En effet, depuis la chute de Grenade en 1492, le bassin occidental de la méditerranée a été l’enjeu d’un conflit sans fin entre l’Espagne des Habsbourg et la Turquie Ottomane – alors à l’apogée de leurs ambitions impériales -au détriment de l’Afrique du Nord et de l’Etat Hafside qui, après un règne de trois siècles et demi, s’est retrouvé au centre de ces convoitises avec leur cortège d’instabilité et d’invasions incessantes. La victoire ottomane a précipité la chute de la dynastie hafside tout en mettant un terme à une occupation espagnole des régions côtières tunisiennes de près de quarante années. Elle sera également le prélude à un nouveau rapport de forces sonnant le glas de l’hégémonisme espagnol en Méditerranée ainsi que le déclin de l’empire ottoman face aux nouvelles puissances montantes en Europe.
En Tunisie, elle ouvrira la voie à une période d’instabilité due à la lutte pour le pouvoir au sein des nouvelles instances politiques mises en place par les Ottomans. Ce conflit sera soldé par la domination des deys qui a duré jusqu’à la prise du pouvoir par les beys et la fondation de la dynastie mouradite en 1631.
La dimension religieuse de l’affrontement turco-espagnol au 16ème siècle
A noter que la dimension religieuse a fortement imprégné ce conflit de plus d’un demi-siècle opposant les deux puissances du moment à savoir « l’impérialisme espagnol porte-étendard de la chrétienté et le Turc protecteur de Dar al Islam et nouveau venu sur la scène méditerranéenne » (1). Il ouvrira la voie à une domination turque de plusieurs siècles qui façonnera de façon décisive l’histoire de la rive sud du bassin méditerranéen jusqu’à la main mise française sur le Maghreb au 19ème siècle.
Il convient de rappeler que l’Ifriqiya Hafside avait déjà eu à subir en 1270 après l’instauration du califat à Tunis, la croisade de Louis IX qui voulait convertir le sultan hafside Al-Moustansar au christianisme dans un contexte marqué par l’intensification de la « reconquista » catholique au 13ème siècle en Espagne. Mais cette invasion s’est rapidement achevée par la conclusion d’un traité de paix. En revanche, les visées espagnoles sur le Maghreb au début du 14ème siècle et la campagne de Charles Quint ayant abouti à la prise de la goulette en 1534 s’inscrivaient dans une optique d’achèvement de la reconquête chrétienne et d’affirmation de la suprématie espagnole face aux ambitions de l’empire ottoman en Europe et en méditerranée. Elles auront un impact majeur sur l’avenir de la Tunisie en favorisant l’intervention militaire turque de 1574 conduite par Sinan Bacha qui s’est achevée par l’intégration de l’Ifriqiya à l’empire ottoman.
A vrai dire l’empire ottoman, en s’impliquant dans ce conflit pour le contrôle de la rive sud de la méditerranée occidentale, était avant tout animé de la volonté de défendre ses intérêts stratégiques au Maghreb et en Europe face aux ambitions hégémoniques de la puissance espagnole sur le bassin méditerranéen. Il importe de souligner que l’intervention espagnole en Tunisie faisait suite à la demande de Moulay Hassan qui avait sollicité l’aide de Charles Quint après avoir été renversé de son trône par les Turcs. Discrédité, et confronté à la rébellion des régions de l’intérieur en raison de sa compromission avec l’envahisseur chrétien, il sera détrôné par son propre fils qui tentera en vain de restaurer le pouvoir hafside. Mais il ne fera que précipiter son déclin et sa chute après une longue période d’affrontements militaires hispano turques pour le contrôle des régions côtières du Maghreb et de Tunisie.
Prémisses de la naissance d’un sentiment « patriotique »
L’intégration du vaste domaine hafside à l’empire ottoman se fera par la division du Maghreb en trois provinces autonomes, territorialement délimitée, (Alger, Tripoli et Tunis) et relevant chacune directement de la sublime porte. Selon l’historien Habib Boularès l’empire ottoman a ainsi « sans le vouloir, donné naissance à un sentiment national, ou plutôt patriotique lié à un territoire »(2). Et c’est de cet esprit d’appartenance à un territoire national que naitra progressivement au Maghreb au sein des provinces nouvellement créées la volonté d’édifier une entité nationale autonome voire indépendante et d’en défendre les frontières au besoin par la force.
Ainsi, le démembrement territorial de l’Afrique du Nord -initié avant même la victoire ottomane sur l’Espagne des Habsbourg- sera le prélude à la naissance d’un sentiment d’appartenance nationale dans les pays ainsi créés qui finira par se retourner contre l’empire ottoman notamment lorsque les puissances occidentales, et en particulier la France, joueront sur cette fibre patriotique pour encourager les velléités autonomistes voire indépendantistes des Beys de Tunis afin de servir leurs visées colonialistes dans la région. Mais cette évolution vers l’émergence d’un sentiment patriotique lié à un territoire national dans la région du Maghreb sera lente et souvent chaotique dans la mesure où elle sera confrontée à de nombreux défis d’ordre interne et externe notamment les menées colonialistes et le néocolonialisme postérieur aux indépendances ainsi que la dictature imposée à l’intérieur par les gouvernants associés aux intérêts étrangers.
