Cela nous pendait au nez depuis un certain temps déjà : les élections municipales ont été retardées. Plus inquiétant encore, elles ont été ajournées sine die. Autrement dit, jusqu’à nouvel ordre. En termes d’organisation, rien n’empêchait qu’elles se tiennent. Le remplacement des quelques membres démissionnaires de l’ISIE pouvait se faire. L’adoption du Code des collectivités locales n’était pas un impératif préalable et, de toute façon, cela aussi pouvait se faire. Il fallait le vouloir. Or, « on » ne le voulait pas. Je ne précise pas ce qu’il faut entendre par « on » pour une raison très simple. La rumeur et les médias prétendent, et c’est peut-être vrai, qu’en dehors d’Ennahdha, aucun des autres partis politiques n’étaient prêts à se confronter aux électeurs. On évoque aussi d’obscurs marchandages entre les deux principales composantes du pouvoir, nidaiste et nahdhouie dont l’inaboutissement, ou au contraire l’aboutissement, aurait conduit au report du scrutin municipal. Quand on ne peut pas truquer un match, on l’annule. Si je reste vague et allusif, c’est que je n’ai moi-même pas envie de savoir ce qui s’est tramé entre ces forces politiques. Quelles que soient en effet les raisons politiques de ce report, elles n’ont pas d’autres sens que la peur du suffrage universel, la peur de la démocratie locale et un profond mépris pour la vie des gens du peuple dont quantité de difficultés attendent la constitution de municipalités élues pour être résolues.
La seconde remarque que je voudrais faire concerne la façon dont l’ajournement des élections municipales a été officiellement décidé. Admettons que des circonstances exceptionnelles imposent le report du scrutin municipal. Ce n’est évidemment pas le cas mais supposons que cela le soit. Dans une telle situation, la procédure qui respecte les modalités d’une démocratie représentative respectueuse d’elle-même voudrait que la décision du report incombe à l’assemblée législative ou à toute autre instance constitutionnellement habilité à le faire. Or, ce qu’on nous dit est tout autre chose. Le report émane, nous dit-on, du consensus des partis (ceux « qui comptent » et ceux sur lesquels on compte), réunis avec des représentants du gouvernement, de la présidence et de l’ISIE. C’est tout bonnement scandaleux.
Il y a deux ou trois semaines, j’avais évoqué ici la question des rapports entre partis politiques et représentation parlementaire. Il s’agissait d’attirer l’attention sur les dangers pour la démocratie représentative d’une contestation sans nuance du rôle prééminent des partis à l’assemblée comme au sein de l’Exécutif. Je vais aujourd’hui aborder cette même question sous un autre angle pour souligner une autre dynamique qui voit les partis politiques menacer eux-mêmes, avec la représentation démocratique, leur propre pérennité. En vérité, ce dont il s’agit n’est plus seulement une menace, c’est déjà une réalité effective qui court-circuite le suffrage universel et déplace vers de sombres endroits la sphère du pouvoir. Vous l’avez compris, je fais allusion à ce qu’on appelle communément les coulisses, une expression impropre à mon avis et très réductrice. Ce dont il s’agit en effet est quelque chose de bien plus compliqué et de beaucoup plus dangereux que de simples coulisses.
