La quasi-totalité des productions destinées aux chaînes tunisiennes de télévisions, entre sitcoms, feuilletons, caméras cachées, sont diffusées lors du mois de Ramadan. Pour le reste de l’année, soit les 11 mois restants, les télés privées meublent leur grille de programmes par le télé-achat et les rediffusions de leurs rares programmes et feuilletons ramadanesques.
Les productions sont donc pour le moins saisonnières. Et tout le monde tente d’y trouver à tout prix une place. Le déséquilibre paraît propice aux dérives.
Les rapports qu’entretiennent les boîtes de production avec les chaînes de télévision ainsi que ces dernières avec les grands groupes publicitaires sont souvent boîteux.
L’enjeu économique est capital puisque les chaînes de télévision réalisent environ 50% de leur chiffre annuel durant ce mois, relève Houssem Saad, membre de l’association Alert, à Nawaat.
La publicité inonde la télé durant ce mois. Lors de la diffusion de certaines productions, à l’instar du feuilleton « Fallujah », les coupures publicitaires peuvent dépasser les 10 minutes. Les placements des produits sont également fortement présents.
Ces rentrées d’argent ne profitent pas aux maillons faibles de cet écosystème, en l’occurrence les artistes, les techniciens et autres prestataires travaillant dans ces feuilletons ou autres productions.
Les lésés du système
Beaucoup d’acteurs et actrices, de techniciens et autres prestataires n’ont pas été payés après avoir travaillé dans certaines productions. Le cas du feuilleton « Jbal Lahmar », réalisé par Rabii Takkali, et diffusé sur la chaine Al-Watania 1 en 2023, est emblématique.
En témoigne l’actrice Nadia Boussetta. « La production nous a fait comprendre au cours du déroulement du tournage qu’ils n’avaient pas de quoi nous payer. On devait attendre. Je sentais que ça allait mal finir. Mais j’étais coincée. Que faire quand tu t’es déjà engagée avec une équipe et que tu es en plein tournage. Même éthiquement, ce n’était pas envisageable de tout arrêter », raconte-t-elle à Nawaat.
Comme elle, d’autres acteurs n’ont toujours pas été payés. A l’image de Maram Ben Aziza. Outre les acteurs, d’autres collaborateurs ont été lésés. « Il y a des gens qui peuvent patienter pour recevoir leur paie. Mais il y a en d’autres qui ne le peuvent pas, qui vivent exclusivement de leur métier. On parle de fournisseurs, de maquilleurs, de décorateurs et autres », s’emporte Boussetta. Ces personnes sont derrière la caméra et souffrent dans l’ombre. Ils ne sont pas invités par les médias pour en parler.
« Tous te décrivent au début un projet grandiose censé cartonner. Tu y crois. Tu t’engages avec le réalisateur et la production. Puis quand ça ne marche pas, ils s’évaporent ou te demandent de patienter pour être payé ou carrément d’aller porter plainte », déplore Melika Nourredine, maquilleuse, à Nawaat.
Ayant travaillé dans de nombreux projets, la maquilleuse raconte qu’en l’absence d’un contrat signé, il ne lui restait que la possibilité de menacer de rendre public les préjudices subis pour être payée.
« Rien ne garantit nos droits. Il n’y a personne pour nous défendre. Il n’y a même pas un revenu minimum garanti pour tous », dénonce-t-elle.
Le corps des métiers de techniciens peine à s’organiser. A titre d’exemple, il existe une association des ingénieurs du son, mais elle est inactive. C’est que chacun se bat de son côté pour travailler et assurer ses revenus.
Et ça donne lieu à une concurrence malsaine. « Certains acceptent de baisser leurs honoraires pour travailler », confie un technicien sous couvert d’anonymat. D’autres ont choisi de s’exiler dans des pays du Golfe. Quant à la loi sur le statut de l’artiste susceptible d’organiser ces corps de métier, elle peine à voir le jour.
Même le syndicat des métiers des arts dramatiques relevant de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a du mal à mettre de l’ordre dans un secteur où règne l’anarchie. « Ce domaine est régi par des clans. Chaque clan fait travailler les siens. On ne prend même pas la peine de faire des pseudo-casting. C’est le producteur qui impose les acteurs et actrices. Leur principal souci est à quel point telle ou telle personnalité pourrait leur apporter de la publicité, des sponsors », explique l’actrice et présidente dudit syndicat Nourrehene Bousaiene, à Nawaat.
Dans ce système, seules les têtes d’affiche s’en sortent relativement. Quant aux acteurs professionnels, moins célèbres, ils galèrent pour y trouver leur place. « La situation de ces derniers dans les régions est encore plus lamentable », regrette Bousaiene.
