Moknine est une ville très animée, le mouvement y est étourdissant et le trafic dense, d’autant plus un mercredi le jour du souk. Il est 10h, le maire de Moknine nous attend dans son bureau au deuxième étage. A l’accueil Abdallah, cigarette au bec derrière son comptoir en bois, tout le monde l’appelle -sans complexe- le Chaouch. Abdallah travaillait comme concierge dans la salle de cinéma, appelé aussi salle des fêtes. A la fermeture définitive de la salle en 2003, la municipalité l’a embauché. Abdallah nous annonce, le maire est là, derrière son bureau. Il y a bien son nom et son prénom inscrits en dorée sur une plaque noire, celle qu’on trouve sur tous les bureaux des officiels : Monji Cherif.
Le maire est un vieux soldat de la gouvernance locale. Né à Moknine, ingénieur agronome, quatre mandats dans les bottes. Ici, les habitants de Moknine l’appelle par son prénom. Il est élu haut la main en 2018 suite à un retrait de de la scène politique après la révolution. Les riverains interrogés dans la rue lui reconnaissent une qualité : c’est un bosseur. Depuis 1990, son premier mandat en tant que maire, il a vu cette ville se transformer et y a même participé. Il décrit une municipalité en bonne santé économique et est fier de dire que la maison de culture de Moknine a été autofinancée par la municipalité. C’est un personnage haut en couleurs qui cite Cocteau, Godard et Chabrol. Il met les pieds dans le plat pour dire ”le cinéma, je m’y connais”… Le rapport d’expertise sur l’état de la salle de cinéma de Moknine est déjà sur son bureau. Et les plans du nouveau projet du centre commercial et culturel sont sur la table du salon.
Le rapport d’expertise : s’effondrera, s’effondrera pas ?
Le rapport d’expertise est un élément important de cette histoire. Elaboré en 2016, il a été commandé par le ministère de l’Intérieur à toutes les municipalités du pays. Le but ? faire le point sur l’état des bâtiments municipaux en mauvais état. A Moknine, sont passés au crible: le marché central, une usine de câblage et la fameuse salle de cinéma. L’acteur Jamel Madani, fervent soutien de la campagne “non à la destruction de la salle de cinéma de Moknine”, a insinué une magouille dans une déclaration à la radio IFM.
Sollicité par Nawaat, le maire nous laissera consulter le rapport et le prendre en photo. La salle de cinéma a été selon ce rapport construite autour de 1980, il est écrit ainsi : “La salle est une construction industrielle, composée par des murs en moellons d’épaisseurs 50 cm supportant une ossature métallique constituée par des pannes et des poutres en treillis. La couverture est composé par une amiante de ciment revêtu par une tôle ondulée métallique.” Cette description tranche sur un critère essentiel; la pertinence architecturale. Ce bâtiment n’a aucun cachet architectural. Younes Ben Hajria, président de l’association Ciné Makna, dit avoir discuté avec des architectes qui pensent que c’est Cacoub qu’il a conçu. Faux, elle n’est pas dans la liste des bâtiments tunisiens conçus par ce dernier.
Dans le même rapport d’expertise, aucune mention de la possibilité d’effondrement de la salle. La conclusion du rapport, en se basant sur l’état de la structure métallique, les fuites d’eau et l’humidité, l’état du câblage électrique et des mesures de sollicitations dépassés pour la plupart dit clairement : “Les vérifications et les calculs des éléments de la structure de la toiture de la salle des fêtes, nous ont montré que les éléments sont instables, vis à vis aux sollicitations appliquées”. Un bâtiment dont les éléments sont instables est un bâtiment inexploitable et dangereux mais possible à rénover.
La question est donc : est-ce stratégique d’investir dans la rénovation de cette salle? Salle dont l’adjectif « historique » a été attribué trop vite et relayé avec légèreté. Pourquoi n’est-elle pas historique ? D’abord parce que construite autour de 1976-1977, inaugurée en 1980 par Fouad Mebazaa. Son architecture n’a rien de particulier. En la visitant, on trouve des portes en MDF, et au plafond, des ventilateurs. Les marches de la scène sont recouvertes d’une moquette verte plutôt bas de gamme et les sièges sont en métal.
En y accédant, on entre aussi dans une époque où les salles de cinéma et les espaces culturels étaient là pour dire que l’état donne une place à la culture, la même qu’il censurait, ce qui explique son apparence générique. Des salles comme ça il y en a aux quatre coins du pays. Ce qui en a fait une salle de cinéma, c’est son exploitation par la SATPEC, l’écran et la cabine de projection qui contient encore deux machines de projection 16 mm et autres souvenirs.
