« Pensée sociale et résonance avec l’extrémisme violent », est l’intitulé de l’étude publiée le 20 novembre par le Forum Tunisien des Droits Economiques et Sociaux (FTDES) et Avocats Sans Frontières (ASF). « A travers cette étude, nous avons tenté de comprendre pourquoi les jeunes notamment basculent dans l’extrémisme violent », a déclaré à Nawaat, Rim Ben Ismail, psychologue clinicienne faisant partie du groupe des cinq experts ayant élaboré cette étude. Et d’expliquer que le choix de la dénomination de « l’extrémisme violent » s’appuie sur le fait que « contrairement au terrorisme qui est plus lié à une dynamique de groupe ou à des organisations, l’extrémisme violent reflète des parcours plus individuels ».
Pour cerner les facteurs favorisant l’adoption des idées relevant de l’extrémisme violent en Tunisie, les auteurs de l’étude ont élaboré un questionnaire destiné à 805 jeunes, âgés entre 18 et 30 ans, issus de quatre quartiers du grand Tunis : Kabaria, Sidi Hassine, El Mourouj et El Menzah. Trois focus groupes avec des jeunes de ces quartiers ont été également mis en place pour approfondir les perceptions de ces jeunes en rapport avec des facteurs tels l’inclusion, la marginalisation, la perception de la violence subie, l’Etat providence, le sentiment de se sentir acteur dans son pays, etc.
Le ressentiment prévaut
Les résultats de cette étude mettent en évidence un mécontentement général quant à l’état de la société tunisienne. Ainsi 83,6% des interrogés considèrent que la société est inéquitable, 83,1% estiment qu’elle est inégalitaire, 76,4% jugent que les classes favorisées ne se soucient pas de celles défavorisées, 71,3% notent que la société tunisienne n’est pas fondée sur de bonnes bases et 80,5% pensent qu’elle est menacée de l’intérieur.
Par ailleurs, les jeunes interrogés expriment un ras-le-bol à l’égard de l’Etat ressenti généralement comme étant inégalitaire. En effet, 82,4% pensent que les lois ne s’appliquent pas de la même manière pour tous, 80,4% estiment que l’Etat n’avantage pas les pauvres et 81,6% considèrent qu’il privilégie les riches. « Pour eux, l’inégalité ne renvoie pas seulement à une dimension économique ou sociale. Elle est aussi perçue comme une injustice politique, symbolique et morale. 74 ,6% pensent qu’ils ne sont pas entendus, 55,3% pas respectés », précise l’étude.
L’insatisfaction concernant les services fournis par l’Etat est significative. Ainsi, 79,2% jugent que l’Etat ne répond pas aux besoins économiques, 76,2% considèrent qu’il ne se soucie pas des vrais problèmes des gens, 69,7% avancent que l’Etat ne répond pas aux besoins de base, 65,7% affirment qu’il ne répond pas aux besoins d’éducation et 41,9% relèvent qu’il ne répond pas aux besoins de santé. Cette insatisfaction se conjugue à une représentation négative du rôle de l’Etat. 70,2% estiment, en effet, que l’Etat n’est pas bienveillant et 70,1% considèrent qu’il pratique la violence. 57,7% des répondants avancent ainsi qu’ils ont été victimes de violence d’Etat. Ces résultats reflètent « une violence subie constituant un soubassement pouvant entrainer une réaction violente à l’égard de l’Etat. Cette violence peut revêtir plusieurs formes dogmatiques ou autres », souligne Rim Ben Ismail, en insistant sur l’affaissement du sentiment d’appartenance et d’engagement envers le pays.
En effet, les résultats de l’étude montrent que 84,5% des personnes interrogées citent la famille comme source d’appartenance, suivie par El Omma el Islamiya (la nation islamique), à hauteur de 67,5%. L’appartenance au pays n’arrive qu’en septième position (chez 45% des répondants) après le groupe d’amis, le quartier, la famille élargie et la région. Le sentiment d’appartenance fait écho à la représentation identitaire. 72,8 % des interrogés se considèrent d’abord comme des musulmans et 62.4% comme des Tunisiens.
Rapport ambivalent à la religion
Sans s’étaler sur la nature de la perception du religieux, l’étude s’est penchée sur la place que doit occuper la religion dans la société. « On a évoqué volontairement et uniquement les positions des jeunes sur la place de la religion dans la société sans creuser dans leurs perceptions des dogmes religieux », explique Ben Ismail. Les résultats de l’étude démontrent une certaine ambivalence avec à la fois une aspiration à appliquer les lois religieuses et la démocratie. Ainsi, 61,62% des répondants considèrent que l’amélioration de l’état du pays passe par l’application de « char3 rabbi » (la charia), 44,25% affirment qu’il faut appliquer une gouvernance religieuse. En parallèle, 63,12% pensent qu’il faut appliquer les règles démocratiques et 67,33% estiment qu’il faut appliquer les droits de l’homme. La « prééminence du cadre de référence religieux par rapport à un cadre civil, apparaît lorsqu’il s’agit de juger l’ordre social mais sans que cela n’implique une aspiration à une gouvernance politique de type religieux (…). Ce double réfèrent identitaire et moderne qui peut sembler antagoniste et qui traverse les jeunes est une expression signifiante d’une ligne de partage réel entre « conservatisme vs modernisme », souligne l’étude. D’après Rim Ben Ismail : « Pour beaucoup, la religion et les droits de l’Homme ne sont pas antinomiques. Cependant, la démocratie est perçue uniquement comme l’antipode de la dictature- qui est rejetée par la majorité- et non pas comme un système de valeurs plus large ».
La psychologue clinicienne explique que l’étude a dévoilé « une pensée commune dans la société exprimant du ressentiment, de l’exclusion, une violence subie sans différences significatives entre les quartiers ». Cela ne conduit pas pour autant toutes les personnes victimes de violences à basculer dans l’extrémisme violent. « La passage à l’acte est déclenché généralement par une rencontre dans la rue, sur les réseaux sociaux ou la famille où l’embrigadement passe par la mobilisation de la violence exprimée afin de la narcissiser et lui donner un sens », ajoute-t-elle. Et de conclure : « Ceux qui ont basculé dans l’extrémisme violent et qu’on présente comme des loups solitaires qui étaient parfaitement intégrés dans la société ne sont pas des cas isolés. Leur pensée est partagée par un très grand nombre mais tous ne passe pas à l’acte ».
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