Et d’ajouter : « La paie d’un acteur pour une journée de travail a baissé. Ceci explique aussi le fait qu’ils ne font plus appel à des acteurs professionnels et misent plutôt sur des jeunes aspirant à devenir célèbres, quitte à se satisfaire des miettes ».
La rareté des productions et leur concentration durant le mois du Ramadan expliquent aussi la détérioration des conditions du travail dans le secteur. « Tous veulent travailler et c’est normal. Ils n’ont pas beaucoup de choix », rebondit la représentante du syndicat des métiers des arts dramatiques.
« Ils nous disent clairement, tu te contentes de ça ou tu n’auras rien », lance Melika Nourredine. Et beaucoup se taisent face à ces agissements « de peur qu’on ne fasse plus appel à eux pour travailler. De les sanctionner pour avoir dévoilé publiquement la cuisine interne du métier. D’autres parce qu’ils sont jeunes et ont d’abord besoin de cumuler de l’expérience pour s’affirmer dans le secteur », souligne Nadia Boussetta.
Ce silence favorise l’impunité. Certaines personnes s’improvisent producteurs exécutifs et se sont mises à lancer des projets juste pour gagner de l’argent et une certaine aura, dénonce l’actrice.
Le règne de l’impunité
Nadia Boussetta parle d’amateurisme et de mauvaise gestion dans la production du feuilleton « Jbal Lahmar ». « Dès le départ, le producteur et le réalisateur ont négocié à la baisse le budget avec la télévision nationale. Et malgré ce trou budgétaire, ils ont cru pouvoir faire un feuilleton. Or cela ne s’improvise pas », explique-t-elle.
Résultat : la production et le réalisateur n’ont pas livré l’ensemble des épisodes dudit feuilleton convenu avec la télévision nationale. La direction d’Al Wataniya 1 a décidé d’interrompre la diffusion du feuilleton et n’a pas versé la totalité de la somme fixée au préalable, raconte Boussetta.
Et ce sont les acteurs, les techniciens et les autres prestataires qui font le frais de ce différend contractuel, en n’étant pas payé à leur tour par les producteurs, un an après la diffusion du feuilleton.
Dans d’autres situations, ce sont les producteurs qui sont lésés. C’est le cas du producteur Imed Marzouk, co-fondateur de la boîte « Propaganda », en conflit avec la Attassia Tv. Producteur exécutif du feuilleton « L’affaire 460 », diffusé en 2019, il n’a pas toujours été payé par la chaîne. « Il y a bel et bien un contrat assorti de conditions de paiement. Mais au cours du tournage, ils ont commencé à ne pas respecter le calendrier d’échéances », raconte Imed Marzouk à Nawaat.
Et de poursuivre : « J’avais le droit d’arrêter le tournage. Mais cela aurait été aller droit dans le mur. On tournait en plein Ramadan. Je n’avais pas le temps pour rebondir. Stopper le tournage aurait impliqué beaucoup de pertes. Si je n’ai pas livré l’ensemble des épisodes, ça aurait pu se retourner contre moi et j’aurais été dans mon tort ».
Le producteur a accumulé des dettes, et a dû puiser dans ses propres ressources, soit environ sept cent mille dinars, pour payer l’équipe du feuilleton. « Je sais qu’ils ont de l’argent. Ils ont eu des rentrées publicitaires et ont rentabilisé l’œuvre au bout de dix jours de diffusion. Et même si ce n’est pas le cas, je suis un producteur exécutif et non leur co-producteur. Je m’en fous qu’ils aient gagné ou pas de l’argent grâce à la publicité. Je dois être payé et pouvoir payer à mon tour mon équipe ».
La publicité : le nerf de la guerre
Hormis la télévision nationale bénéficiant de la recette de la redevance sur les factures d’électricité et de la subvention de l’Etat, les autres chaînes de télévision privées comptent essentiellement sur la publicité pour leur financement. Les chaînes de télévision réalisent environ 50% de leur chiffre annuel durant le mois du Ramadan. Et les chaînes et producteurs se disputent ce marché.
Ce marché « se caractérise par un investissement publicitaire et un nombre d’annonceurs particulièrement faible, un nombre de médias (notamment audiovisuels) pléthorique et enfin une intermédiation incarnée par les grandes agences médias, particulièrement concentrée et puissante », relève le rapport du Programme d’appui aux médias en Tunisie 2 (PAMT2) intitulé « Défis économiques et d’organisation des médias tunisiens : Étude sur le financement des médias et les stratégies des annonceurs publicitaires en Tunisie », publié en 2023.
