Oui, contre elle. Elle était certes encensée par les laïcistes et stigmatisée par les conservateurs. Mais ce faisant, tous deux se méprenaient totalement sur ce qu’elle était, sur la manière dont elle se positionnait. Tous deux en faisait une féministe de la deuxième vague, libérale, non différentialiste, universaliste. Tous deux ne lui rendaient pas justice. Je l’ai aimée pour cela, pour la difficulté qu’il y avait à la ranger dans une case. Je l’ai aimée parce qu’elle se déconstruisait elle-même, sans laisser à personne le soin de le faire à sa place. Je l’ai aimée parce qu’elle paraissait d’abord facile alors qu’elle était non pas hermétique, mais profondément complexe. Je l’ai aimée parce qu’elle n’a jamais rien renié de ce qu’elle était, parce qu’elle vivait par sa blessure et grâce à elle. Je l’ai aimée parce qu’elle assumait sa fracture. Je l’ai aimée intuitivement, d’abord, avant de saisir ce que signifiait tout cela, d’un point de vue idéologique et politique. D’un point de vue, en somme, décolonial.
De ce point de vue, Saadawi fut en effet bien plus décoloniale qu’on voudrait le laisser croire. Aucunement animée par la haine de soi, jamais l’on ne trouve chez elle, même lorsque sa critique se fait particulièrement acerbe, cette volonté de s’arracher de ce qu’elle est. De ce point de vue, l’adage selon lequel qui aime bien, châtie bien, lui sied parfaitement.
Nawel Saadawi a très vite eu conscience de la configuration objectivement particulière dans laquelle elle avait à évoluer en tant que féministe de culture musulmane (Mernissi se définissait ainsi et je crois que Saadawi n’aurait pas renié cette manière de se déterminer). Elle a certes eu des propos cinglants à l’égard de l’Islam. Elle s’est clairement positionnée contre le voile. Elle s’est élevée contre la circoncision au nom de l’égalité des sexes en laquelle elle croyait profondément, considérant qu’il y avait une incohérence à lutter, comme elle l’a fait toute sa vie, contre l’excision et tolérer ce qu’elle envisageait comme son pendant masculin. L’on peut naturellement mettre en cause ce dernier parallèle, comme on peut s’arrêter, plus généralement, à ces prises de positions et s’en satisfaire pour élaborer des jugements à l’emporte-pièce. Cela ne m’intéresse pas.
Le seul ennemi de Saadawi est le patriarcat, c’est-à-dire, disons-le clairement, la domination masculine, qu’elle relie directement aux ravages du système féodal/capitaliste. Sa cible est cette configuration pour le moins perverse, qui asservit hommes et femmes et bien souvent plus les secondes que les premiers. Oui, encore une fois, Saadawi s’est clairement positionnée contre le voile. Mais aussi, dans le même temps, contre la nudité, au regard de cette même matrice :
Voile et nudité sont deux faces d’une même pièce. C’est la même oppression à l’œuvre. Quand je vois des corps féminins nus utilisés dans des publicités pour faire du profit, je suis horrifiée. Ils essaient de vendre du maquillage à des femmes qui sont pauvres. Je suis contre cela. Les hommes sont toujours totalement habillés et ne portent pas de voile. Pourquoi?
Les deux dernières phrases, à vous aussi, vous ont arraché un sourire. Elle était comme cela, Saadawi. Désarmante, parce que sincère, sans masque, sans fards, pour rebondir sur son propos. Ce qui la travaillait au plus profond, c’est sans nul doute l’inégalité entre les sexes qu’elle a toujours eu l’intelligence de ne pas lier à l’Islam per se mais à un certain usage de celui-ci. Les femmes, comme la religion, sont instrumentalisées, telle était sa thèse. Une thèse qui participe, au demeurant, de toute une tradition depuis Tahar Hadda et Kacem Amin en passant par les théoriciennes du féminisme musulman et qui vise à montrer que ce sont les lectures du Coran qui sont patriarcales et non le Texte lui-même. La religion, disait-elle, dans l’introduction de La face cachée d’Eve, publié en 1982 :
est un outil dans les mains des forces économiques et politiques, comme une institution utilisée par ceux qui gouvernent pour asservir ceux qui sont gouvernés (…) C’est pourquoi dans toute société il est impossible de séparer le religieux du politique (…).
