l’heure où nous écrivons ces lignes que l’argument relatif à la “divergence profonde des positions sur des questions fondamentales […] [destinées à] renforcer le progrès démocratique, d’assurer la protection des droits de l’homme, etc.” est une argumentation de pure façade élaborée a posteri. Elle l’a été sans aucun doute après que la décision de reporter le sommet ait été prise. Du reste, il faudrait vraiment être sot pour croire un seul instant à la sincérité d’un tel argument de la part de celui qui, à peine quelques semaines auparavant, se faisait sérieusement sermonner pour les mêmes motifs par Bush. Sermonné comme jamais un président ne le fut (nous reviendrons sur cet aspect). Et il faudrait dépasser les limites imaginables de la sottise pour accorder le moindre crédit à cette explication de la part de celui qui traîne 4 casseroles électorales frisant les 100%, un millier de prisonniers d’opinion, des meurtres et des mutilés sous la torture, une opposition et des tribunaux totalement sous la botte et des pouvoirs de droit et de fait difficilement égalables sur la planète.

De nombreuses explications ont été avancées par des observateurs pour expliquer cette décision du président Tunisien (Cf. Tunisnews du 29 mars 2004). Parmi celles-ci, on y retrouve trois principalement :

1- Les dissensions entre plusieurs pays (Arabie Saoudite, Jordanie, Palestine, Syrie, etc.) ;

2- Le refus de Ben Ali de recevoir la délégation palestinienne composée des membres de Hamas, du Djihad Islamique et du FPLP ;

3- Les pressions américaines.

Pour le premier argument, il est difficile d’y adhérer étant donné le timing des événements. En effet, quand bien même ces dissensions existaient, la décision de reporter le sommet fut annoncée alors même que les représentants des pays arabes étaient en plein travail pour rédiger un document commun. On pourrait imaginer que le temps manquât pour aplanir les dernières difficultés, mais, dans ce cas-là, la décision du report eût dû être discutée entre les membres et prise en commun. Par ailleurs, à défaut d’un accord commun sur un tel report, la Tunisie conservait toujours la possibilité de prendre la décision unilatérale qu’elle a prise. Elle aurait ainsi au moins donné une chance à l’aboutissement du sommet et sauvé les apparences.

Pour le second argument relatif à la délégation palestinienne, il nous semble que c’est une cause possible mais là aussi peu probable. C’est peu probable car faire capoter le sommet dans un contexte aussi important rien que pour ce motif relèverait du déséquilibre mental. Car le dommage que causerait un tel report tant à la Tunisie – et pour cause – qu’à toute la nation arabe est autrement plus grave que la victoire symbolique d’un mouvement islamiste assis à la même table que le régime de Ben Ali.

Reste à présent l’argument de la pression américaine qui aurait fait capoter le sommet. C’est aussi possible, mais présenté comme tel peu probable.

Je m’explique. D’abord le postulat selon lequel les USA ont intérêt à ce que le sommet capote n’est pas certain. En effet, de part les pressions qu’ils exercent sur les différentes délégations, je suis plus amené à croire qu’ils ont – les USA – plus à gagner des conclusions du sommet qu’à perdre, et a fortiori dans le contexte mondial actuel. Il ne faut pas perdre de vue qu’aucune délégation des pays arabes n’est issue d’un régime authentiquement souverain, car démocratiquement élu. Tous, sans exception, n’ont pas de réelle légitimité démocratique. Pour la plupart, leur maintient au pouvoir dépend du soutien américain.

Ainsi, croire d’un coup, lors de ce sommet, que les représentants des régimes arabes puissent vraiment manifester une animosité vis-à-vis de ceux-là même dont leurs régimes dépendent est un contresens. Ecarter, comme par enchantement, le vrai profil et la réalité des hommes qui gouvernent le monde arabe, ignorer ainsi soudainement leur étroite dépendance des USA le temps d’un sommet, ne semble pas pertinent. L’intérêt américain dans l’échec du sommet ne semble pas très convaincant. Je ne vois pas comment, même au sein de la ligue arabe, ces régimes si dépendants puissent contrecarrer l’hégémonie américaine. Du reste, l’ont-ils jamais fait ?

Mais alors pour quelle raison Ben Ali a fait capoter le sommet ?

Deux explications demeurent :

Pour la première, il s’agit d’abord de faire le constat de la difficulté de comprendre, tant ce qui s’est passé relève à ce jour de l’irrationnel le plus total.

