Ils sont environ 59 mille migrants résidant en Tunisie, et 80% d’entre eux sont issus de la région du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne, d’après les estimations du Centre international pour le développement des politiques migratoires (ICMPD), portant sur l’année 2020.

On compte près de 5500 migrants officiellement autorisés à travailler chaque année. 40 % d’entre eux sont Européens, 31% sont issus du monde arabe, 14% sont asiatiques et 4% sont subsahariens, selon un livret informatif sur l’accès au travail des migrants en Tunisie de l’ONG Terre d’asile.

 

Ainsi, dans leur écrasante majorité, les migrants travaillent au noir. Ils sont employés principalement dans les secteurs de l’agriculture, du bâtiment, le travail domestique, les industries manufacturières, du service et du tourisme, selon les données de l’Organisation internationale du travail (OIT).

« Les outils d’appréciation de la situation de l’emploi sont déconnectés de la réalité du marché tunisien », souligne l’étude « Régularisation des travailleurs sans papiers : Expériences européennes et propositions pour une stratégie tunisienne respectueuse des normes internationales en matière de migration », de la fondation allemande Friedrich-Ebert-Stiftung Tunisie, réalisée par l’économiste des ressources humaines Saïd Ben Sedrine, et publiée en 2020.

La précarité de l’emploi des migrants est inhérente à leurs conditions de séjour en Tunisie. Résidant en Tunisie sans carte de séjour valable, les migrants sont amenés à travailler dans la clandestinité. Cette situation ouvre la voie à l’exploitation.

 « Courant le risque d’être expulsé à tout moment, le travailleur en situation irrégulière se montrera très complaisant face à son employeur pour éviter une dénonciation qui mettrait un terme à son projet migratoire », déplore l’auteur de l’étude.

Pour y remédier, la régularisation du statut des travailleurs migrants s’impose. L’Etat, quant à lui, ferme les yeux sur ce marché informel grandissant.

Couverture de l’étude Régularisation des travailleurs sans papiers : Expériences européennes et propositions pour une stratégie tunisienne respectueuse des normes internationales en matière de migration

La régularisation pour endiguer l’exploitation

Sans une régularisation de la situation des travailleurs migrants sans-papiers, cette exploitation perdurera. Or, ce processus de régularisation s’avère long et compliqué. Cette main d’œuvre bon marché flexible et docile est une aubaine pour les employeurs. Même si certains d’entre eux  sont favorables à la régularisation de la situation des employés migrants. Ces employeurs sont prêts à procéder à des recrutement conformes à la législation tunisienne, fait savoir l’économiste. Pour y parvenir, l’administration est appelée à accélérer les procédures de régularisation des travailleurs migrants.

 « Les nombreux allers-retours entre les administrations génèrent une grande incertitude quant à la décision finale de l’administration, découragent les employeurs potentiels, notamment les petites et moyennes entreprises. Ainsi, l’application du principe d’opposabilité de la situation de l’emploi, pose la question de l’efficacité des instruments existants pour filtrer les demandes d’autorisation de travail », explique l’auteur de l’étude. Et de poursuivre : « Les outils d’appréciation de la situation de l’emploi sont déconnectés de la réalité du marché tunisien. Le parcours administratif impliquant différents services dans le traitement des demandes d’autorisation de travail, est opaque ».

Or, seule la régularisation de la situation de travailleurs migrants permet de garantir les droits fondamentaux de cette catégorie de main d’œuvre et de les préserver de l’asservissement économique.

Elle sert aussi à enrayer une concurrence malsaine entre une main d’œuvre locale plus exigeante quant à ses droits et une autre étrangère, peu coûteuse et moins revendicative. Cette concurrence fragilisera les acquis sociaux de l’ensemble des travailleurs. La régularisation de la situation des salariés migrants se présente ainsi comme « le meilleur moyen de s’assurer que la migration n’est pas détournée pour niveler les conditions de travail par le bas », souligne l’étude précitée.

Cette régularisation évitera également la concurrence délétère entre les employeurs. « La régularisation des sans-papiers permet de lutter contre la concurrence déloyale sur le marché du travail, promeut le travail décent pour tous et offre ainsi à l’État l’opportunité d’assurer une régulation efficace et juste du marché ».

