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Le 23 Octobre 2011 sera une date fatidique qui restera sans doute gravée dans la mémoire collective des Tunisiens. Le pays entamera à partir de cette date un tournant décisif dans son histoire moderne, qui façonnera le modèle sociétal et politique pour plusieurs générations. Tout en ayant le regard tourné vers l’avenir, nous ne devons pas négliger l’importance d’un exercice certes douloureux, mais ô combien riche en enseignements…Celui qui consiste à faire le bilan des expériences passées. C’est seulement à ce prix que nous pourrons bâtir les fondations d’une démocratie solide et pérenne en barrant la route à toute velléité de retour de la tyrannie (et Dieu sait que les nostalgiques se font de moins en moins discrets par les temps qui courent).

Bien évidemment, l’exercice n’est pas simple. On mettra probablement des décennies avant de pouvoir faire un bilan objectif, avec tout le recul et surtout tout l’expertise nécessaire (économistes, politologues, historiens, sociologues etc…). Ceci étant dit, il y a un aspect fondamental qu’il ne faudra pas oublier à l’heure des bilans : il s’agit des coûts cachés de la dictature. En effet, alors que les effets directs de celle-ci sont bien visibles et facilement discernables (torture, répression, muselage des libertés collectives et individuelles, corruption généralisée et dilapidation des richesses de la communauté etc…), il n’en reste pas moins que les séquelles indirectes sont tout aussi néfastes et bien plus vicieuses puisque par définition moins explicites. Dans tous les systèmes totalitaires, qu’ils soient d’obédience communiste, fascisante ou religieuse, il se produit inéluctablement un phénomène de nivellement par le bas qui finit par démotiver les eprits brillants et le sens de l’initiative et ériger la médiocrité en système. La Tunisie de cinquante dernières années n’a pas échappé à la règle.

Combien de chercheurs ou entrepreneurs avons-nous perdu à cause de la fuite des cerveaux ? Ceux qui ont quitté la Tunisie pour s’installer sous d’autres cieux plus cléments sont probablement aussi patriotes que les autres…La principale raison de leur départ était plus lié au ‘système’ qui entravait leur créativité et finissait par se dresser en véritable obstacle à leur épanouissement, et ce dans tous les domaines (recherche scientifique, art, affaires et j’en passe). Le propre des systèmes de pouvoir personnel est de générer un environnement où personne n’ose discuter les opinions du chef, où il est plus rentable d’être obséquieux qu’audacieux, et par là-même une environnement qui tue dans l’œuf toute initiative d’exercer son esprit critique, et donc de progresser (en d’autres termes bloquer les voies de ce qu’appelle l’Ijtihad en quelque sorte). Le cheminement qu’a connu la Tunisie durant le dernier demi-siècle le prouve dans plusieurs secteurs.

Dès le milieu des années 60, le militant Ahmed Tlili adressait à Bourguiba une célèbre lettre ouverte, qui lui a valu sa disgrâce auprès du régime, pour le mettre en garde contre les dérapages du système autocratique et ses conséquences malheureuses pour le pays. Depuis, on connaît la suite. Peu à peu, une caste d’aparatchiks déconnectés du peuple et vivant dans une tour d’ivoire s’est constituée. Le seul souci de cette caste n’était ni d’ordre idéologique, ni d’ordre politique. Le politique ne servait en fait que de couverture pour justifier les pires exactions et maintenir indûment les privilèges dont jouissait cette ‘nomenklatura’. Le mérite, la compétence et le travail ne sont plus les critères de la réussite et de la récompense mais plutôt la flagornerie, le népotisme et le régionalisme…Tous les coups sont permis pour survivre dans ce panier à crâbes et le système finit tôt ou tard par s’effondrer sous le poids de ses propres incohérences (URSS en 1991, régime de Bourguiba en 1987 et enfin régime novembriste en 2011).

Une fois que la gangrène commence à se propager, la chute du système n’est plus que question de temps et de conjoncture internationale plus ou moins favorable. La machine se mue en un système à broyer les hommes, le culte de la personnalité écréte toute tête qui déborde : les plus brillants sont condamnés à un dilemme cornélien : soit rester et s’aplatir face au système (avec toute la frustration et la rancœur que cela engendre), soit partir et c’est une perte sèche pour la pays (pour tout chercheur qui exerce en Europe ou aux USA, je vous laisse le soin de comptabiliser le budget dépensé par l’Etat tunisien en instruction publique et autres soins de santé publique). Dans les deux cas, le verdict est le même : nivellement par le bas. Cet état de fait, quand il dure pendant des décennies, finit par induire au moins deux effets vicieux :

– Une inversion du système des valeurs : la médiocrité paie plus que l’intelligence, l’honnêteté ne mène pas loin, la magouille est plus rentable que le travail sérieux etc…

– Une panne de l’ascenseur social : dans les années 50 et 60, l’une des plus belles réalisations de la Tunisie, dont ses enfants étaient fiers avec raison, était la possibilité pour TOUS de bénéficier d’un effet de promotion sociale, grâce au travail et à l’effort titanesque déployé par l’Etat dans le domaine de l’Education. On pouvait être fils d’ouvrier et devenir instituteur, on pouvait être fils d’instituteur et finir médecin. Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Le système a favorisé, pour des raisons purement démagogiques, la quantité au détriment de la qualité. On faisait des têtes pleines au lieu de rechercher des têtes bien faites. On décourageait l’esprit critique (et pour cause, il ne fait pas bon de trop se remuer les méninges sous une dictature). Le niveau a régressé de manière alarmante (une étude faite au niveau international il y a quelques années l’a bien démontré). Bref, l’ascenseur social a cessé de fonctionner, avec pour résultat des hordes de diplômés chômeurs frustrés, désabusés, mal formés et sans perspective. Et par-dessus le marché, un secteur qui était le fleuron et la fierté du modèle social tunisien (l’Enseignement), et qui est devenu sinistré à cause du désintérêt tant du côté des élèves et des étudiants que de celui des enseignants.

Churchill disait que la démocratie était le pire des régimes, à l’exception de tous les autres. Seul un système authentiquement démocratique pourra nous protéger contre les dérives autocratiques et préserver l’avenir de nos enfants. Le 23 Octobre, les Tunisiens auront la responsabilité historique de faire le bon choix en soutenant ceux qui ne transigeront pas sur ces principes en aucune manière et qui sont sincères et irréductibles dans leur volonté de rupture avec le passé. Quant aux nostalgiques et autres ‘caresseurs dans le sens du poil’, espérons qu’ils soient suffisamment lucides pour comprendre qu’une page de l’Histoire sera tournée à jamais ce jour-là !