« A la mémoire de notre ami Jad Henchiri, qui a défendu jusqu’à son dernier souffle, le droit de chaque tunisienne et chaque tunisien à une santé publique respectueuse de son humanité. »
La Tunisie a été endeuillée, le 1er avril 2024, par la mort de l’un des plus farouches défenseurs du secteur de la santé publique, Jad Henchiri. Cette perte a peiné tous ceux qui connaissaient de près le « médecin du peuple ». Mais son départ a incité des milliers de Tunisiens et de Tunisiennes à réécouter ses interventions dans divers médias, où il mettait à nu la réalité des hôpitaux publics et la politique sanitaire de l’Etat. Et le débat sur cette question étroitement liée à la vie et à la dignité des Tunisiens, a été ainsi ranimé.
Quand l’abandon de la santé publique relève de la politique de l’État
Si le budget alloué au ministère de la Santé a connu une hausse de 30,9% au cours des cinq dernières années, pour atteindre cette année 3 660 millions de dinars, cet indicateur ne reflète guère la situation réelle de ce secteur vital. Une lecture approfondie du rapport du budget détaillé de ce ministère, révèle les enjeux de la politique gouvernementale, axée sur la réduction de son intervention et de son soutien à la santé publique. Car, il faut savoir que les budgets alloués au ministère de la Santé représentent 5,23% du budget total de l’État en 2023, dont 87,6% seront consacrés aux dépenses de gestion et d’administration. Alors que les dépenses allouées à la croissance et au développement ne dépassent pas 454 millions de dinars, soit seulement 12,4% du budget du ministère de la Santé.
L’austérité gouvernementale dans ce domaine lié à la santé et à la vie des Tunisiens, a impacté le développement des infrastructures de santé et la capacité du système de santé publique à fournir des prestations acceptables aux citoyens. Au cours des dix dernières années, la population a augmenté d’environ un million d’habitants, mais les structures de santé publique ne se sont pas développées proportionnellement à cette croissance démographique, selon les chiffres publiés par l’Institut national de la statistique (INS). Au cours de la dernière décennie, aucun nouvel hôpital public n’a été construit. Le pays en compte 23 pour plus de 11,5 millions d’habitants. Tandis que les instituts et centres de santé spécialisés ont enregistré une baisse notable, passant de 21 en 2008, à 11 en 2021.
De 2008 à 2021, le nombre des hôpitaux régionaux est passé de 34 à 35, tandis que les hôpitaux locaux sont passés de 108 à 110, durant la même période.
La saignée
Les conséquences de la politique d’austérité du gouvernement dans le secteur de la santé publique ne se limitent pas aux infrastructures, mais touchent aussi le personnel, dont notamment les médecins. Le choix de l’État de resserrer la ceinture dans ce domaine a entraîné une véritable hémorragie qui a saigné le système de santé publique. Ainsi, parallèlement à l’évolution du nombre de médecins tunisiens qui, selon les données de l’INS, s’élève à 15 839 en 2021, avec un taux de croissance estimé à 22,5% au cours de la dernière décennie. Alors que durant la même période, le nombre de médecins exerçant dans le secteur public n’a augmenté que de 16,5% contre 20,28% dans le privé.
Les chiffres de l’INS et du ministère de la Santé mettant en évidence la fuite des compétences et des cerveaux, sont alarmants. Cependant, le gouvernement a décidé, depuis 2016, dans le cadre de son plan de réduction de la masse salariale et du déficit des budgets de l’État, d’arrêter les recrutements dans la Fonction publique, dans tous les secteurs, à l’exception des ministères de la Défense et de l’Intérieur. Une décision qui a poussé les jeunes médecins à tourner le dos au secteur public et à chercher à construire leur avenir professionnel hors du système de santé public. Résultat : quatre ans plus tard, les vagues migratoires annuelles de jeunes médecins et autres étudiants en médecine se sont élevées à 600 personnes en 2018, alors que l’on prévoit que ce nombre atteigne 2 700, d’ici 2022, selon les déclarations de Youssef Makni, président du Conseil national de l’ordre des médecins, dans plusieurs médias. Quant à ceux qui n’ont pas pu franchir les frontières, ils ont été recrutés par les cliniques privées, lesquelles emploient 55 % du nombre total de médecins, d’après des statistiques de l’INS rendues publiques en 2021. Par ailleurs, le secteur privé a connu un essor important, puisque le nombre de cliniques privées est passé de 90 à 109, entre 2014 et 2021, tandis que le nombre de cabinets privés a, au cours de la même période, augmenté de 7 283 à 8 760.
Injustice sociale et sous-développement
Les régions ouest comprennent les villes et villages les plus déshérités du pays. Depuis des décennies, ces zones enregistrent les indicateurs de développement humain les plus bas. Et à cet égard, la situation du secteur de la santé publique devient un autre témoin de l’injustice infligée aux populations de ces régions. Absentes de cette Tunisie des cartes postales que les décideurs veulent vendre dans les médias, ces régions sont toujours les oubliées des plans de développement et des programmes d’investissement, tant publics que privés.
