Entamée le 16 novembre, la grève des magistrats continuera jusqu’au 9 décembre, a annoncé l’Association des magistrats tunisiens (AMT), le 4 décembre. De son côté, le Syndicat des magistrats tunisiens (SMT) a annoncé la poursuite de la grève jusqu’à nouvel ordre. Cette décision fait suite à l’échec des négociations avec le gouvernement sur certains points, a indiqué à Nawaat, Aymen Chtiba, vice-président du Syndicat des magistrats. «Ce que le gouvernement a proposé est en deçà de nos attentes », a-t-il souligné. Et de préciser : « Le gouvernement a positivement réagi à nos demandes visant l’amélioration de la situation sanitaire dans les tribunaux, la création d’une commission au sein du ministère de la Justice chargée de réviser la loi organique régissant la mutuelle des magistrats et le règlement des primes de permanence impayées. Mais rien n’a été décidé concernant l’augmentation des indemnités des magistrats conformément aux standards internationaux », dit-il.
En effet, la grève des magistrats a pour objectif de protester contre la situation sanitaire et les conditions de travail déplorables dans les tribunaux ainsi que la détérioration de la situation financière des juges et la réforme de la justice qui piétine, selon le SMT et l’AMT.
Le précipice de la justice
La grève fait suite au décès de trois magistrats parmi les 250 atteints par le Covid-19. Alors que les tribunaux connaissent une forte affluence, ils sont dénués des dispositifs de protection nécessaires contre le coronavirus, déplore Anas Hamadi, président de l’ATM. La crise du Covid-19 n’est qu’une plaie parmi les autres symptômes de détérioration de l’état des tribunaux. L’archivage des dossiers judiciaires en est une illustration. « Même dans la cour de cassation de Tunis qui est la plus haute juridiction, les dossiers sont éparpillés dans les couloirs. C’est révélateur de l’état des tribunaux », dénonce Ahmed Souab, juge administratif à la retraite, à Nawaat. Même son de cloche du côté du président de l’ATM. Il rapporte la situation de magistrats amenés à travailler avec leur propre ordinateur et payant de leur poche pour avoir les outils minimaux de travail. Cette situation a posé le débat sur la destination du don de 100 millions d’euros octroyé par l’Union européenne à la Tunisie dans le cadre du Programme d’appui à la réforme de la justice (PARJ). D’après Jalloul Chalbi, magistrat, dirigeant de l’unité de gestion nationale du PARJ au ministre de la Justice, une partie importante de ce don a servi à réparer les tribunaux et les prisons saccagés ou brûlés lors de la révolution. Il assure que les réformes sont en cours, visant notamment à la numérisation des dossiers judiciaires.
Les conditions de travail englobent également les heures de travail, jugées excessives par les magistrats. Selon Anas Hamadi, les magistrats traitent environ 1300 dossiers par an. « C’est dix fois plus que les normes internationales », s’insurge-t-il. En revanche, les indemnités des magistrats ne suivent pas les standards internationaux, selon le vice-président du syndicat des magistrats, Aymen Chtiba. La rémunération d’un magistrat débutant est de 2500 dinars et atteint les 3500 dinars en fin de carrière, fait savoir Ahmed Souab.
Face aux réclamations pécuniaires des magistrats, le ministre de la Justice, Mohamed Boussetta, a rétorqué lors de son intervention à l’ARP, le 27 novembre, que ces revendications sont inconcevables face à la crise économique que traverse le pays. « On est conscients des difficultés économiques mais pourquoi cet argument n’est avancé que quand il s’agit du pouvoir judiciaire ? Les pouvoirs exécutif et législatif ne se privent pas d’augmenter leur rémunération et leurs avantages », s’exclame le vice-président du SMT.
Ahmed Souab abonde dans ce sens en expliquant que « conformément à la Constitution tunisienne consacrant la séparation des pouvoir, le pouvoir judicaire doit pouvoir déterminer leur propre grille salariale comme c’est le cas pour les membres de l’exécutif et les députés ». Et de poursuivre : « Autrement, ce n’est plus un pouvoir indépendant mais un service public à l’image de la Steg ou de la Sonede ». La condition financière des magistrats rend certains plus enclins à s’enliser dans la corruption: « Il y a trois catégories de magistrats : ceux qui considèrent leur travail comme une mission, et peu leur importe la rémunération, ceux qui sont des corrompus -ils existent et ils existeront toujours dans tous les secteurs – et dernièrement, il y a des magistrats dont la situation financière les rend faibles face à la tentation de la corruption », observe Souab.
