Ni tout à fait poète, ni tout à fait plasticien ou photographe, Mahmoud Chalbi est inclassable. Artiste tunisien né en 1958 qui publie depuis 1982 et expose depuis 1986, il passe d’un domaine à un autre sans trop de manières et avec l’aisance de celui qui sait transformer sa matière, son énergie vitale, ce qu’il appelle « rencontre » en œuvre. L’inspiration du moment dicte le médium adéquat et détermine la forme. En ceci, il nous rappelle Jean Cocteau qui déclinait le poétique en roman, poésie, cinéma, théâtre ou dessin. Qui le fréquente et suit ses publications (notamment sur les réseaux sociaux) se rend compte que son art s’exerce au quotidien dans une régularité sans faille. Artiste n’est pas pour lui un métier, une activité mais une manière d’être, quelque chose qui fait partie de son quotidien : un poème, une photo s’imposent au jour le jour, au fil des instants et des rencontres.
Le mot rencontre prend son sens fort d’événement lors de sa dernière trouvaille, faite par hasard en rangeant ses archives (des photos prises pour couvrir les événements artistiques des années 90) dont le ministère de la Culture n’a pas voulu malgré leur utilité pour notre mémoire, celle d’un pan de la Tunisie du XXème siècle (mais ceci est une autre affaire). Ces archives que la mémoire officielle semble dédaigner sont des photos mouillées qui, au lieu de sombrer dans l’oubli, ont été sauvées pour renaître et jouir d’une nouvelle vie encore plus colorée. Ce mot est bien choisi car l’émulsion des photos collées les unes sur les autres a créé un phénomène chimique qui, aux yeux de quiconque, aurait paru anodin mais qui devient, pour le regard avisé du peintre photographe, un moment jubilatoire où les couleurs et l’informe générés par la décomposition de la matière provoquent un processus de création singulier dans le geste et dans ses implications.
Cette rencontre à la manière des surréalistes est suivie d’un geste éminemment baudelairien consistant à faire du Beau à partir de la «charogne», du pourri et du décomposé, à partir de ce qui était voué à la disparition. La décomposition devient fermentation, occasion de réécrire à partir de l’informe un autre texte, une autre image et de régénérer ce qui allait être sacrifié parce que les institutions n’ont pas fait leur travail. Ces archives auront un destin plus beau et renaîtront en dessins colorés par la matière même de leur décomposition. Il a suffi d’une rencontre, d’un hasard heureux et de beaucoup d’imagination. L’imagination est justement à l’œuvre dans la manière de reprendre les vestiges de ces images photographiques pourries pour leur créer d’autres formes en dessinant de nouveaux contours avec un simple marqueur noir. L’instrument ne fait que déambuler sur la photo d’abord décollée, décrochée (un décrochage de son ancien contexte et de son destin d’oubli) au gré d’une main qui suit la mélodie, les spasmes, les vibrations de l’instant présent, celui de la «folle du logis», libérée du diktat du passé, non en le mettant à mort mais en le métamorphosant. L’idée de palimpseste, de réécriture à partir de la sédimentation du temps donne une aura et une épaisseur bien singulière à ces photos pourries. Les instants figés du passé s’effacent à moitié au profit d’une rencontre avec le présent (Présent par procuration). Les titres poétiques donnés à ces œuvres s’inspirent beaucoup du quotidien du poète (Poissons des figuiers) ainsi que du contexte contemporain (Pandemic Masc). La beauté des êtres et des couleurs qui en jaillissent est juste fascinante, surprenante dans le sens de l’inattendu mais aussi avec ce que cela implique comme hasard heureux : «Hasard objectif» dirait Breton avec tout ce qu’il implique comme choc de la rencontre, comme sens retrouvé et construit par la force d’une pensée «magique», inconsciente, activée au moment de la rencontre avec un objet dans un contexte où les signes se multiplient pour en extraire une quintessence. Il y a quelque chose de joyeux, non seulement dans l’univers nouveau, fait d’êtres fantastiques aux formes non reconnaissables et changeantes comme les nuages, mais aussi dans le processus abouti qui donne l’impression d’avoir vaincu la mort, d’avoir transformé le pourri en magie, en dessins merveilleux et libres comme le geste qui les a créés.
Le travail du palimpseste ne s’arrête pas là. Les figures créées à partir de l’informe sont offertes à l’imagination du spectateur, à lui de les redessiner à partir de sa propre imagination. Des titres poétiques sont donnés (tels que Sourire cosmique, Ivresse des profondeurs, L’arbre à têtes, Le clown triste, Chat d’ailleurs) mais ils ne bloquent en rien l’imagination. Ils l’aiguisent pour que le regard du spectateur continue à redonner vie à ce qui a été sauvé de l’oubli. Ces figures présentent des êtres et des situations pas toujours reconnaissables, voire souvent irrationnels comme chez Magritte et avec un côté jungien offrant des formes non identifiables facilement pour préparer une réception basée sur la re-création et non la simple consommation. Prenons l’exemple de Schizo-féerie où l’on peut voir un double visage selon la perspective du regard, visage humain, visage de dinosaure ou d’extra-terrestre, mais aussi une arme et bien d’autres figures selon l’inspiration du moment et l’énergie intérieure de chacun. Vous y verrez sûrement autre chose car ces photos moisies aux couleurs magiques activent votre imagination et sollicitent votre propre univers venant se projeter sur l’écran noir où résident les êtres fantasques de Mahmoud Chalbi. Elles donnent l’occasion à une expérience.
Le geste est à la fois celui d’un artiste, alchimiste, transformant le moisi en couleurs chatoyantes sur fond noir rappelant l’écran de cinéma où la projection a la part belle. Il est aussi, à mon sens, politique dans la mesure où il redonne vie à une partie de notre mémoire historique (quelques photos gardent le titre des pièces ou des spectacles dont ils ont été issus comme par exemple dans Familia, Les amoureux du café désert 1 et 2 ou (El awada), Nouba, Ismaïl Pacha...) et ce, de la plus subtile des manières, celle de réactiver notre capacité à sortir des contours du rationnel pour activer notre imagination en la rendant à son enfance, en nous rendant notre aptitude à l’étonnement.
Quoi de plus subversif et de plus politique ? Cette exposition virtuelle imaginée en temps de confinement (des dessins-photos sont intitulés Confinement spatial, Le bal des confinés, Fête à distance ou Confinement monstre…), concevant d’autres alternatives pour le champ artistique pictural, se transformera en exposition réelle à la galerie Aire libre d’El Teatro début septembre, un véritable voyage dans les couleurs du temps à ne pas rater.
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