La dernière pièce du metteur en scène tunisien Ghazi Zaghbani, intitulée “Le Jeu”, a été présentée à l’espace l’Artisto le 8 décembre, dans le cadre des Journées Théâtrales de Carthage (JTC). C’est l’histoire de deux sœurs couturières, humiliées au quotidien par leur patronne, au point de décider de la tuer. Il s’agit d’une adaptation de la pièce “Les Bonnes” de Jean Genet, elle-même inspirée de l’affaire Pépin, un fait divers qui s’est déroulé en 1933. A l’époque, deux sœurs avaient assassiné leur patronne allant jusqu’à lui arracher les yeux. En ce temps-là, le crime abominable des sœurs Pépin avait choqué et soulevé un débat autour des droits des travailleurs. Depuis, ”Les Bonnes” a été adaptée d’innombrable fois au théâtre. En clair, s’attaquer à cette pièce, c’est s’attaquer à un texte d’une extrême complexité et s’exposer à d’inévitables comparaisons. Et c’est la deuxième fois que Zaghbani se prête à l’exercice. En 2009, il avait présenté une adaptation de la même œuvre avec d’autres comédiens, une autre conception.
La pièce en un seul acte commence avec l’apparition des deux sœurs habillées de deux robes rouges en col blanc. S’impose alors directement la figure de la bonne européenne du début du XXème siècle. La servante, la domestique, qui ne pouvait échapper à sa condition. Ce qui nous renvoie, à notre époque, aux travailleuses dont on confisque les passeports dans certains pays. Et c’est peut-être pour cela qu’on se pose la question dès le début de la pièce : pourquoi ne partent-elles simplement pas? L’enfermement semble forcé et la réponse n’arrivera jamais. On s’y fait sans grande conviction. Mais cette inattention dramaturgique a sans doute affaibli la crédibilité de la suite. Le fatum boitera pendant une heure.
Les deux sœurs sont jouées par Oumayma Mawlawi et Farah Taarit. On notera leur courage de se produire dans un théâtre de poche, alors qu’elles ne sont pas des comédiennes professionnelles. A certains moments, très rares, Oumayma Mawlawi arrive à nous toucher. De cette comédienne se dégage une énergie dévorante, un potentiel qui en fait le centre de la pièce.
Les deux sœurs exorcisent l’humiliation subie en se mettant dans la peau de ”Madame”, dans un jeu de rôle qui inverse la domination. Ce jeu de rôle est le noyau de la pièce de Genet. Il révèle le rapport des deux sœurs à leur patronne, et plus important encore, le rapport entre elles. Ces sœurs se haïssent et s’aiment dans un ping-pong perpétuel. Elles s’aiment car elles sont complices et emprisonnées dans ce destin de bonnes. Elles se détestent car chacune rappellent à l’autre sa position sociale, sa faiblesse, sa laideur. Dans ce jeu de rôle, il est aussi question du jeu tout court. Les sœurs jouent l’assassinat de leur patronne et s’obligent à finir l’histoire qu’elles ont commencée. La revanche commence dans l’imaginaire. Dans la pièce de Zaghbani, on les voit mimer les marqueurs caractériels quasi clichés de la bourgeoise : la déformation du ”R” pour insinuer la francophonie, la voix suspendue, la gestuelle exagérée, une attitude hautaine, le sadisme, et une apparence de femme vénale. Ainsi, dans l’adaptation de Zaghbani, la bourgeoise paraît dénuée de toute complexité, réduisant l’histoire à une dualité manichéenne, avec le mal contre le bien, les riches contre les pauvres. Pourtant, Madame est parfois, furtivement, une mère pour ses domestiques, et surtout, une épouse malheureuse dont l’homme est en prison. Une épouse prête à suivre son homme jusqu’au bagne et qui n’a plus goût à rien. Autant de traits qu’on pourrait presque admirer s’ils avaient été préservés dans « Le Jeu ».
Madame est un monstre, une ogresse malheureuse et cruelle, théâtrale dans sa blessure et dans sa manière de blesser. Dans l’adaptation de Zaghbani, le personnage n’est pas abouti. Madame semble générique, ”pas assez”, verbale et sexy, comme la bourgeoise d’un feuilleton télévisé.
Concernant ce personnage, Genet écrira pourtant : «Madame, il ne faut pas l’outrer dans la caricature». Car il n’y a pas plus facile que de détester le maître.
Et dans l’imitation de la dominatrice, l’érotisme s’invite sans réelle justification. On y voit le regard et la mise en scène d’un homme qui fantasme. Car les bonnes se touchent au lieu de toucher les vêtements doux et beaux de la bourgeoisie. Le sadisme qui pourrait tout à fait glisser dans un jeu sadomasochiste n’est pas amené de la manière la plus subtile. Ces corps de travailleuses marqués par le labeur et l’humiliation, ces corps secs et misérables qui se masturbent, écrit Genet, sont réduits à ce moment de la pièce à des corps sexuels et on voit des femmes au lieu de voir la dérive.
En somme, l’adaptation ne semble ni d’hier ni d’aujourd’hui, ni même hors du temps. «Le Jeu» est difficile à situer dans le temps ou hors de ce dernier. Baskets aux pieds, langage d’aujourd’hui, combiné téléphonique des années 70, fleurs en plastique, de nombreux détails nous rendent perplexes. Ces minuscules incohérences visuelles renforcent le brouillard et rendent l’immersion dans l’univers de la pièce difficile. Le patchwork esthétique freine le rêve éveillé qu’on va chercher au théâtre. Ces incohérences sont d’autant plus visibles dans un théâtre de poche où chaque détail est sous notre nez. Et il serait malvenu d’invoquer un problème budgétaire, ou pire encore, une faute de goût.
On sort avec l’impression que l’adaptation ne va pas jusqu’au bout et reste à la surface. À titre de comparaison, nous pourrions évoquer l’adaptation de Jacques Vincey de la Cie Sirène en 2012, qui prend aux tripes durant deux heures, en plongeant dans la psyché sombre des deux sœurs, dans ces abysses où l’humiliation se transforme en colère et la colère en folie, et la folie en mort. Le tout, dans une mise en scène et scénographie d’une grande qualité provoquant le malaise qu’a toujours suscité la pièce de Genet.
Au final, ce n’est certainement pas l’œuvre qu’on retiendra de Zaghbani, dont le nom est souvent gage de qualité. Pour cette fois, c’était une fausse «bonnes» idée.
*La pièce a été créée dans le cadre des travaux des ateliers de l’espace L’Artisto. Il s’agit du projet de fin de la formation professionnelle 2021.
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