De la nécessité de réformes législatives

L’auteur de l’étude prend comme exemples les expériences de la France et de l’Italie en matière de régularisation des travailleurs migrants. Si la France a procédé à une régularisation « au cas par cas », l’Italie a opté à un certain moment pour une régularisation en masse.

En Tunisie, Saïd Ben Sedrine appelle à réformer la législation actuelle afin de promouvoir le travail régulier. Plusieurs articles de lois sont à abroger, parmi lesquels, l’article 259 du code du travail interdisant la mobilité géographique des travailleurs. Cette interdiction ne permet pas à un salarié migrant d’accéder à un travail dans le secteur formel, fait-il savoir.

Les restrictions administratives poussent les travailleurs migrants vers le secteur informel

Il plaide également pour une réforme de la législation relative aux conditions de séjour des étrangers en Tunisie. Actuellement, le titre de séjour d’un étranger est retiré si les raisons pour lesquelles il a été octroyé ont disparu. Il est important dans ce sens que l’étranger puisse avoir le droit de chercher activement un emploi ou/et poursuivre une formation professionnelle pour accéder à un emploi régulier à la fin de son contrat de travail.

Et d’insister sur la nécessité de mettre en place un Comité consultatif de régularisation des sans-papiers regroupant les représentants des partenaires sociaux, des associations œuvrant pour la défense des droits de l’homme et des migrants, des administrations impliquées et l’Instance nationale de lutte contre la traite des personnes. Ce comité épaulera l’administration chargée de l’examen des demande déposées par les travailleurs migrants dans sa prise de décision de la régularisation. Celle-ci doit être favorable notamment lorsqu’un étranger est à même de prouver son activité professionnelle.

L’économiste des ressources humaines admet toutefois les difficultés pour un salarié en situation irrégulière à obtenir de son employeur la preuve écrite de la réalité et de la durée de l’activité professionnelle antérieure.

Pour qu’un migrant puisse prouver qu’il occupe un emploi, les partenaires sociaux doivent jouer un rôle pour le soutenir, réclame l’auteur de l’étude. « Le rôle des partenaires sociaux (UGTT et UTICA) et de l’Inspection du travail est de l’aider à obtenir cette preuve. L’Instance nationale de lutte contre la traite de personnes pourrait aussi aider les victimes de ce phénomène ».

Si certains textes de loi sont à abroger, d’autres sont à respecter pour garantir les droits socio-économiques des travailleurs sans-papiers. Il s’agit des dispositions de la Constitution garantissant le droit syndical, le droit de grève, le droit à la santé et à un environnement sain, le droit à l’enseignement, le droit au travail et le droit de propriété. D’autres dispositions juridiques sont aussi à appliquer, en l’occurrence la loi organique relative à la prévention et la lutte contre la traite des personnes et celles sur la lutte contre les violences faites aux femmes et sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale.

La régularisation des travailleurs migrants suppose une connaissance du marché de l’emploi ainsi qu’une prise de conscience de la part de ces travailleurs de leurs droits et devoirs.

Interrogé par Nawaat, le membre de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), Abdallah Echi, confie que la centrale syndicale ne dispose pas d’assez de données les concernant. « L’anarchie prévaut en la matière », assène-t-il. Et de préciser que « même les premiers concernés ne sont pas assez sensibilisés sur leurs droits ».

Cependant, l’UGTT s’est à maintes reprises exprimée en faveur de la régularisation des travailleurs migrants sans papiers. Elle a également mis en place le concept « Espace migrants » dans différentes régions de la Tunisie pour informer, orienter et accompagner juridiquement les migrants réguliers et irréguliers en cas d’abus. Mais beaucoup reste à faire.

« Aujourd’hui, l’UGTT et les organisations de la société civile doivent contribuer à l’émergence d’une politique publique de régularisation qui encourage les travailleurs migrants à sortir de leur clandestinité en toute tranquillité et accéder ainsi aux services offerts par les points focaux syndicaux et les associations humanitaires », plaide l’auteur de l’étude.

La régularisation des migrants sans-papiers garantit leurs droits à des conditions de travail décentes. Elle concorde également avec le besoin de main d’œuvre de certains secteurs. La régularisation met sur le même pied d’égalité les travailleurs étrangers et locaux, une manière aussi de couper court à la chasse aux migrants, accusés de voler les emplois des Tunisiens.