Depuis les années 2000 et avec l’essor d’Internet et surtout la création des téléphones portables, les réseaux sociaux ont commencé à se profiler dans le domaine de la communication digitale. Facebook, YouTube, Instagram, Snapchat, TikTok, Pinterset et d’autres réussissent à attirer des millions de followeurs (anglicisme du mot « follower »), de suiveurs, qui réagissent aux contenus proposés en appréciant ou même en critiquant ce contenu sur leurs comptes.
Notre rapport avec les réseaux sociaux change au fil du temps, parce que ces réseaux communautaires ne cessent de modifier leurs méthodes afin d’être plus attractifs et plus séduisants, donc, plus performants en matière de gain pécuniaire. Mais pour le faire, ils ont développé un vrai travail sur et par le corps, en facilitant l’accès à ces plateformes et en permettant aux adhérents actifs et productifs de gagner de l’argent, au point de voir apparaître de nouveaux métiers liés à ce travail digital, qui font rêver les enfants, les adolescents, les jeunes et les moins jeunes. Devenir blogueur/blogueuse, instagrameur/euse, Tiktokeur/Tiktokeuse ou créateur/créatrice de contenus est aujourd’hui le rêve le plus désiré, parce que ces nouvelles professions véhiculent des idées attractives aux jeunes d’aujourd’hui qui cherchent à gagner le plus d’argent en fournissant le moindre effort. Et afin de séduire et d’attirer les suiveurs, ces réseaux sociaux donnent la possibilité aux abonnés eux-mêmes d’être consommateurs et en même temps producteurs de contenus attractifs, destinés à être publiés et diffusés.
Selon Le Robert, un réseau social est un « groupe de personnes liées par des goûts, des intérêts communs ». Donc, il est fondé sur une envie de s’intégrer dans une communauté dont les membres partagent les mêmes prédilections. Les créateurs de ce réseau facilitent cette intégration en enregistrant les centres d’intérêt des personnes qui se baladent sur cet espace virtuel et proposent des vidéos, correspondant aux éventuelles préférences du navigant. Il s’agit d’une sorte de calculs, réalisés selon le type et la durée des vidéos visionnées. Ces vidéos recommandées, vous les trouvez sur votre fil d’actualité, quand il s’agit de Facebook, et s’il s’agit de Tiktok, vous les trouvez sur votre « for you page ». L’équipe d’Instagram, par exemple, précise que, par ces recommandations, elle cherche à « aider les internautes à découvrir de nouvelles communautés » : « Quand vos publications sont recommandées sur Instagram, elles peuvent apparaître par exemple dans Explorer, les reels et les recommandations sur le fil, auprès de personnes qui ne vous suivent pas », explique-t-elle.
Instrumentalisation du corps
En effet, cet énorme travail de réseautage n’a rien de social. Il s’agit d’un travail commercial déguisé, qui ne vit que par le nombre des internautes qui suivent tel ou tel contenu. Et ces suiveurs sont traduits en chiffres comptables, en nombre de partages et de commentaires, mais surtout en nombre de « vues ». C’est le paramètre de réussite de telle ou telle page ou de tel ou tel profil. Et pour faire augmenter ces vues, le corps humain est remarquablement mis en scène. D’ailleurs sans ce travail sur le corps, ces réseaux auraient été totalement différents de ce qu’ils sont aujourd’hui. Le corps y est un pilier indispensable dans la représentation des images créées et diffusées.
Les publications étudiées sur ces réseaux révèlent une certaine « esthétisation de la vie » de tous les jours. Le corps représente le noyau de cette nouvelle forme de parler de soi, qui ne se limite pas à la simple représentation mais qui assure une certaine fabrication d’un nouveau moi qui ne vit que dans et à travers les réseaux sociaux, une sorte de moi virtuel.
Ces réseaux communautaires ont réussi à développer une vision esthétique du quotidien, qui relate le récit d’un mode de vie sain, une sorte de « healthy mood » : nourriture peu calorique, parfois végane et des vidéos sur la zen attitude diffusant ce mode de vie : Yoga, exercices de concentration, hypnose, Taï Chi (gymnastique qui relève de la médecine chinoise, dérivée des arts martiaux), méditation, photographies et vidéos de décoration qui prescrivent des couleurs bien déterminées et des modèles de meubles naturels respectant l’environnement et rejetant l’utilisation du plastique et des matières chimiques, etc.
Pour être plus pertinentes, ces publications mettent en scène des personnes bien choisies, sveltes, musclées, qui ont des corps bien sculptés, dont la mission est d’attirer le plus de suiveurs possibles qui doivent, préalablement, grâce aux fonctions que nous offrent les réseaux, liker, commenter, partager, ou tout simplement visionner le contenu. D’ailleurs le simple visionnage suffirait si, au milieu de la vidéo, les publicités défilent contre notre gré les unes après les autres. Mais la vente de tel ou tel produit peut aussi être directe, en faisant souvent appel à des célébrités qui disposent d’un grand nombre de followeurs, pour promouvoir des produits qui seraient porteurs de bonne santé, de beauté inégalable, de peau parfaite, de bonheur absolu en voyageant avec telle ou telle agence de voyage, de vêtements pas chers, d’écoles privées qui sont capables de vous transformer en érudit ou en polyglotte, de salles de sport qui transforment rapidement votre corps grâce à un beau coach, musclé, séduisant et beau parleur qui sait comment vous encourager à vous débarrasser de toute la graisse que vous avez cumulée durant des années.