Peut-être en apparence irrationnel, car il pourrait manquer encore des pièces pour comprendre le puzzle. Ces pièces, si elles existent, elles se révéleront. Ce n’est qu’une question de temps. Tôt ou tard – dans quelques jours, quelques semaines, quelques années – on apprendra ce que Ben Ali a fait, dit, et avec qui il s’est entretenu durant les heures qui ont précédé le communiqué lu par Hatem Ben Salem, le 27 mars 2004. Ceci, si tant est que la décision de Ben Ali n’était pas prévue d’avance en s’intégrant dans une stratégie – quand bien même irrationnelle – de communication qui mette à profit le contexte du Sommet arabe pour une médiatisation internationale maximale.

Pour la seconde explication, il n’est pas impossible que Ben Ali, acculé, se soit mis à jouer avec le feu en manipulant et en détournant à son profit ce qui apparaît comme étant des pressions américaines. Et cela pour des raisons strictement de politique intérieure au grand dam de l’intérêt de tous les peuples arabes.

Précisons d’abord ceci : croire que les réformes démocratiques voulues par les USA et les pressions qu’ils exercent en ce sens aient été la cause de l’échec du sommet serait une erreur. La volonté de réforme au sein du “GMO” de la part des USA n’est, à court terme, que de la pure gesticulation. Il faut vraiment être naïf pour croire que l’administration américaine soit prête à mettre en péril ses intérêts dans la région par une déstabilisation des dictatures arabes. Et il faut être encore plus naïf pour songer un seul instant que le gouvernement américain – qui sait mieux que quiconque qu’il est l’Etat le plus haï dans le “GMO” -, puisse briser ces tyrannies au profit de pouvoirs authentiquement démocratiques susceptibles de conserver leur haine des Américains. C’est seulement à moyen et à long terme que les projets américains pour la région prennent du sens, tant en terme d’intérêt économique que de sécurité nationale pour les américains. Cette démocratisation du monde arabe et sa pacification politique, pour les intérêts mêmes des USA, ne peuvent ainsi l’être que par un processus progressif et contrôlé qui évite l’altération des alliances américaines dans les pays arabes.

Eu égard à ces éléments, songer que les arguments de Ben Ali proviennent directement des pressions américaines est illogique. En revanche, il n’est pas impossible, notamment après l’humiliation lors de son voyage aux USA, que le président Tunisien, acculé et se sentant de plus en plus menacé dans son hégémonie ait voulu faire un excès de zèle vis-à-vis des USA… avec tout ce que cela peut comporter comme risque.

Après tout, le double discours de la démocratie et des droits de l’Homme avec une répression terrible derrière est, depuis belle lurette, une spécialité dont la Tunisie est passée maîtresse. Décalquer cette attitude sur la scène arabe avec une médiatisation maximale ne peut nuire, dans l’esprit de Ben Ali, au régime. Bien au contraire, cette attitude pourrait contrecarrer certaines menaces à son pouvoir, perçu comme affaibli depuis sa visite à la Maison blanche.

En effet, Ben Ali se sentant menacé de plus en plus par une opposition, bien que divisée mais réelle ; ayant, après sa visite aux USA, eu le sentiment que l’administration américaine le soutenait mais pas à n’importe quel prix ; paranoïaque comme tout dictateur a-t-il songé que si l’opposition pouvait être en mesure de le renverser, les USA laisseraient faire étant donné le caractère modéré et les valeurs séculières de cette opposition tunisiennes ? Tout cela a-t-il contribué à faire basculer Ben Ali vers l’irrationnel pour s’assurer du soutien indéfectible des USA. Les mêmes USA qui lui ont dit que la Tunisie pouvait être le leader du monde arabe en terme de réforme. A-t-il fini par croire les lubies des médias locaux à propos de sa visite aux USA ?

Encore une fois, face à l’insensé qui vient de se produire, on est réduit aux extrapolations les plus terrifiantes. Fasse Dieu que ce qui est décrit n’est que pure extrapolation. Car imaginer que la décision de Ben Ali de reporter le Sommet soit strictement motivée par des considérations personnelles au détriment à la fois de l’intérêt de la Tunisie et de la nation arabe est effrayant quant au nouveau cap qui serait ainsi franchi par le dictateur tunisien. Et si tel est le cas, la responsabilité n’incombe pas à l’auteur d’un acte, devenu dément. Elle incombe davantage à ceux qui continuent d’observer en laissant faire.

Astrubal, le 30 mars 2004