La situation du secteur n’est pas sans conséquences sur la perception de la justice auprès des citoyens. « Dans notre étude avec la FTDES sur l’extrémisme violent, 82.4% des interrogés pensent que les lois ne s’appliquent pas de la même manière pour tous. Des affaires comme celle opposant l’ancien procureur de la République, Béchir Akermi et le premier président de la cour de cassation, Taeib Rached ne font qu’empirer cette impression. Elles s’ajoutent à la politique de deux poids deux mesures dans les traitements des affaires à l’instar de la nonchalance judiciaire face à un député faisant l’apologie du terrorisme ou un autre en flagrant délit de harcèlement sexuel d’un côté et d’un autre côté la mise en examen rapide et la condamnation de certains blogueurs par exemple. Ceci ne fait qu’éroder la confiance en la justice», juge Lamine Ben Ghazi, chargé de programmes à l’organisation Avocats sans Frontières (ASF). Et de poursuivre : « Pour améliorer les choses, il faudrait des signaux positifs forts tendant vers la réforme de la justice ».
Des tergiversations autour des réformes
La réforme de la justice est une question récurrente depuis la révolution. Cependant, des chantiers sont toujours ouverts. « L’édiction de lois primordiales pour le bon fonctionnement de la justice n’a pas encore eu lieu. Il s’agit de la loi organique sur les magistrats, la loi organique sur l’inspection générale et le code de la justice administrative », souligne Ahmed Souab. Or ces réformes piétinent. « Une commission a été créée au ministère de la Justice pour s’atteler à la préparation de la loi organique sur les magistrats. Mais la commission a été dissoute », déplore Aymen Chtiba. Alors que les réformes sont à l’arrêt, la justice fonctionne selon des lois désuètes. « Il faut savoir que les juges administratifs appliquent des dispositions d’un code contraire à la Constitution. L’inspection générale, organe de contrôle des activités des magistrats, est pratiquement mise au frigo. Elle est dépourvue de moyens d’action et il n’y a pas de volonté politique pour y remédier », note Souab. Alors que la Constitution consacre l’indépendance de la justice, l’inspection générale est sous l’autorité du ministre de la Justice, « ce qui constitue un moyen de pression entre les mains de l’exécutif et par ricochet des politiques », dénonce le représentant du SMT. Face aux revendications des magistrats, le chef du gouvernement, Hichem Mechichi, a annoncé le 20 novembre, la mise en place prochaine des commissions pour élaborer des projets de lois organiques sur les magistrats, l’inspection générale et les prisons.
Prévues dans le cadre du PARJ, les réformes du Code des procédures pénales et du Code pénal sont elles aussi au point mort. Deux commissions ont été lancées au sein du ministère de la Justice pour préparer des projets de réformes. «Concernant la commission sur la révision du Code de procédures pénales, un projet a été présenté en 2019 et depuis, rien n’a été fait pour faire avancer ce dossier. Concernant le Code pénal, il n’y a pas encore eu de dynamique initiée par les autorités pour présenter un projet», fait savoir Lamine Ben Ghazi. Ahmed Souab ajoute que le règlement intérieur et le code de déontologie du magistrat n’ont pas encore été émis par ledit Conseil supérieur de la magistrature « faute de volonté », dit-il. Pour le représentant d’ASF, la politique pénale de l’Etat est totalement à revoir. « Il faut savoir qu’un prisonnier coûte à l’Etat 23 dinars par jour. En vertu de la seule loi 52 sur les stupéfiants, 2000 personnes sont en détention préventive. Pourquoi ne pas désengorger les prisons, prononcer des peines alternatives pour faire des économies et les mobiliser pour la réhabilitation de la justice », plaide-t-il.
Entre temps, les ministres de la Justice se succèdent rapidement, ce qui ne favorise pas l’avènement de ces réformes, relève le président de l’ATM. « L’instabilité politique ne facilite pas la mise en œuvre de réformes structurelles et pérennes », conclut le représentant d’ASF.
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