Fabrication du moi
Les réseaux sociaux ont non seulement instrumentalisé le corps humain, mais ils ont également réussi à en faire une matière première facile à façonner, à manier, à modifier et à métamorphoser. Ils ont permis de développer une certaine esthétique du corps, développée dans les réseaux sociaux, qui sort du réel, qui tend parfois vers le surnaturel ou le surréaliste et qui a surtout contribué à l’essor de la chirurgie esthétique : un nouveau vocabulaire apparaît : la rhinoplastie, blépharoplastie, bichectomie, Russian lip, liposuccion, otoplastie, sourire hollywoodien, etc. L’exemple le plus révélateur est la famille Kardashian et leur impact sur les internautes.
Néanmoins, pour une raison ou une autre, si on n’arrive pas à ce stade extrême de métamorphose physique, les réseaux sociaux et les smartphones nous donnent cette possibilité de créer des images parfaites de soi, qui sont très proches de celles des stars. Grâce aux retouches, aux filtres et aux modifications que l’on peut apporter sur le cadre, le champ et les objets qui meublent cet espace, on arrive à obtenir des portraits plus beaux et plus artistiques : teint parfait, disparition miraculeuse des cernes et des taches brunes, nez coquet, lèvres pulpeuses… On peut même effacer le contour du visage, sculpter le corps, blanchir les dents, rajeunir…
Les réseaux sociaux, quels dangers ?
Plusieurs études scientifiques ont prouvé que la manière d’exposer son corps sur les réseaux peut nous en dire long sur la psychologie et la santé mentale de leurs utilisateurs, surtout chez les adolescents. Ces études expliquent que la représentation du corps peut révéler un manque d’estime de soi. S’exposer excessivement sur Facebook ou sur Instagram, par exemple, en utilisant des filtres donnent des images truquées qui ne sont ni spontanées, ni naturelles. Bien plus, les paramètres de ces réseaux donnent la possibilité aux internautes d’ajouter un texte ou une citation à leurs images. Généralement ce sont, soit des textes qui chantent la belle vie, le bonheur et les qualités de la personne même (une sorte d’exposition de soi qui n’est pas forcément dans un bon état psychologique), soit des citations de personnalités connues qui cristallisent ses pensées et par lesquelles elle peut passer des messages aux « amis » ou « ennemis » virtuels.
La question est plus alarmante chez les adolescents. À leur âge, la quête identitaire est à son apogée. Généralement, ils se brouillent avec leur entourage réel et se créent un espace de communication virtuelle qui prendrait parfois la place de la famille. Les réseaux assouviraient leur besoin d’identification et d’appartenance à un groupe ou à une communauté. Les créateurs des réseaux sont conscients de la particularité de cet âge et proposent à cette catégorie de suiveurs des moyens leur permettant de voir la vie à travers un filtre. Le jeune aujourd’hui peut être « pinterest worthy », c’est-à-dire « stylé » ou « aestetic ». Il s’agit d’une façon de s’inscrire dans une esthétique relative à sa manière de se vêtir et de vivre. Pinterest leur propose, par exemple, des inspirations qu’ils épinglent pour faciliter le suivi, Instagram leur favorise des era (des ères), une sorte de bulle esthétique dans laquelle ils peuvent se retrouver. Les retouches sur leurs photos leur permettent d’avoir une image plus proche de celle des stars des réseaux. Cette image ne peut être validée que par les réactions des suiveurs, au point que les likes, le nombre d’abonnés et les commentaires déterminent aujourd’hui les relations dans la vraie vie parce qu’ils révèlent la réception de cette image et son impact sur les autres. Si ces réactions ne sont pas à l’image des attentes de la personne concernée, une sorte de troubles psychologiques peut apparaître : dépression, manque de confiance en soi, jalousie maladive, etc. C’est ce qui explique le nombre hallucinant des suicides chez les jeunes qui sont victimes de harcèlement suite à la publication de leurs photos, ou suite au rejet ressenti/lu qui pourrait impacter leur santé mentale.
En réaction contre cette envie de fabrication d’un corps idéal via les réseaux sociaux, plusieurs producteurs cherchent à développer un autre versant de la réalité. Le culte du corps imparfait, gros, malformé, disproportionné et qui est plein de défauts, semble dominer les réseaux. L’acceptation de soi devient un discours alléchant qui a son public. Mais c’est toujours un corps instrumentalisé, commercialisé et qui nourrit encore le voyeurisme caractérisant les sociétés de consommation. Il ne faut jamais oublier que les réseaux sociaux sont avant tout des entreprises commerciales, avec tous les risques que cela implique pour le consommateur non averti.
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