Le 2 juin à 19h30, un petit groupe de spectateurs attend devant les portes en baie vitrée de l’espace B7L9. Les places sont limitées. Nous sommes une vingtaine à nous installer entre les bancs et sur le tapis. Nous avons la consigne de ne pas applaudir à la fin de la performance et de nous diriger vers la salle d’exposition pour assister à la suite des événements.
Le décor d’une chambre blanche, immaculée, se révèle à nous sous la lumière rouge d’un abat-jour. Il y a une armoire, une coiffeuse, un porte-manteau, une table de nuit, un bureau avec un ordinateur dessus et un lit. La couette sur le lit se tord, bouge, se déplace. La performeuse réussit à faire du drap une entité vivante, un animal agonisant et inquiétant. L’image est forte. La couette avale ceux qui s’isolent du monde. La couette est le refuge dépressif par excellence. Nous partageons tous un souvenir d’épuisement de vivre où nous devenons des corps sans os. Zeineb Henchiri incarne parfaitement cet état en transformant cet objet du quotidien en symptôme de démence de son personnage, Amal, dont nous assistons à la déchéance.
La performance se déroule dans un espace de 20 mètres carrés exploité avec extrêmement d’intelligence. Avec seulement trois points lumineux, la qualité plastique de la performance est frappante. “Shadow” fige des images dans notre mémoire. On pense notamment à Amal de dos, sous le drap. Sa silhouette se révèle à nous avec une lumière judicieusement placée derrière le bureau. Le personnage tape frénétiquement sur son clavier d’ordinateur. Notre techno-anxiété est titillée par cette image qui a l’air tout droit sortie d’un épisode de la série tv «Black Mirror».
Quand Amal sort de sous la couette, on la découvre dans une tenue enfantine blanche. On ne voit pas bien son visage, mais sa présence déborde. Zeineb Henchiri est manifestement une comédienne qui sait comment nous envahir. Soudain, une quatrième lumière s’allume. Des néons blancs aveuglants révèlent Alma. Elle nous regarde, souriante et calme. Alma s’avance vers nous et nous n’avons pas envie qu’elle nous touche. Toute en noir, elle fait peur. On ne vous dira pas la suite.
Ensuite, nous nous dirigeons vers une autre salle. Nous plongeons dans la timeline de la transformation d’Amal à travers une installation d’une douzaine de vidéos. Inspirée du phénomène des Hikikomori au Japon et de ce que nous avons tous vécu lors du confinement, l’artiste, psychologue de formation, fragmente le syndrome de l’isolement et ses effets dévastateurs.
Toutes les vidéos se déroulent dans une chambre qui, petit à petit, se transforme avec le personnage. Ça commence par une vidéo d’Amal qui semble suivre un tutoriel de méditation et d’exercices de respiration dans une chambre ordinaire. Puis vient l’oubli de soi par absence de l’autre, l’endophasie à son apogée, et un écran d’ordinateur qui avale Amal, transformant ainsi la chambre en une caverne d’Homo-technicus déconnecté du réel. Amal devient Alma, un avatar dans une chambre blanche, immaculée. La couleur de la démence technologique est le blanc, et le visage de ces malades est calme car désincarné.
Zeineb Henchiri, ainsi que son équipe comprenant le scénographe Chedly Atallah et le créateur sonore Samer Khiari, ont réussi à créer un environnement scénarisé crédible et captivant dans un récit actuel. On ressort de “Shadow” en pensant aux deux années de confinement dont l’impact reste difficile à saisir. Si le monde a connu l’isolement au 18ème siècle à cause de la peste, un élément important diffère : Internet. Internet a liquéfié l’espace-temps et, par conséquent, notre identité. L’isolement et internet forment un duo nocif pour la santé mentale, et “Shadow” le montre avec habileté.
L’exposition “Shadow” sera clôturée le 10 juin avec une deuxième performance à l’espace B7L9.
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