Juste et sans prétention, La voie normale d’Erige Sehiri apporte une pierre précieuse à la rencontre documentaire avec le monde du travail dans la cinématographie tunisienne. À l’intersection de la chronique sociale et du road-movie, elle prend le wagon pour évoquer l’univers de nos cheminots, en mettant la pédale douce sur la seule ligne ferroviaire qui soit conforme aux normes, reliant Tunis à Ghardimaou. Bien qu’elle soit surnommée « la voie normale », elle n’a rien des rails sur lesquels s’élancer en toute sécurité : paradoxalement, elle est la plus déterriorée du réseau ferré. S’il adopte un profil bas, ce documentaire est loin de s’accoutrer des habits du film-dossier de société. Car le regard qu’il nous propose se double d’un autre regard que les cheminots eux-mêmes portent sur leur propre travail. Et c’est tout son mérite que de travailler, sur trois ans, à conjuguer deux dimensions : d’une part, la représentation sociale d’un travail ingrat ; d’autre part, la rencontre avec des paroles et des visages, soit la singularité des sujets et des vies.
Des trajectoires croisées
On se doute qu’en bon documentaire d’immersion, La voie normale prenne sur lui ces deux dimensions pour mieux les fondre en une seule image. En ouverture, un dépôt de trains. Bien avant les crissements du voyage, la caméra nous introduit dans l’atelier d’entretien et de réparation des locomotives, à la gare terminus de Tunis, où des ouvriers travaillant à la remise en circulation d’une cabine de conduite. Si cette séquence efficacement installée file d’entrée de jeu la métaphore d’une société post-révolutionnaire qui, à l’image de la cabine de conduite, doit être remise sur les bons rails, c’est en ménageant assez de latitude qu’Erige Sehiri tire le politique et le social vers la surface. L’on peut se demander si pareille métaphore ferroviaire, tire sa force du contexte transitionnel auquel elle renvoie, ou plutôt de la manière dont le documentaire la fait fonctionner.
Histoire de lorgner des trajectoires croisées, La voie normale filme le quotidien d’un corps aux commandes de la locomotive. Il y a d’abord l’aiguillon du film, Ahmed, un cheminot de père en fils passionné d’arts, mais qui aspire pourtant à autre chose, une fuite. Il y a aussi Abee, le rappeur qui trouve refuge sur les rails. Sans oublier l’obstiné Fitati, le lanceur d’alertes mis au pilori. Il ne faut pas attendre le tiers du film pour découvrir Najib, le chef de gare quadragénaire qui, jetant l’éponge, promène son regard sur ce qui s’en va. On ne manquera pas non plus le petit crochet positif du côté d’Afef, la première cheffe conductrice qui a fièrement pu s’imposer dans une corporation à dominante masculine. Erige Sehiri brosse un portrait croisé d’une nouvelle génération de cheminots qui s’accroche malgré tout à ce métier. Caméra en main, elle trouve aux côtés de cette poignée de conducteurs de la SNCFT de quoi rendre sensible leur transformation en mieux ou moins bien, pour rendre compte des aspérités d’une société qui peine à se relancer.
S’il se paie d’une absence de contrechamp, le film remet en perspective les points de vue documentés de ces cheminots aux profils différents. En toile de fond, c’est de la défaillance de tout un système qu’ils témoignent. Gares délabrés, rails et engins affaissés, accidents meurtriers. Sur les plateaux d’une émission télé, la caméra suit Fitati qui, preuves à l’appui, n’hésite pas à étaler le linge sale de la compagnie ferroviaire pour dénoncer l’incompétence et la corruption qui la gangrènent depuis des années. On voit aussi Ahmed descendre de sa cabine, en pleine compagne, pour rafistoler sur le tas sa machine avec l’aide de quelques passagers. Mesurant de plus en plus les risques qu’encourent usagers et employés, il cherche un exutoire. Hanté par l’image d’un passant percuté, il finit par consulter son médecin de travail. Mais parfois, les mains dans la machine, ces cheminots deviennent des personnages, car porteurs d’une réserve de fiction à l’instar d’Abee, ce jeune assistant conducteur qui, pour tourner en amateur son clip de rap, ne se gène pas d’arrêter la marche de tout un train. Le temps de ce voyage, il s’agirait à la fois de suivre des compagnons de route dans leurs déboires et rêves, mais aussi de les arracher à la loi d’omerta imposée par leur hiérarchie, pour ouvrir la possibilité d’une mise en scène.
Immersion et round d’observation
Si la question de la bonne distance se pose tout particulièrement avec le dispositif de La voie normale, c’est parce que quelque chose affleure dans ce documentaire réglé selon la dramaturgie du voyage. On aurait pourtant tort de penser que le film s’inquiète peu de sa mise en scène. Celle-ci se joue entre deux échelles : l’intérieur de la locomotive, mais aussi les extérieurs de quelques gares desservies qui s’invitent dans le cadre, parfois depuis l’embrasure d’une fenêtre ou d’une porte. Avec ces plans ponctuant le film et sur lesquels défile le paysage du Nord-Ouest, Erige Sehiri dose parcimonieusement son appétit vers le dépaysement, aux rythmes musicaux d’Omar Aloulou, le tout baignant dans le bruit de la locomotive.
Ce qui attire surtout l’attention, dans cette relation au long cours qui engage la réalisatrice auprès de ses personnages, c’est la manière dont la caméra s’embraque à bord. Portée par sa proximité avec les corps filmés, Erige Sehiri cadre serré, observe les cheminots et prend par moments le temps de la parole, recueillant ici un coup de téléphone et là une conversation. Bougeant au rythme des secousses du train, sa caméra permet rarement au regard de respirer dans la semi-obscurité de la cabine de conduite. Ce filmage sensible et brut, laissant l’ambiance sonore des saccades envahir le champ, porte la marque de la précarité et de la dureté des conditions du travail. Filmer en documentaire, en partageant l’espace-temps de ceux qui sont à l’image, comme on peut s’y attendre en pareil cas de figure, c’est accepter de ne pas discipliner le réel.
Marqués d’une sobriété qui se laisse parfois aller à la prouesse, avec un montage tressant temps du travail et digressions intimes, l’immersion et le round d’observation donnent au film ses assises opératoires. Si l’on peut regretter que la démarche d’écoute d’Erige Sehiri fonctionne, volontairement ou pas, en circuit fermé, se coupant d’une prise possible avec le hors-champ qui irrigue sa matière, son documentaire a au moins le mérite de contourner le dispositif en surplomb qui flirterait avec les mécanismes d’étouffement de ces cheminots. Ce que le film semble perdre en forme, lui est donc rendu par le temps qu’il se donne pour regarder, créant ainsi l’impression d’un temps réel qu’il s’agirait d’épouser. Nourrie au bon grain, la caméra de La voie normale confirme par là que l’humilité du regard n’est pas mauvaise conseillère. Et ce n’est pas rien.
iThere are no comments
Add yours