Le combat des femmes rurales pour l’accès à l’héritage est un très long fleuve guère tranquille et qui n’aboutit souvent nulle part. C’est pour cette raison que l’Association de Renforcement des Initiatives dans le domaine agricole (ARIDA) a décidé il y a deux ans d’y plonger afin d’essayer de changer le cours des choses. Elle a commencé par dresser un état des lieux dans une étude, bouclée en décembre dernier.
Intitulée «Pour garantir le droit des femmes d’accéder à l’héritage en milieu rural», cette étude a été réalisée par Kalthoum Kennou, Ismahan Ben Taleb et Soumaya Sandli, avec le soutien de la Fondation Friedrich Ebert. Les trois expertes ont relevé quatre entraves à l’accès des femmes rurales à l’héritage qui sont de nature sociale et personnelle, législatives, logistiques et en rapport avec le fonctionnement de la justice.
Ces facteurs ont été mis exergue par la magistrate, la sociologue et l’avocate à travers l’analyse des cas de quatorze femmes vivant dans sept gouvernorat -trois du Nord (Nabeul, Bizerte et Le Kef), deux du centres (Monastir et Mahdia) et deux du Sud (Gafsa et Sfax)-, âgées de 42 à 71 ans et d’un niveau allant du primaire au supérieur, sauf pour trois d’entre elle qui ne sont pas allées à l’école.
Les obstacles de nature sociale sont les plus importants. «La société patriarcale et les stéréotypes basés sur le genre font hésiter la femme au moment de la prise de décision» pour demander ou pas leur part de l’héritage. D’après les témoignages recueillis, l’inégalité entre homme et femme commence au travail. La femme y subit non pas une double mais une triple peine.
Contrairement à l’homme, elle est d’abord obligée de travailler, et assume les tâches les plus difficiles et est très souvent contrainte de renoncer à ses études ou de les interrompre. Ensuite, son travail n’est pas rémunéré. Enfin, toute prétention à l’indépendance économique à travers le lancement d’un projet propre à elle est découragée, voire combattue.
Répartition inique de l’héritage
Cette inégalité s’étend tout naturellement aussi à la répartition de l’héritage. Les femmes interrogées rapportent que par souci de faire perdurer leur nom, les familles tendent très souvent à léguer la terre aux mâles. A Sfax, les femmes sont privées de l’héritage foncier «parce qu’on croit qu’elles font perdre de sa valeur à la terre», témoigne l’une d’entre elles.
Quand elles ont la chance d’obtenir un morceau de terre, c’est souvent après avoir longuement insisté -pendant une période allant de 12 à 32 ans. Et il s’agit souvent «de lopins peu fertiles et à la faible productivité, les meilleurs allant aux frères, notamment ceux destinés à l’agriculture irriguée», note une femme. Cette inégalité concerne aussi les équipements agricoles et ceux destinés à la pêche.
Qualifiés de masculins, ces équipements vont généralement aux mâles et ne sont très souvent pas comptabilisés dans l’héritage,
mentionne l’étude.
La situation commencerait-elle à changer, par exemple pour les biens immobiliers ? C’est ce qu’affirme une femme originaire de Gafsa. Si les autres biens immobiliers continuent à aller à l’homme, la maison familiale commence d’après elle à être accordée à la femme, non pas parce qu’on considère cela comme son droit mais pour lui permettre d’avoir un toit au-dessus de la tête en cas divorce et, donc, «pour que le nom de famille ne soit pas affecté».
Bijoux de famille
Le seul cas de discrimination -relativement- positive au profit de la femme a trait aux bijoux qui sont très souvent destinées à la fille en raison «de sa proximité de la mère et du fait qu’elle en prend soin dans sa vieillesse», expliquent la plupart des femmes interviewées. A une exception, celle de Mahdia. D’après une femme originaire de ce gouvernorat, l’investissement dans les bijoux y étant généralement très important, ceux-ci entrent dans la répartition de l’héritage.
Paradoxalement, c’est la mère qui, d’après l’étude, joue un rôle clef dans l’inégale répartition de l’héritage ou le fait d’en priver les filles. D’après plusieurs témoignages, «malgré son amour pour elles, la mère prend souvent le parti des mâles (…)» et pousse ses filles à renoncer à tout ou à une partie de l’héritage, surtout s’il est de valeur». Elle le fait en exerçant son influence sur le père si jamais il a l’intention d’en donner une partie à ses filles, ou en faisant du chantage affectif à ses filles ou, dans certains cas, en rompant tout lien avec elles.
Mais très souvent, l’attitude du père ne diffère guère de celle de la mère. Il accorde à ses enfants mâles la majeure partie de sa terre par voie de don ou de vente. «La volonté du père a de l’impact sur les filles même si elle est contre leurs intérêts, au point de développer une peur de mécontenter leurs parents et d’être maudites», note l’étude.
Lois et subterfuges
Après avoir dressé un état des lieux en matière d’accès de la femme rurale à l’héritage, l’Association de Renforcement des Initiatives dans le domaine agricole (ARIDA) a dévoilé ses recommandations pour changer le cours des choses.
Reprenant ainsi l’une des recommandations de l’étude réalisée par Kalthoum Kennou, Ismahan Ben Taleb et Soumaya Sandli sur l’accès de la femme rurale à l’héritage, l’ARIDA appelle, d’abord, à l’amendement des articles 3 et 19 de la loi 58-2017.