Velléités autonomistes des beys mouradites à l’égard de la Sublime Porte
Il importe de souligner que les premiers signes de cette volonté d’affranchissement de la tutelle ottomane se manifesteront de façon palpable au niveau de la politique étrangère de la Tunisie Mouradite et cette ligne de conduite sera consolidée durant l’époque Husseinite au fur et à mesure de l’affirmation de la présence hégémonique française en Tunisie. Il convient de relever qu’avant l’instauration de la première dynastie beylicale (mouradite), la régence de Tunis a connu une période de transition trouble caractérisée par les luttes pour le pouvoir au sein des institutions créées par Sinan Pacha ainsi que le relâchement de l’autorité de Constantinople sur la régence de Tunis du fait des politiques autonomistes menées par les deys.
Rappelons que la Tunisie avait été, depuis 1584, une régence turque rattachée à Constantinople qui y était représenté par un « pacha » lequel, sans disposer de pouvoirs importants, symbolisait la suzeraineté ottomane à Tunis face à l’esprit de croisade qui animait ouvertement la politique de certaines puissances chrétiennes en méditerranée (1).
Il était appuyé par un corps de janissaires commandé par le Dey lequel, à la faveur d’un renversement des rapports de force, finira par confisquer l’essentiel du pouvoir réel à son profit durant un demi-siècle avant d’en être lui-même dépossédé par le Bey qui finira par s’imposer après avoir réussi à s’assurer le soutien des tribus locales. En fait, le Dey -qui normalement, doit être d’origine turque au même titre que le pacha– tirait son autorité du fait qu’il commandait la milice des janissaires, les forces navales ainsi que les garnisons des frontières et des forteresses chargées de la défense de la régence contre les périls extérieurs. Quant au Bey, censé n’être qu’un adjoint du Dey, il assurait le commandement des troupes, l’administration des finances et la collecte des impôts qui souvent nécessitait le recours à la force notamment dans certaines régions intérieures qui déjà échappaient à l’autorité centrale sous la dynastie hafside. C’est pourquoi la domination turque était mieux acceptée dans les régions côtières toujours exposées aux corsaires chrétiens et à la menace des puissances européennes alors qu’elle était souvent perçue à l’intérieur comme une occupation étrangère1.
En fait, l’évolution progressive du pouvoir oligarchique deylical vers une dynastie héréditaire beylicale -qui sera transmise aux beys husseinites après l’effondrement de la dynastie Mouradite– résulte d’une sorte de légitimité locale acquise par les beys du fait de leur proximité avec les tribus des régions intérieures dont certaines seront même associées aux opérations de pacification et de collecte des impôts en faveur des autorités centrales. Prenant acte de ce glissement de pouvoirs, le Sultan consacre l’autorité du Bey Mourad qui fonde ainsi la dynastie Mouradite en 1631 en acquérant le droit de transmettre le trône à ses descendants. Et c’est ainsi que l’autorité du bey s’est affirmée de plus en plus au détriment de celle des deys et des pachas représentants de la Sublime Porte laquelle s’est accommodée de cette évolution dans la mesure où sa suzeraineté, même purement formelle, demeurera reconnue au plan intérieur et au niveau des relations internationales.
Evolution des relations avec l’Europe sous les Deys et les Beys mouradites
En tant que possession ottomane, la régence de Tunis était normalement tenue de se conformer aux accords de capitulation conclus entre l’empire ottoman et les puissances européennes. Il convient de rappeler que ce genre d’accords, dont le premier fut signé avec la France en 1531, confère des avantages spécifiques aux ressortissants européens leur garantissant à l’origine la liberté de conscience, la non soumission aux juridictions locales et au paiement des impôts ainsi que des privilèges d’ordre commercial et économique. Mais nous avons déjà établi dans les deux précédents articles de cette série parus en langue arabe et française qu’à partir de la seconde moitié du 17ème siècle, les puissances occidentales, en particulier la France, profitaient d’un rapport des forces économiques et militaires défaillant au détriment de la régence de Tunis lui imposant ainsi des accords et des traités bilatéraux inégaux de caractère commercial qui dépassent les privilèges octroyés par les capitulations.
Ainsi, c’est la France qui, dès 1665, obtient un statut privilégié par un traité lui assurant la liberté de commerce dans la régence avec accès à tous les ports maritimes, les privilèges de justice pour ses ressortissants et la préséance pour le consul de France. Ce faisant la France contrôlait dès 1680, soit deux siècles avant le protectorat de 1881 les deux tiers du commerce extérieur tunisien2.
Durant l’époque husseinite, la position dominante de la France ne fera que se consolider notamment durant la seconde moitié du 18ème siècle en dépit de vaines tentatives initiées notamment par Ali Pacha de s’opposer à l’influence envahissante et aux concessions territoriales ainsi qu’aux ingérences françaises dans les affaires intérieures de la régence.
Notes
- Histoire Générale de la Tunisie, Tome 3, Les temps modernes (941-1247 H/1534 – 1881) A. Guellouz – A. Masmoudi – M Smida – A Saadaoui (Sud Edition, 2015) P.16 – 45. Voir également P.121 au sujet du commerce extérieur avec la France.
- Histoire de la Tunisie, Habib Boulares (Cérès Edition, 2012) P.352
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