Le marché de la communication est estimé à environ 200 millions DT nets dont 150 MD en achats d’espaces publicitaires. 70% de ces montants passent par les agences et plus de 50% des investissements publicitaires concernent la télé, précise le rapport précité.
Les productions ramadanesques bénéficiant d’une forte audience accaparent la grande part du marché publicitaire. En théorie, pour mesurer ces audiences, les annonceurs se référeraient aux estimations fournies par des deux instituts SIGMA et Media Scan. Reste que la crédibilité de leurs renseignements est contestée par certains acteurs du secteur.
Pour les auteurs du rapport du PAMT2, ces renseignements comptent peu dans le placement publicitaire. « Même si des données fiables permettraient aux annonceurs d’investir dans les meilleurs écrans publicitaires avec davantage d’efficacité, la situation actuelle leur permet de limiter leurs dépenses publicitaires à un niveau extrêmement faible, tout en occupant le terrain. Ils sont donc les principaux bénéficiaires du flou actuel (…) ».
Et d’ajouter : « L’investissement publicitaire n’apparait pas comme la résultante d’une réflexion « experte » conduisant à la réalisation d’un médiaplanning performant en choisissant précisément les médias sur lesquels investir. C’est plutôt la nature de la relation, plus ou moins complice, qu’entretiennent les annonceurs avec tels ou tels médias qui conditionne le volume des investissements publicitaires ».
Cela se traduit par un déséquilibre du rapport de force entre les deux parties, au profit des annonceurs. Pour reprendre le verbatim de certains annonceurs : « les médias sont nos amis … mais des amis qui sont maintenus dans une dépendance totale ».
Durant le mois du Ramadan, l’unique souci des annonceurs est d’avoir de l’espace publicitaire dans les meilleures conditions, soit avec un prix d’achat faible. Ils créent ainsi « un déséquilibre préjudiciable pour le média dans la relation acheteur/vendeur ».
Ce déséquilibre entraîne la faillite des télés, et par ricochet la mise en péril de ceux qui y travaillent ou collaborent. « Cette situation a fait que des télés se sont trouvées incapables de payer leurs techniciens, leurs journalistes, leurs producteurs et autres prestataires », relève le représentant d’Alert.
Les annonceurs interviennent aussi en amont en choisissant les productions à appuyer. On a pu observer cette année de nombreux placements publicitaires dans les feuilletons « Ragouj » signé Abdelhamid Bouchnak ou encore dans le sitcom « Super tounsi » du réalisateur Kais Chekir.
« Le placement de produits qui semble considérablement se développer, est devenu un levier de discussion pour les marques et une façon d’être impliquées en amont et à bon compte comme « coproducteur » de certains programmes ». Ceci engendre « une ingérence » dans les contenus à produire, décrivent les auteurs du rapport.
En misant sur des productions au détriment d’autres, les annonceurs empêcheraient l’émergence de nouveaux talents et de nouvelles créations. « Ils ferment le marché comme on l’a constaté avec les émissions. Ce sont les mêmes têtes, les mêmes concepts, les mêmes animateurs qu’on voit partout et qui se déplacent d’une chaîne à une autre. On évite le risque de miser sur la nouveauté », relève Houssem Saad.
Dans ce système, les annonceurs sont en position de force. Les télés, dépendantes de la publicité, ont basculé dans le télé-achat au lieu de produire des émissions ou encore des feuilletons. Mais les propriétaires des télés ne sont pas exemptés de toute responsabilité. Ils participent à ce chaos.
Houssem Saad parle d’une mauvaise gestion des télés. Ces dernières sont dépourvues d’un modèle économique viable. « Dans la scène politique post 2011, des hommes d’affaires ont cru pouvoir générer d’énormes gains en lançant des télés sans avoir mis en place un plan d’action assurant leur pérennité », explique le représentant d’Alert. Confrontés à leur faillite, ils sont loin de faire profil bas.
« Les propriétaires de la chaîne Attassia se sentent forts, au-dessus de la loi. Des gens ont porté plainte contre eux, ont eu gain de cause. Ils n’ont quand même pas été payés », déplore Imed Marzouk.
Les imposteurs parmi les propriétaires de chaînes télés et les producteurs font régner la loi de la jungle. Les annonceurs tirent leur épingle du jeu. L’impunité dont jouissent tous ces intervenants laissent sur le carreau des gens qui vivent de leur métier. Elle engendre dans son sillage l’appauvrissement d’un paysage médiatique ramadanesque déjà étiolé et souvent médiocre.
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