Considérez la subtilité du raisonnement : une fois que l’on a compris que les religions sont dévoyées par ceux qui détiennent le pouvoir, on comprend que la laïcité, non seulement en terre d’Islam mais dans toute société patriarcale/féodale/capitaliste, est un vœu pieux, si j’ose dire. Parvenir à séparer le religieux du politique suppose d’en avoir fini, en amont, avec l’instrumentalisation du premier. Or ceci est impossible tant que l’exploitation et l’asservissement des plus faibles perdureront. Nous sommes loin, on l’accordera aisément, d’une dénonciation de la religion pour ce qu’elle est, leitmotiv du féminisme laïc.
L’idée, en somme, est claire : cessons de particulariser un problème fondamentalement systémique et global. Que celles et ceux qui défendent l’universalisme soient satisfaits, le propos de Saadawi on ne peut plus inclusif, tant le diagnostic qu’elle énonce s’applique à toutes les femmes, d’où qu’elles viennent, qu’elles que soient leurs origines et leurs croyances :
Nous, femmes de pays arabes, réalisons que si nous sommes encore esclaves, encore opprimées, ce n’est pas parce que nous appartenons à l’Orient, ni parce que nous sommes arabes ou membres de sociétés musulmanes mais en vertu du système patriarcal de classe qui a dominé le monde depuis des centaines d’années.
Lorsque que l’on sait que cette dernière citation est extraite de la Préface à la traduction anglaise de La face cachée d’Eve, le message de Saadawi apparaît d’autant plus explicite : « nous sommes toutes dans la même galère, nous n’avons pas besoin de votre pitié », semble-t-elle leur dire.
Et de fait, personne, comme Nawel Saadawi, n’a osé remettre gentiment à leur place les féministes blanches occidentales venues sauver leurs consœurs basanées de leur religion par définition oppressive. En témoigne ce passage cinglant, extrait, encore une fois, de l’introduction de La face cachée d’Eve :
Et alors que l’histoire de l’Humanité n’a eu de cesse de prouver encore et encore que la position sous-privilégiée des femmes et l’oppression à laquelle elles ont été exposées la plupart du temps, sont une conséquence du système socio-économique, nombre d’analystes et d’écrivains maintiennent, encore aujourd’hui, que la religion en est lala cause fondamentale. Ceci est particulièrement vrai des sources occidentales qui traitent de la situation des femmes arabes et essaient d’expliquer que les problèmes auxquels elles sont confrontées sont issus de l’attitude, des valeurs et de la nature de l’Islam, comparé aux autres religions. Cette croyance est peut-être le résultat d’une compréhension incomplète ou orientée de l’Islam par comparaison avec les autres religions. Cette croyance est peut-être le résultat d’une compréhension incomplète ou orientée de l’Islam et du rôle qu’il a joué dans le changement social. Elle peut même émaner d’une évaluation orientée des préceptes et de la configuration de l’Islam en tant que système ou constituer une tentative pour effacer la réalité des faits et masquer les intérêts économiques directs de certaines classes dirigeantes qui clairement liées aux forces néo-coloniales.
La Beauvoir arabe, disaient-elles/ils ? Définitivement non. Nawal Saadawi n’est pas cette féministe laïque que certains et certaines ont voulu nous vendre. Elle n’est pas « la Simone de Beauvoir arabe », comme on a pu l’écrire ici ou là et en être fier, comme si la norme, encore et toujours, devait être incarnée par ce féminisme blanc qui fait dans le sauvetage des femmes basanées, à mi-chemin entre condescendance et maternalisme ; parcourir les quelques pages du Second sexe que Beauvoir consacre à son séjour dans le Sud tunisien permet, si besoin était, de s’en assurer.
La rupture avec le féminisme blanc et ses symboles est clairement consommée et Saadawi ne manque pas de le rappeler à chaque fois qu’elle en a l’occasion, comme dans cette interview :
Il y a des différences entre le féminisme dans les pays musulmans et le féminisme dans les pays occidentaux. Les féministes occidentales sont plus concernées par la classe, la race et l’oppression de genre mais elles ont un regard différent pour une raison importante : elles n’ont jamais été colonisées. Elles ne lient pas le féminisme au colonialisme
Rideau.
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