Certains interpellent les passants espérant par leurs paroles susciter l’apitoiement. D’autres se recroquevillent avec leurs enfants sur un trottoir, l’air en détresse. Ils tendent une ordonnance ou simplement la main. Ceux qui se veulent dignes vendent des papiers mouchoirs. Les berbacha (chiffonniers) ont rejoint également les rangs des mendiants, interpellant les passants et en appelant à leur bon cœur.
Victimes de la paupérisation et autres impostures
Devant un commerce, dans le quartier de Lafayette, une femme cinquantenaire a installé un carton indiquant qu’il s’agit d’une collecte pour une association. La dame ne précise pourtant pas le nom de l’association. Aucun reçu n’est donné à ceux qui lui donnent de l’argent.
Pas loin, une autre quinquagénaire, assise par terre, les jambes écartées et tendant la main, supplie les clients d’une grande surface par une litanie de prières. Elle se dit malade, incapable de travailler et n’ayant plus de quoi vivre depuis que son ex-mari a arrêté de lui verser sa pension.
A quelques pas, trois vieux, deux femmes et un homme, discutent près d’une intersection. « Voilà, je reste loin de toi », lance l’une d’elles à leur compagnon. Ils se disputent manifestement le territoire. « Mon fils a 6 fillettes à nourrir. Il ne peut pas m’aider », explique l’une d’elles. L’autre se lamente sur le sort de son fils qui serait un des blessés de la révolution. Leur compagnon ricane en entendant leurs histoires. « Elles mentent ! », lance-t-il.
Ce même vieillard est pointé du doigt par une mendiante placée un peu à l’écart. D’après elle, ce mendiant travaille pour un réseau. « Un camion arrive tous les jours pour le placer ici. A la fin de chaque journée, le chauffeur vient réclamer la somme que le vieux a gagné. Une autre femme vient chaque jour mendier dans ce coin. Je la connais, elle est déjà prise en charge par une association ». Cette dame se dit réellement dans le besoin. S’appuyant sur une béquille, avec devant elle un chariot de bouteilles en plastique, elle dénonce les conditions de vie dans un centre d’hébergement sous la tutelle du ministère des Affaires sociales. Elle loge dans un taudis, en attendant que ledit ministère lui verse une aide sociale, raconte-t-elle en pleurs.
Certains sont de plus en plus ingénieux dans leur façon de quémander de l’argent. Manel raconte qu’un jeune homme est parvenu à lui extorquer d’importantes sommes d’argent. Présentant des papiers attestant qu’il souffre d’une maladie pulmonaire, il a sollicité son aide pour se loger. Depuis, il n’a cessé de l’appeler, prétextant à chaque fois une urgence. « Un jour, un soi-disant policier, m’appelle pour me dire qu’il l’a trouvé sur le point de mettre fin à sa vie », raconte Manel. Affolée, la jeune femme lui donne encore une fois de l’argent. Et il s’agit à chaque fois de dizaines de dinars. Soupçonnant un réseau de trafic, la jeune femme l’a ignoré. Depuis, il n’a cessé de la harceler par téléphone, l’appelant à chaque fois d’un numéro différent.
Ces différents cas attestent-ils de la paupérisation croissante des Tunisiens ou d’une nouvelle tendance d’escroquerie caractérisée ? « Pour plus de 80% de ces personnes, la mendicité est un travail », lance le président du comité général de la promotion sociale au ministère des Affaires sociales, Ibrahim Ben Driss, à Nawaat.
«Professionnalisation» de la mendicité
Tout en admettant que la situation économique est à l’origine de la mendicité pour certaines catégories de la population, il estime qu’il ne s’agit que d’une minorité. « Il est vrai que les difficultés économiques poussent certains à mendier. Mais pour la plupart des mendiants, c’est carrément un travail. Ils suivent un mode d’emploi en optant pour les zones à forte concentration de population. Ils se placent à des endroits stratégiques. Certains font partie de réseaux qui les transfèrent par camions d’une zone à une autre », explique-t-il. Et d’ajouter : « on assiste à une professionnalisation de la mendicité ».