Notre guide y a vu le film “El Rissala” nous confie-t-il. Est-il déçu de savoir qu’elle sera détruite ? “Non… si c’est pour avoir mieux”, répond-il. Pour sa part, le maire de Moknine s’explique : “on a le droit de faire des choix, il ne s’agit pas seulement de l’état du bâtiment mais de sa rentabilité, d’exploitation, d’une approche nouvelle pour ce terrain. Ils disent que nous avons déjà un centre commercial et que c’est un échec. Je peux vous montrer tous les contrats. Le centre commercial que nous avons est très rentable pour la municipalité. Tous les locaux sont loués. Seulement deux ne le sont plus dont un qui était loué par un parti politique”.
Le cinéma n’est qu’un chapitre de l’histoire de cette salle. Quand les projections ont cessé, la salle a accueilli les activités du RCD et d’autres manifestations dont les visites des officielles, ainsi que quelques pièces de théâtre. Et ce, selon Arbi Hedhiri, photographe originaire de Moknine, qui a assuré la couverture de ces événements. Elle a surtout servi de salle polyvalente.
La concierge de l’institut des langues de Moknine, une vieille dame qui a connu cette salle et dont la mémoire brouillée se rappelle des mariages qui y ont eu lieu et de quelques films qui ont été projetés répond à la question “Etes-vous triste de voir cette salle détruite ?” ainsi : “C’est vrai ?! je n’étais pas au courant …c’est dommage, mais elle est vraiment en très mauvais état.” Sa collègue qui a quelques rides en moins quant à elle n’y est jamais allée. Une lycéenne passe par là et à la même question, elle répond: “Je ne savais pas qu’il y avait une salle de cinéma.” Quant au vieux soudeur, dont le magasin est à quelques centaines de mètres de la salle, il propose qu’elle devienne un foyer pour les étudiants.
Le romantisme de Ben Hajria et le pragmatisme de la municipalité
Younes Ben Hajria, président de l’association Cinemakna fondée en 2018, est l’initiateur de la campagne ”non à la destruction de la salle de cinéma de Moknine”. Il est aussi l’organisateur des journées Cinémakna des films poétique de Moknine dont une partie a eu lieu au centre culturel qui a une salle équipée d’un écran de projection et une jauge de 375 places. Le festival a été financé par le CNCI, le ministère de la culture, et la municipalité de Moknine.
Younes dit n’avoir rien à gagner de cette bataille, et que si la salle sera rénovée, c’est la municipalité qui en bénéficiera. Il se dit prêt à l’animer tout au long de l’année. Il la qualifie d’ « historique » et dit avoir été ému en y entrant, car son premier souvenir avec cette salle n’est pas à l’enfance ou à l’adolescence mais en 2020 quand la municipalité la lui a ouvert pour la première édition de son festival. Émotion qui lui inspire un texte qu’il a imprimé. Son discours, comme celui du maire, est bien huilé. Tout a commencé dans un café en 2018 quand quelqu’un l’a informé que la salle de cinéma allait être transformée en parking. Il décide alors d’investir les lieux et se dirige vers la mairie pour discuter de son festival et de son projet associatif.
Il est clair que Younes Ben Hajria a un rapport particulier avec Moknine. Fasciné par sa ville d’origine et son histoire, il lui a consacré deux films documentaires. Son romantisme contraste avec le pragmatisme de la municipalité qui voit dans la salle un terrain de deux milliards de dinars à rentabiliser. Il contraste aussi avec des habitants peu affectés par la disparition de la salle. Il y a en Younes Ben Hajria le syndrome de l’intellectuel qui revient au village pour le sauver de sa propre ignorance. Et il y croit. Il a même investi son propre argent dans le festival. Et depuis des mois, il ne cesse de mener une bataille médiatique pour rallier le plus de monde à sa cause. Certes, il n’a rien à gagner matériellement, mais en termes de visibilité, c’est une toute autre histoire.
“Je n’ai aucun but, mon but est de préserver l’histoire… ils n’ont rien voulu me montrer comme document, ni l’expertise, ni l’ordre de démolition… Moi, je voudrais bien voir l’expertise. Sinon pourquoi aurait-il permis d’utiliser la salle si elle allait s’effondrer?”, dénonce Ben Hajria. Le maire Monji Cherif répond : “c’était une erreur de ma part et je l’assume… Il n’avait pas annoncé clairement ses intentions. Je me suis dit pour deux ou trois jours, il n’y a pas de mal. Au final, il m’a déçu… ».
A Moknine, nous avons visité le centre culturel, la maison de jeunes, la bibliothèque publique, le centre de sport, et le théâtre en plein air. Ils sont plutôt bien entretenus. D’ailleurs, l’offre culturelle est surprenante pour une ville de 57 milles habitants. Il est possible que le cinéma y existe, à travers des projections dans la salle du centre culturel.
Quant au nouveau projet de centre commercial qui n’existe encore que sur des feuilles A3, il prévoit une salle de cinéma de 300 places au deuxième étage. Bien que les plans sont là, le budget, lui, reste à réunir. Et tout dépendra du prochain maire et du prochain conseil municipal qui devront assurer la continuité du projet.
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