Les prisonniers sont logés en binôme dans des cellules verticales, sur un nombre conséquent de niveaux (on apprendra à la fin qu’il y en a trois-cent trente-trois). Ils sont nourris par une plateforme. Le principe de son fonctionnement est de permettre une alimentation correcte des niveaux supérieurs, tandis que les niveaux inférieurs se contentent – au mieux – des restes des premiers servis. Chaque mois, les détenus changent de niveau, de manière totalement aléatoire et donc pour le meilleur ou pour le pire. Goreng, profondément indigné par cette organisation pour le moins inhumaine, décide de changer les choses de l’intérieur, en s’aidant d’autres détenus croisés au gré des changements de niveaux des uns et des autres. L’histoire finit mal, ce qui est au demeurant un peu le principe de la dystopie, le héros, qui n’en est pas un, on l’aura compris, découvrant à ses dépens que la solidarité ne se décrète pas.
Le film est par endroits assez hermétique, au point qu’un certain nombre de vidéos ont été commises pour expliquer « ce qu’il faut comprendre ». Le point d’orgue de ce pédagogisme assumé est sans nul doute l’interview donnée par le réalisateur lui-même Galder Gaztelu-Urrutia à Digital Spy qui livre l’interprétation qu’il fait de son propre film, se défendant d’avoir mis en scène un quelconque conflit des idéologies. S’il est vrai, explique-t-il, qu’il y a une critique du capitalisme au début du film, la suite montre bien que le socialisme n’est pas la panacée, puisque Goreng échoue à convaincre les prisonniers de rationaliser leur consommation pour que chacun puisse manger à sa faim et qu’il finit lui-même par tuer ceux qu’il avait l’ambition d’aider. Et de clore son propos en expliquant que son film est une œuvre ouverte et qu’il l’a voulue comme telle, « ouverte à l’interprétation ».
Pousser le spectateur à se faire sa propre idée, voilà, à n’en pas douter, une bonne chose. Il n’en demeure pas moins qu’il est d’emblée assez difficile de voir dans La Plateforme une œuvre critique du système, une œuvre qui assume de renvoyer les idéologies classiques dos à dos, une œuvre, en un mot, politique. La raison essentielle à cet échec est à mon sens la métaphore choisie par le réalisateur lui-même. La prison verticale est en soi un bon choix, à condition de l’étoffer un peu plus.
Je m’explique. Lorsque j’ai vu le film, j’ai tout de suite pensé à une autre métaphore, celle que développe la célèbre juriste africaine-américaine Kimberlé Crenshaw, connue, comme de juste, pour être à l’origine de la systématisation de la notion d’intersectionnalité. Je ne fais pas référence ici à la métaphore du rond-point/carrefour utilisée par Crenshaw pour thématiser ce que signifie penser au croisement des catégories, mais à une métaphore bien moins connue, celle du sous-sol.
Quelle est donc l’idée de Crenshaw? Supposons, dit-elle, un sous-sol dans lequel sont rassemblées des personnes souffrant d’oppressions diverses. Les plus opprimés, si l’on peut dire, sont en contact direct avec le sol et portent sur les épaules (les pieds des uns étant sur les épaules des autres, explicite la juriste) ; plus on se rapproche du plafond, moins l’oppression, ou plus exactement la configuration de l’oppression, est importante. Ceux qui sont tout en bas sont donc ceux qui souffrent d’une oppression à dimensions multiples : sexe, race, classe, etc. Plus on s’élève plus la charge s’allège. Une trappe se trouve dans le plafond permettant à ceux qui en sont les plus proches d’accéder au rez-de-chaussée et donc de fuir l’oppression. Plus exactement, peuvent accéder au niveau ultime celles et ceux qui peuvent reformuler l’oppression dont ils sont victimes sur le mode du « sans » ou « n’eût été », de sorte qu’elle perde son caractère multidimensionnel pour devenir singulière. Ainsi les hommes noirs pourraient accéder à l’étage supérieur s’ils concèdent que n’eût-été la race, ils n’auraient jamais été sujets à la discrimination. De la même manière, les femmes blanches pourraient suivre le même chemin à condition de considérer que l’oppression qu’elles subissent n’existe pas « en dehors » du genre. Tout se passe comme si c’était le fait d’être femme qui, à l’exclusion de tout autre chose, faisait d’elles des personnes discriminées et que par la « simple annihilation » de la catégorie posant problème, elles seraient automatiquement élevées au rang de privilégiées. Cela signifie que le système vous aide seulement si vous abondez dans son sens en vous pensant comme victime d’une oppression singulière (le sexe, la race, la classe sociale, etc.). Au demeurant, affirme Crenshaw, la loi est faite pour ceux qui ne se définissent pas au carrefour d’un certain nombre d’oppressions, c’est-à-dire pour une infime minorité de privilégiés.