D’après Ben Driss, beaucoup de ces mendiants bénéficient déjà des différents services d’aide sociale du ministère. Ainsi, 323 mille familles tunisiennes défavorisées bénéficient des services sociaux entre carte de soins gratuits et allocations de 200 dinars par mois avec 30 dinars de plus pour chacun de leurs enfants âgés de moins de 6 ans. En outre, elles ont le droit à des allocations ponctuelles ou encore des aides à la promotion sociale.
« Ils mendient pourtant car les aides sont perçues comme dérisoires. La mendicité leur rapporte plus d’argent avec un moindre effort », renchérit Ben Driss. Il relève, par ailleurs, une recrudescence de l’exploitation économique des personnes âgés par leurs proches. Les parents sont ainsi poussés à mendier pour rapporter de l’argent à leurs enfants.
Traite des personnes
Les individus, mêmes âgés, s’adonnant à la mendicité ne sont pas considérés comme victimes de traite. « Dans ce cas, on ne parle de traite que quand il s’agit de personnes dépourvues de la capacité de discernement. Il s’agit essentiellement des mineurs », explique Raoudha Laabidi, présidente de l’Instance nationale de lutte contre la traite des personnes en Tunisie (INLCTP), à Nawaat.
Utiliser les mineurs dans la mendicité est considéré ainsi comme une forme d’exploitation économique, assimilée par l’INLCTP à de la traite des personnes.
Le dernier rapport de ladite instance révèle que 56% des 1100 victimes de traite en Tunisie en 2021, sont des enfants. Parmi les 64% des affaires d’exploitation économique, dont l’exposition des enfants à la mendicité, 100% concernent des enfants.
Par ailleurs, le rapport de 2021 des délégués de la protection de l’enfance révèle que 60.5% des menaces pour les enfants proviennent de leurs familles. Parmi ces menaces figure la traite. Dans 58.5% des cas, il s’agit d’exploitation économique, se manifestant, entre autres, par l’utilisation des enfants dans la mendicité.
La présidente de l’INLCTP indique que cette forme d’instrumentation économique ne touche pas uniquement les Tunisiens. « De plus en plus de familles étrangères utilisent leurs enfants dans la mendicité », constate-t-elle. Certains de ces enfants sont scolarisés et mendient pendant leur temps libre. D’autres ont abandonné les bancs de l’école, fait savoir Raoudha Laabidi.
La loi de 2016 sur la lutte contre la traite des personnes considère l’incitation à la mendicité comme un des cas de traite passible de 10 ans de prison et d’une amende de 50 mille dinars. La peine est alourdie à 15 ans d’emprisonnement si les victimes de la traite sont des femmes enceintes, des personnes sans tuteur ou handicapées, un enfant ou encore si le coupable est un parent de la victime.
Le code pénal sanctionne également « celui qui simule une infirmité ou des plaies dans le but d’obtenir l’aumône » de 6 mois de prison. La peine est aggravée pour celui qui emploie à la mendicité un mineur.
Contacté par Nawaat, le ministère de l’Intérieur n’a pas fourni des informations sur le nombre des arrestations des personnes impliquées dans des trafics liés à la mendicité. Le rapport de l’INLCTP relève seulement que les policiers ont repéré 125 enfants victimes de la mendicité en 2021.
Le ministère des Affaires sociales prévoit également des sanctions pour les familles nécessiteuses bénéficiant de leurs aides et qui poussent leurs enfants à mendier. Les handicapés qui mendient en brandissant leurs cartes d’handicap sont également visés. En cas de récidives, ils risquent de ne plus bénéficier des aides sociales, fait savoir le représentant dudit ministère.
Cette panoplie de sanctions ne parait pourtant pas suffisante pour juguler le phénomène. Les formes de mendicité deviennent multiples, autant que les profils des mendiants. Une évolution révélatrice de la précarité grandissante des Tunisiens, et qui rend compte des nouvelles formes d’exploitation.
Crédit Photos : Mohamed Krit
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