Lorsque nos constitutants ont conçu l’actuelle constitution, ils ont pensé l’architecture, les articulations, les équilibres et la répartition des pouvoirs entre trois instances, le judiciaire, l’exécutif et le législatif. Ils ont omis une quatrième instance qui pour n’avoir pas été reconnue et circonscrite par les constituants est devenue la principale instance de notre dispositif politique. Plus encore, elle semble en voie d’absorber tout le système institutionnel. Sa forme est celle d’un embrouillamini de canalisations, un dédale de conduits et de tuyaux qui traverse l’ensemble de l’ordonnancement politique. C’est là, dans les coudes et les nœuds de cette tuyauterie, que se tissent les interactions symbiotiques entre les sommets de la bureaucratie – dont bien sûr la bureaucratie policière -, la classe des politiciens coprophages ainsi que les hommes d’affaire, généralement les plus véreux, et diverses catégories de trafiquants. Comme les égouts, ces canalisations dégagent une très mauvaise odeur et charrient un volume considérable de merde et de déjections diverses auxquelles, contrairement aux égouts, il faut probablement ajouter une quantité colossale de billets de banques. Mais ni la circulation des déjections, ni celles des billets de banques ne sont leur finalité. La vidange n’est pas leur truc. Essentiellement souterraines, ces canalisations seraient semble-t-il une sous-espèce, issue du croisement du système des égouts et de l’Etat. Elles mettent certes en relations différentes institutions étatiques ou non-étatiques comme les égouts relient les habitations et autres constructions urbaines. Mais ce n’est pas là leur caractéristique principale. Ce réseau interlope possède la faculté tout à fait spéciale de s’auto-engendrer, de se reproduire, de s’étendre et de créer son propre pouvoir politique en aspirant goulûment le pouvoir des instances qu’il met en relation. Autrement dit, c’est un parasite, un parasite monstrueux, d’autant plus puissant qu’il ne se contente pas de se nourrir au dépend du corps qu’il occupe. Il tend inévitablement à se substituer aux institutions constitutionnelles, à l’instar de ce crustacé qui est capable de remplacer fonctionnellement un organe, en l’occurrence la langue, des poissons qu’il habite.
Ce parasite, nous n’en avons pas l’exclusivité. Il est très répandu dans tous les systèmes politiques modernes qui pour être honnête ne pourrait vivre sans lui. Mais alors que sous d’autres cieux, son pouvoir malfaisant peut se heurter à un système immunitaire interne à l’Etat lui-même ou actif à travers la société et ses luttes, en Tunisie, tant les institutions officielles que nombre d’organismes partisans ou associatifs paraissent privilégier le système institutionnel des égouts à la vie au grand air. Mais notre véritable spécificité est ailleurs. Chez nous, ces canalisations parasitaires ont produit leur propre idéologie de légitimation, une idéologie d’autant plus efficace qu’elle se présente comme l’expression même de notre identité. Cela se résume dans le terme « consensus », mobilisé maintes et maintes fois depuis les élections de 2014 jusqu’à ces jours derniers à propos du report des élections municipales. Quelles que soient les instances et les organisations impliquées, ce type de consensus signifie tout simplement que les décisions sont prises en dehors des cadres réglementaires, indépendamment de la volonté et du contrôle des électeurs et selon les modalités qu’affectionnent les marchands, les margoulins et les tricheurs. Il n’est pas l’expression de la souveraineté populaire mais celle d’une supra-institution informelle et parasitaire qui mine le système représentatif issu de la révolution.
C’est triste à dire, mais plus je m’informe sur les parasites, mieux je connais mon pays. La semaine prochaine, je vous parlerai des prédateurs.
Consensus pourrait être le nom d’une quête encore inaboutie de stabilisation et d’apaisement du pays après le saccage que fut le règne absolu Nahdhaoui. Tout le monde, du citoyen peu averti de la chose politique au plus concerné par les questions politiques semble en convenir.
Pour autant, la menace islamiste n’est pas conjurée et un scénario type Le FILS
Algérien n’est pas exclu tant les barbus sont capables des pires félonies…
Voilà, sans doute, pourquoi un consensus inclusif avec les fous de Dieu vaut mieux qu’une guerre civile ou une théocratie des incultes.
C’est un moindre mal, surtout dans un pays si peu habitué au jeu démocratique qu’il découvre dans un contexte national et international troublé.
En fait, ce quand on ne peut pas gagner un match on l’annule ! Après, avec l’absence de la transparence, tout est truqué ! Dommage pour notre pays !