J’ai eu l’immense honneur de faire partie de l’équipe de la deuxième édition du Carthage Dance Festival, qui s’est tenu du 14 au 20 juin 2019. L’événement vient de prendre fin et laisse un vide. Cette deuxième édition était particulière sur tous les plans. Le Carthage Dance Festival qui a vu le jour en juin 2018, se fait grand. Commençons par la charte qui dit “Il n’y a pas de danse sans dignité des corps“. Meilleure façon de valoriser le corps et de commander le respect et les égards. Une formulation investie de traits politiques forts et audacieux. “Dignité“, un mot qui retentissait hautement et qui rythmait les cris des manifestants de la Révolte de 2011, récupéré ici dans cette formule pour revendiquer une danse démocratique et contribuer à forger, clairement, l’identité du festival.
Ce discours politique, loin du populisme et de la langue de bois, qui est aussi pertinemment prononcé par Mariem Guellouz, la directrice du festival et par tous ceux qui la représentent, n’est qu’une façon de paraître, de dire. Toutefois, l’essence, ou ce qui fait que ce festival est ce qu’il est, c’est l’art. En effet, toutes les créations artistiques qui ont été accueillies à Tunis par le festival, en passant par un comité consultatif de sélection, témoignent d’un choix politique et artistique conforme aux intentions et à l’idéologie de l’événement. On a vu, durant une semaine, des spectacles provenant de partout, mais surtout du monde arabe et africain; de l’Algérie, Palestine, Maroc, Liban, Togo, Égypte, Syrie. Le festival a donné de l’espace aux jeunes artistes tunisiens dont certains présentent leurs toutes premières créations.
Des représentations hors les murs, à la place de la victoire Bab Bhar ; Les Quatre Saisons d’Emilio Calcanio, Sept Âmes de Bahri Ben Yahmed, Al Amal de Syhem Belkhodja et Mémoire Brisée de Mourad Dridi. L’envahissement de l’espace public en donnant des représentations, tous les jours, dans « la rue », familiariser le public à des spectacles, exposer le corps-dansant dans une place aussi importante de la ville de Tunis est un acte citoyen nécessaire qui produira son effet sur la « mentalité » du Tunisien et sur sa façon de voir et de penser le corps. Cette démarche rend l’espace public plus vivant, plus beau et politique.
Place aux jeunes
Carthage Danse a accordé une place importante aux jeunes danseurs et chorégraphes tunisiens et à leurs créations, et ce, au détriment des grosses productions et des monopoles des grands créateurs qui avaient l’habitude d’accaparer tout l’espace. Parmi les nouvelles étoiles montantes, citons : “On la refait” d’Essia Jaïbi, “Stay” de Wael Marghni, “Chawchra” de Selim ben Safia et Marwen Errouine, “Rakch” d’Ahmed Khamis, “Apple Power” d’Oumeima Mannai…
Quant à l’équipe du festival, constituée majoritairement de femmes, elle a fait preuve d’endurance et de persévérance et a donné une leçon d’ouverture et de professionnalisme. Ces femmes ont fait face, sereinement, à toutes les difficultés et les contraintes pour assurer le bon déroulement du festival, avec le sourire aux lèvres et le bonheur dans le cœur. Tel est le secret. Nous n’oublions pas que ce festival est financé par l’Etat et qu’il s’est préparé dans un établissement étatique, entre les murs de la cité de la culture. Je dis ça, je ne dis rien. Mais cela ne fait que mettre en valeur l’engagement et la ténacité de cette équipe. Je suis foncièrement impressionné par la composition et l’énergie de cette équipe qui opte, en travaillant, pour la discussion, la bonne humeur et le partage.
Au-delà des performances
Avec les spectacles et les performances, il y avait également les conférences et les tables rondes qui ont eu lieu dans la salle du 4ème art, un autre lieu étatique. On parlait de danse et de questions coloniales, de la place de la danse contemporaine en Afrique et au Moyen-Orient. On a également évoqué la danse en Palestine, et particulièrement le festival de la danse contemporaine de Ramallah. On a découvert l’histoire d’une grande amitié et d’une collaboration de longues années entre ce festival et des danseuses et chorégraphes tunisiennes, particulièrement Nawel Skandrani. Les rencontres avec le directeur du festival de Ramallah ont donné naissance à une idée importante qui permettra plus de connexion entre la Tunisie et la Palestine ; c’est de créer un programme focus Palestine à Carthage Dance et un focus Tunisie au festival de Ramallah.
Outre tout cela, il y avait -et c’est en quoi j’étais directement impliqué- les ateliers de danse proposés par de grandes compagnies et de grands spécialistes du monde, qui se sont déroulés tout au long du festival; Akram Khan Cie, Shifts Cie, Chantal Loïal et Nina Nagri. Quelques ateliers ont débouché sur des représentations publiques ou des bals populaires. Plus d’une soixantaine de danseurs ont suivi les ateliers. Occasion inégalable pour faire des rencontres importantes, humaines ou professionnelles, pour faire du networking et se faire un carnet d’adresses.
Et puis, il y avait Le Lac des Cygnes qui arrivait pour clore en toute beauté cette semaine. Comme l’eau de rose pour les yeux, ce spectacle venait purger les cœurs. Cette représentation de cette œuvre de Tchaikovsky est une première en Tunisie et au monde arabe. Mieux, cette version interprétée par le Ballet de l’Opéra national du Rhin, est chorégraphiée par l’artiste tunisien Radhouane Meddeb.
En dépit de toutes les imperfections et des défaillances, certes surmontables, ce festival devra continuer à exister et à défendre sa politique en toute rigueur. On espère voir les Journées Chorégraphiques de Carthage, au fil des années, aller vers les régions et se répandre sur les différents coins du pays. Oui à la décentralisation ! Ce n’est pas facile, mais pas impossible si on y va petit à petit. Oui à la représentativité des individus et des communautés minorés. Oui à l’intersectionnalité. Et pour ce faire, il faut un vrai travail de recherche, et par-dessus tout, en être fier et continuer à y croire.
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