Les résultats des élections législatives 2019 ont abouti à un paysage parlementaire diversifié, mais difficile à gérer. Trente et une listes partisanes et indépendantes y sont représentées (parmi 1506 listes candidates), contre 17 aux législatives de 2014. Un siège au parlement actuel coûte 8243 voix, contre 15706 voix en 2014.
Diagnostic de la crise politique
Le constitutionnaliste et ancien président de l’Instance Supérieure Indépendante pour les Elections (ISIE) Chafik Sarsar estime que la crise politique actuelle est due principalement à la « partitocratie » : des partis politiques qui détiennent le pouvoir, mais incapables de gouverner. Sarsar estime qu’il s’agit tout d’abord d’une inflation des partis politiques. Jusqu’en juillet 2020, la Tunisie en comptait 226. De plus, le nomadisme partisan et le recyclage des partis politiques créent des alliances politiques éphémères et temporaires qui ne permettent pas de constituer une majorité parlementaire stable capable de gouverner.
Le constitutionnaliste évoque également le phénomène de la « distanciation idéologique » entre les acteurs politiques représentés au parlement qui ne pourraient jamais gouverner ensemble. Par ailleurs, il cite un autre symptôme de la crise, celui de « la schizophrénie politique » et la contradiction entre les actes et les paroles des acteurs politiques.
Visiblement, ces symptômes ont eu des retombées sur le mode de gouvernance du pays. Le mode de scrutin adopté, celui du système de Représentation Proportionnelle (RP) aux plus forts restes a été choisi depuis 2011 afin d’assurer la diversité des couleurs politiques à l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) et actuellement à l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP). Ce mode de scrutin est toujours maintenu, avec des résultats différents de 2011 jusqu’à 2019. D’après l’ancien président de l’ISIE, seuls 54 sièges ont été obtenus par le nombre réel de voix. Les 163 sièges restants ont été répartis par la méthode des plus forts restes. Chafik Sarsar explique ce changement de majorités parlementaires notamment par l’abstentionnisme et l’inflation des partis.
En outre, les instances constitutionnelles sont encore en suspens, en l’occurrence la Cour Constitutionnelle, faute de l’obtention du nombre de voix requis, à savoir au moins 145. Le processus électoral de certaines institutions n’est toujours pas achevé, à l’instar du renouvellement du tiers des membres du conseil l’ISIE, l’élection du président de l’Instance Nationale d’Accès à l’Information (INAI) (dont le président a été nommé ministre de la Défense nationale dans le gouvernement de Fakhfakh), les élections régionales, etc.
Des solutions ?
Manifestement, la crise politique parait pluridimensionnelle. Elle est certes reliée aux défaillances de la loi électorale, mais dépend également du système électoral dans son ensemble.
Le politologue et juriste Rafaa Ben Achour explique que « le bon fonctionnement de tout régime démocratique repose en fait sur trois piliers: l’impératif de prendre des décisions, la représentativité des gouvernants, pouvoir exécutif et pouvoir législatif, et la stabilité politique ». Ce n’est pas le cas de la scène politique post-2019. Des crises politiques successives ont abouti à 3 gouvernements faisant face à une crise économique aiguë.
Ben Achour préconise le maintien du mode de scrutin de la Représentation Proportionnelle (RP) aux plus forts restes, tout en accordant 30% des sièges à la liste ayant obtenu le plus grand nombre de voix. Les 70% restants seront répartis sur les autres listes.
En se référant à l’Article 89 de la Constitution, le chef du gouvernement doit être désigné parmi l’alliance qui a obtenu le plus grand nombre de sièges au parlement. Mais depuis 2014, cette démarche n’a pas été suivie. Pour Chafik Sarsar, l’architecture politique actuelle dissocie la représentation parlementaire majoritaire du chef du gouvernement. « Nous avons vu Nidaa Tounes en 2014 désigner Habib Essid à la tête du gouvernement. C’est un indépendant dont le gouvernement n’a pas résisté longuement. Idem pour Ennahdha qui a gagné les élections en 2019. Elle a choisi Habib Jemli, un indépendant qui a échoué à obtenir la confiance du parlement », enchaîne le constitutionnaliste. C’est une tentative d’atténuer la domination du parti majoritaire qui saturerait les espaces législatif et exécutif. A ce stade, Sarsar relève « un détournement du caractère bicéphale du pouvoir exécutif ».
Vers une « moralisation de la vie politique »
Hormis l’aspect technique des réformes recommandées par les constitutionnalistes sur le long terme, d’autres initiatives se profilent pour des issues à court et moyen-terme. Salem S’himi, avocat auprès de la cour de cassation, prévoit une série de réformes à apporter pour moraliser la vie politique. Il recommande entre autres l’interdiction du tourisme partisan et du « clientélisme politique ». Il explique que certains acteurs politiques ont créé des réseaux d’intérêts dans leur entourage régional et professionnel qui leur facilite l’accession au pouvoir, soit au parlement soit aux conseils municipaux. Ils demeurent ainsi « des représentants à vie » et leur arrivée au pouvoir devient une fin en soi.
Il revient également sur l’immunité parlementaire et appelle à abroger l’Article 69 de la Constitution qui stipule que : « Si un député se prévaut par écrit de son immunité pénale, il ne peut être ni poursuivi, ni arrêté durant son mandat, dans le cadre d’une accusation pénale, tant que son immunité n’a pas été levée ». Pour lui, comme pour le constitutionnaliste Amine Mahfoudh, le député ne doit pas bénéficier automatiquement de l’immunité, parce que cela risque de devenir un outil d’impunité. Dans un rapport publié le 04 décembre, le Democracy Reporting Institute (DRI) plaide à cet égard pour la réforme du système d’immunité en vue de restaurer la confiance entre les électeurs et les acteurs politiques.
Le DRI prévoit aussi un dispositif de réformes par rapport à la transparence du financement de la vie politique et du patrimoine des acteurs politiques, la prévention des conflits d’intérêt et l’exemplarité des acteurs politiques.
Pour ce faire, l’institut appelle à créer « une autorité administrative indépendante » chargée de « vérifier la régularité des comptes de campagne ». Il appelle également à élargir le périmètre du contrôle des finances des partis politiques en y intégrant les comptes des organismes, sociétés ou entreprises dans lesquels le parti détient la moitié du capital social ou des sièges de l’organe d’administration ou encore exerce un pouvoir prépondérant de décision ou de gestion, et en clarifiant aussi les rapports financiers que les partis peuvent entretenir avec les associations ».
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