L’héritage étant «l’une des sources de la propriété et de nature à garantir des revenus à la femme» et «tout acte ou tout refus visant à priver la femme d’accéder à son droit» étant considéré comme «une violence économique», l’ARIDA propose une nouvelle mouture de l’article 3 allant dans ce sens et reprenant cette formule.
L’article 19 n’assurant pas, dans sa version actuelle, une protection suffisante à la femme violentée économiquement, l’association suggère de l’aligner sur l’article 277 du code pénal en ce qui concerne les peines encourues (6 mois de prison et une amende de 2000 dinars). Les trois expertes et l’association sont en effet d’accord pour œuvrer à «faire reconnaître légalement sur le plan national que le droit de la femme à l’héritage est un droit économique, et fait partie des droits de l’homme», et qu’«en priver la femme constitue une violence économique criminalisée par la loi 58-2017», sur la base du Code des droits réels, de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, et de la Constitution tunisienne de 2014.
Ensuite, l’ARIDA et les auteures de l’étude lient l’héritage à la notion de «vie digne», en se fondant sur la constitution tunisienne, la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Charte des Nations Unies, et la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes -qui «mentionne dans son préambule deux synonymes d’une vie digne que sont le développement et le bien-être de la société et de la famille et le bien-être familial».
L’Etat étant «engagé dans les programmes des Nations Unies soutenant l’empowerment économique de la femme», l’étude lui rappelle qu’il est tenu de «faire des efforts rapidement afin d’éliminer toutes les formes de ségrégation et de violence fondées sur le genre social, et ce, en développant les législations et en mettant en place les stratégies et les moyens financiers et logistiques pour permettre à la femme d’obtenir sa part de l’héritage sur un pied d’égalité avec l’homme». En outre, l’étude met aussi sur la table une série de propositions dont la concrétisation ne dépend pas des pouvoirs publics.
En cas de partage de l’héritage, l’opération ne se déroule pas de manière douce. Pour arriver à leurs fins, les mâles ont recours à plus d’un subterfuge. Le premier d’entre eux est le rejet camouflé. «Souvent, les frères optent pour une stratégie de la tergiversation pour empêcher leurs sœurs d’accéder à l’héritage». Si celles-ci persistent, ils peuvent demander le soutien de leur mère ou recourir à la menace de l’isolement au sein de la famille.
De même, les frères peuvent recourir à l’escroquerie et faire signer à leurs sœurs des documents prétendument de solution à l’amiable. Les filles découvrent après coup qu’elles ont renoncé à leur insu à leur part de l’héritage. Enfin, si tout cela ne suffit pas, les frères peuvent devenir violents, verbalement, voire même physiquement.
Viennent ensuite les obstacles de nature législative. Ceux-ci tiennent «à l’esprit du dispositif de l’héritage dans le Code du statut personnel». Selon l’étude, ce dispositif «est fondée fondamentalement sur la ségrégation» et «constitue un élément essentiel de la reproduction des conditions objectives justifiant la violence économique à l’encontre de la femme».
Malgré ses efforts «dans de nombreux domaines ayant un rapport direct avec les droits de la femme et de la famille, l’éducation et l’emploi «visant à moderniser la société et les institutions», l’Etat a «failli dans l’empowerment économique de la femme, particulièrement en milieu rural», explique la même source. De ce fait, la politique législative de l’Etat, «prisonnière des stéréotypes cognitifs et religieux, des traditions et de la réalité politique», a fait des droits de la femme un moyen de lustrer l’image du pouvoir intérieurement et internationalement».
Manque de volonté politique
De même, l’étude pointe du doigt un manque de volonté politique illustré par «la détermination de l’Etat tunisien» à garder en l’état les dispositions du Code du Statut Personnel, et à maintenir les obstacles à caractère logistique. Le rapport relève à ce sujet que
la Tunisie ne disposait pas jusqu’en février 2020 de plateformes d’information et d’outils d’évaluation législatifs unifiés concernant l’empowerment économique de la femme et de la propriété des terres par les deux sexes et le pourcentage de chacun d’entre eux en milieu urbain et rural, etc.
Cette lacune a été comblée, du moins en partie, avec la création d’un Observatoire National de la Lutte contre les violences faites aux femmes, chargé de la collecte des données au sujet de la violence faite aux femmes.
Reste à considérer les obstacles relatifs au fonctionnement de l’administration de la justice. Le rapport estime que les «développements positifs qu’a connu le dispositif législatif tunisien d’une façon générale et le système judiciaire en particulier, «sont insuffisants et ne répondent pas aux obligations de l’Etat tunisien conformément aux conventions internationales ratifiées pour permettre aux femmes d’accéder à la justice».
Le rapport énumère plusieurs obstacles à cet accès : absence de spécialisation suffisante des magistrats en matière de droits économiques des femmes ce qui influe sur leurs décisions, le manque de cadres judiciaires pour informer correctement les femmes victimes de violence, les pratiques discriminatoires de certains fonctionnaires de justice, l’éloignement des tribunaux de certaines régions, la complexité et la lenteur des procédures, etc. Autant d’éléments réduisant drastiquement les chances de la femme en général et rurale en particulier d’obtenir ce qui lui revient de droit.
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