Les premiers contours de la carte sanitaire dans ce que l’on appelle, en Tunisie, les «zones d’ombre», apparaissent dans le rapport du Forum tunisien des droits économiques et sociaux en 2017, ayant pour titre : «A propos des droits économiques, sociaux et culturels, sept ans après la révolution». Dans la partie réalisée par le Dr Moncef Bel Haj Yahia, de l’Association tunisienne de défense du droit à la santé (ATDDS), il est indiqué que le taux de mortalité infantile en milieu rural est de 6,42/1000, soit près de trois fois celui enregistré en milieu urbain, lequel ne dépasse pas 2,21/1000, selon une enquête conjointe de l’INS et du Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) en 2012. Alors que le taux de mortalité des femmes à l’accouchement dans les régions du nord est catastrophiquement élevé, atteignant environ 76/1000 cas, par rapport au nord-est, où le taux de mortalité à l’accouchement se situe autour de 9,7/1000. Ces chiffres choquants ne contredisent pas les statistiques relatives à la répartition des établissements publics de santé et du personnel médical sur l’ensemble du territoire du pays. Cette répartition explique clairement comment les habitants de des régions ouest meurent plus rapidement et plus facilement. Les gouvernorats de l’Est, qui regroupent les principales villes de Tunisie, représentent 73,85% de la capacité d’accueil hospitalière du secteur public, qui s’élève à 20 488 lits en 2017, selon les statistiques du ministère de la Santé. Tandis que 5 358 lits sont répartis entre 10 gouvernorats, dans le reste du pays.
La discrimination régionale ne se limite pas aux structures de santé, mais touche également la répartition des médecins et du personnel médical, dont 78 % sont concentrés à Tunis et dans la bande côtière du pays. Quant aux 2 060 centres de santé de base restants, ayant pour objectif d’assurer une couverture sanitaire dans les zones rurales, la situation ne s’annonce guère meilleure. Le rapport final sur l’état actuel des centres de santé de base, élaboré en 2017 par l’Association Mourakiboun, en partenariat avec le National Democratic Institut américain (NDI), a révélé que 41 % des édifices sont en mauvais ou très mauvais état, et que 47 % de ces structures sont reliées à des routes dégradées. A signaler aussi que 39% de ces installations sont dépourvues des moyens de communication stables, alors que 53% des centres de santé étaient concentrés dans un environnement non sécurisé et pollué. Enfin, outre le fait qu’un tiers des centres de santé dits de base ne disposent pas de réfrigérateurs pour conserver les médicaments, seulement 18% de ces structures assurent des prestations aux citoyens tout au long de la semaine.
Cherchez dans les recommandations du FMI !
La politique d’austérité menée par le gouvernement tunisien n’est pas le résultat d’un choix national fondé sur l’agencement des priorités et prenant en compte les spécificités sectorielles de ses différents infrastructures publiques. Sous la pression de la crise économique qui s’accentuait, il s’est empressé de conclure, le 15 avril 2016, un accord de crédit dit «Extended Fund Facility» avec le Fonds monétaire international, d’une valeur de 2,8 milliards de dollars qui sera remboursé par tranches jusqu’en 2020. Cet accord, stipulant «l’accélération du rythme des réformes économiques pour réduire la vulnérabilité macroéconomique, doper la croissance et favoriser la création durable d’emplois», selon un communiqué du FMI, comporte une série d’engagements que le gouvernement tunisien devra mettre en œuvre au cours des quatre années. Le texte comprend une annexe traçant les contours d’une stratégie intégrée de structuration de la fonction publique sous prétexte de pression sur les salaires et les dépenses publiques. Un plan que le gouvernement a appliqué avec dévouement depuis 2017, en gelant complètement tout recrutement dans divers secteurs publics et en annulant l’indemnisation de ceux qui ont pris leur retraite ou ceux qui ont pris le départ volontaire, en plus d’accentuer la pression sur les dépenses de soutien et de l’investissement public des divers départements, dont notamment ceux de la santé et de l’éducation, les deux plus grands ministères après ceux de l’Intérieur et de la Défense. La soumission totale du gouvernement aux conditions du FMI sur le traitement de la question des dépenses publiques s’est accompagnée d’une grande ouverture au secteur privé pour qu’il investisse et comble le vide laissé par les institutions publiques, y compris dans le secteur de la santé, conformément aux mêmes dispositions de l’accord de crédit, qui prévoyait le renforcement du partenariat entre les deux secteurs public et privé, et la publication d’une nouvelle revue d’investissement. L’excès de générosité du gouvernement s’est manifesté pendant deux ans, avec une augmentation du nombre de cliniques privées de 10 %, entre 2016 et 2021, et une hausse de leur capacité d’accueil en un an seulement, à peu près au même rythme, en plus d’avoir recruté 412 nouveaux médecins durant l’année 2017, selon les données du ministère de la Santé.
Les signes de négligence du secteur de la santé publique apparaissent plus clairs dans le plan annoncé par le gouvernement tunisien lors de la Conférence internationale de soutien à l’investissement et à l’économie, Tunisie 2020, tenu le 30 novembre 2016. Dans cette optique, les particuliers acquerront 64,25% du capital de futurs projets d’investissement dans le secteur de la santé, d’une valeur de 4 milliards de dollars, au cours des prochaines années, tandis que l’État s’occupera de 5 projets liés à l’amélioration des hôpitaux régionaux et à la fourniture d’équipements dans un certain nombre de centres de santé publics.
Sur le papier, la révolution tunisienne a consacré la santé comme un droit constitutionnel, conformément à l’article 38 de la Constitution, qui stipule :
L’État garantit la prévention et les soins de santé à tout citoyen et assure les moyens nécessaires à la sécurité et à la qualité des services de santé.
Un texte comme tant d’autres traitant du droit au logement et à l’éducation, de l’inviolabilité physique du citoyen, du droit à la différence et à la libre expression, qui s’est rapidement écroulé face au langage des chiffres et des indicateurs, et face aux pratiques et calculs du pouvoir.
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