Le spectacle dans la société correspond à une fabrication concrète de l’aliénation.
Guy Debord
Nous ne sommes plus dans l’image mais dans l’hyper-spectacle. S’il n’y a pas d’images, il n’y a pas de cinéma, pas de pensée. Il n’y a que la logique pornographique, celle de Daech, empruntée elle-même au mauvais cinéma hollywoodien.
Jean-Louis Comolli
Le 26 mai 2022 s’est tenu le vernissage de l’exposition d’Omar Bey au Palais Kheireddine avec un titre – J’aurais voulu être un artiste – dénotant avec beaucoup de sincérité une certaine « intranquillité » de l’artiste au sens où l’entend Pessoa, à savoir une lutte constante entre ses différents « moi » en butte à l’environnement nocif de la « société du spectacle ». La main de l’artiste surexposée dans la plupart des œuvres est transmuée en organe de danseur, l’exhibant au lieu de l’impliquer dans l’expérience en tant que recherche de l’inconnu. Le siège de l’expérience où s’établit « un rapport étroit entre l’âme, l’œil et la main »[1] perd sa puissance créatrice, semble dénoncer l’artiste dans l’une des œuvres éponymes : J’aurais voulu être un artiste 1.
L’aura du lieu exposant des œuvres qui disent sa perte est un beau paradoxe, relevant presque du performatif. En effet, les œuvres sont exposées dans l’atelier de l’artiste, à l’endroit où elles ont été conçues. Le lieu est ainsi le garant de la trace. Il garde en lui toute la dépense et l’énergie de l’artiste se débattant avec la logique du marché et la difficulté d’être et de créer sans entraves. Manier le fer, le verre, le bois, le grillage …, revenir à la main de l’artiste-artisan pour rétablir le lien entre le sujet et l’objet, l’âme et la technique de la main dénonçant la perte de l’expérience dans le tourbillon de la consommation de soi au lieu de la consumation pour l’art, voilà ce qu’évoque cette exposition exprimant dans un langage de la démesure, les affres de la possibilité de créer, aujourd’hui, en Tunisie.
D’emblée, quelque chose dans ce palais-atelier contrecarre, résiste à ce que dénonce l’exposition : La perte de l’ « aura »[2] au sens benjaminien : à force de reproductibilité et de l’invention de soi qui manque, à force de mal être, d’advenir dans un monde où l’apparence prime, où l’œuvre trouve rarement sa temporalité et où l’artiste est souvent figé dans les gisements de la masse. Il arrive difficilement, dans les différentes versions du soi, à trouver son envol, comme le montre l’œuvre intitulée Immobilisme de masse où l’on perçoit des oiseaux englués dans le fer, à une exception près : l’un des clones est sur le point de se libérer.
La plupart des pièces de ce montage nous montrent un artiste absent à lui-même, vivant à coups de narcotiques, allant de la Boukha (Boukha Grenadine), planant en maîtresse sur son monde (Banana T’maa), passant par une sexualité sans sexe, sans énigme où les corps se mêlent en Melting pot, perdant leurs gestes dans le monde de l’apparence et du spectacle. Il n’y a plus de secret, y compris pour le sexe qui, dans Hairy pussy – œuvre réalisée à partir d’une cassette VHS, rappelant le bon vieux temps – s’avère un peu plus voilé, un peu plus propice au mystère qu’aujourd’hui. La monstration du sexe le profane, le décharne comme celle des œuvres d’art qui perdent leur consistance pour ne devenir que spectacle de l’artiste se donnant à voir au lieu de donner à voir une extension de l’imaginaire du monde. Nous sommes bien face à une œuvre qui pense, qui sort de la pulsion et de l’hypnose ambiante qu’elle dénonce dans sa pratique même.
Artiste ou pas, que fait la société de notre énergie vitale, de notre désir, de notre liberté à nous inventer et à nous réinventer sinon nous faire pondre des œufs noirs, bile sans lumière, clonés à l’identique, scatologiques, menaçants ? Que peut-on espérer de leur éclosion si ce n’est la menace (Remember me) des ténèbres et du trou noir ? Le motif est d’ailleurs repris dans l’ironique Another day in paradise où l’artiste hors-champ n’est présent que par ses traces de décompte sur le mur d’une cellule ornée d’un miroir qui se dédouble en précipice au niveau du sol. Encore un avatar de l’artiste en lutte contre lui-même et contre les miasmes de ce monde de la production tournant à vide et risquant de nous faire tomber dans le trou noir à force de miroirs déformants au fil des jours, notés sans aucune conscience de soi et du monde comme des cicatrices rappelant la stérilité d’un temps où nous consommons notre vie au lieu de la consumer dans et pour le sens. De quel côté sera le sens, le désir, l’envol au lieu de l’absence de celui qui plane ? Surement pas du côté de l’Animal Factory où nous sommes marqués comme des bêtes, où nous perdons justement notre animalité au bon sens du terme, celle de l’ouvert, de l’irréductible reste et du secret.
C’est l’artiste qui ôte son masque, dénonce, s’auto-dénonce et affronte la douleur à coups de poing, de ciseaux, de clous, de piqûres, de vaccins (Pass vaccinal), de narcotiques encore et toujours : substances qui le paralysent, le font faussement planer, anesthésiantes au lieu d’être inspirantes. Loin de lui faire éprouver le sens de l’expérience-limite, de lui faire affronter tous ces dangers de l’Ego comme une sorte de descente aux enfers qui aboutirait à une transgression, qui le feraient creuser jusqu’à l’inconnu comme chez un Baudelaire à travers les Paradis artificiels ou un Cocteau, en difficulté d’être, à travers l’Opium – elles ne font que l’engluer dans l’imposture (Moments d’imposture).
La matière est là. Nous en faisons ce que nous voulons, cela dépend de nous. Qu’est-ce que l’art si ce n’est une alchimie où la brique du maçon se transforme en océan bleu (Artistic fighter), où la cafetière du quotidien devient machine monstre ? Fer, métal, bois, miroir, cristal, craie, pellicule, verre, grillage… ne valent rien en eux-mêmes, ne donnent ni le meilleur, ni le pire. Ce sont la main et les ciseaux de l’artiste, nos ciseaux et nos mains de citoyen.ne.s ai-je envie d’ajouter, qui créent, orientent, pétrissent et modèlent le monde que nous désirons. Il suffit pour cela de retrouver l’aura, de retrouver l’expérience, au sens fort du terme, en faisant exploser la société industrielle, en retrouvant un rapport direct avec la matière, en modelant un monde, en bons artisans, à travers ce qu’il y a à portée de main. Une des façons d’y parvenir est d’affronter l’imposture ; c’est ce que fait Omar Bey à travers cette magnifique exposition qui se poursuit jusqu’au 12 juin 2022.
[1] Walter Benjamin, Ecrits français, « Le narrateur », Paris, Éditions Gallimard, 1991, p.297.
[2] « Qu’est-ce en somme que l’aura ? Une singulière trame de temps et d’espace : apparition unique d’un lointain, si proche soit-il. » « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », Ibid., p.183.
J’ai vu l’expo elle est merveilleuse. Mais sincèrement je l’apprécie encore plus grâce à cet article. Bravo Sihem ! Lumineux, riche et généreux comme à ton habitude