Quel rapport direct, me diriez-vous, avec La Plateforme? Il est très exactement le suivant : le tort du film, tort à mon sens rédhibitoire, est de partir de l’idée que le système broie les individus de la même manière : tous sont égaux devant la machine institutionnelle qui les manipule. L’on pourrait nous rétorquer que la prison, c’est l’impersonnalité et que c’est ce qu’a voulu rendre le réalisateur. Mais impersonnalité n’est pas identité. Or ici, tous se valent. De fait, la verticalité de la prison est purement procédurale. Elle n’existe que pour permettre le déplacement concret de la plateforme alimentaire. Si l’on peut à juste titre voir cette verticalité dans le fait que la survie des uns dépend du degré d’appétit des autres, le caractère aléatoire des changements de niveaux en tempère grandement la portée : les individus, tout comme leurs conditions, sont interchangeables. C’est très exactement ici que se lit l’identité. Mais l’oppression, on nous l’accordera aisément, est rarement aussi romantique.
Dans la métaphore de Crenshaw, en revanche, la verticalité est investie dans son acception hégémonique : les individus sont les uns au-dessus des autres, certes, mais au sens où certains en portent d’autres et inversement, sans possibilité d’un deus ex machina qui ferait en sorte que ceux qui sont à l’étage supérieur se retrouvent à porter ceux qui se trouvent tout en bas. Le changement ne saurait être renversement. La métaphore de Crenshaw ne désamorce pas la charge politique de l’oppression en pensant la possibilité de changer de condition comme étant le fruit du hasard. Le fait de rendre l’incertitude et le caractère acclusif[1] de la condition humaine à l’ère du capitalisme tardif par une sorte de combinatoire aléatoire assignant à chaque détenu une place provisoire dans l’économie du système, revient à faire peu de cas du caractère profondément déterminant des assignations sociales, identitaires, sexuelles, etc., qui nous informent à la fois comme opprimés et comme résistants.
Les clichés sexistes ont en revanche la peau dure ; l’ensemble du film repose sur une série de dichotomies internes aux personnages qui ne doit rien à la scénarisation d’une quelconque complexité identitaire. Ainsi, c’est une Asiatique qui a été choisie pour rendre la femme résistante à la recherche de son enfant perdu dans l’un des niveaux de la prison. Mais elle redevient très vite douce et soumise dans les bras de Goreng. De la même manière, ledit Goreng se retrouve à un moment avec la femme qui a supervisé son entretien pour qu’il puisse accéder à la prison, donc avec le système en quelque sorte, comme si les dominants pouvaient librement choisir de devenir dominés pour faire pénitence (on apprendra plus tard qu’elle fait le choix d’être emprisonné à la suite de la révélation de son cancer). L’identité fonctionne ici comme une disjonction exclusive au service d’une orthodoxie particulière. Rebelle puis finalement soumise au nom d’un sous-érotisme de carte postale, pour la première. Bourreau puis victime au nom d’une esthétique rousseauiste un peu mièvre qui veut que l’homme/la femme soit bon/ne par nature. On aura remarqué que c’est précisément cette propension à la disjonction exclusive qui empêche la prise en compte de la dimension intersectionnelle au sein du film : si vous êtes dans l’alternative, vous ne risquez pas de croiser, ou d’être au carrefour.
Bref, l’on reste grandement sur sa faim. Amis de la dystopie en temps de Corona, encore un effort si vous voulez faire œuvre politique !
[1]L’acclusion est un concept forrgé par le sociologue Pierre Bouvier désignant le fait que les individus, depuis les dernières années du siècle dernier, vivent dans un entre-deux fluide et mobile. Ni totalement inclus, ni totalement exclus, la plupart d’entre nous sommes des acclus qui, tels un pendule, oscillons entre deux extrêmes. Voir Pierre Bouvier, Le Lien social, Paris, Folio, 2005.
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