Le conseil stratégique de l’économie numérique est une structure auprès du chef du gouvernement, issue de la réunion Tunisie digitale qui s’est tenue à Tabarka en 2013. Ses membres sont chargés de superviser l’élaboration de la stratégie nationale de l’économie numérique et le suivi de son exécution. Le 1er février 2017, au siège de la Présidence du gouvernement, a eu lieu la dernière réunion du CSEN, sans les représentants de la société civile.
Genèse et évolution du conseil stratégique
L’initiative de créer un conseil supérieur consultatif dédié au secteur est née avec le Conseil supérieur des technologies numériques (CSTN), le 8 novembre 2013, sur proposition du ministre des Technologies de l’information et de la communication de l’époque, Mongi Marzoug. Sa composition englobait 9 ministères différents, des acteurs publics du secteur des TIC, du commerce et de l’industrie, ainsi que l’UGTT, l’UTICA et enfin cinq députés de l’Assemblée nationale constituante.
Sous Mehdi Jomaa, après le deuxième grand séminaire multi-acteurs de Korba, le CSTN est devenu, sur proposition du ministre Taoufik Jelassi, le « Conseil stratégique de l’économie numérique (CSEN) ». Sa composition a été largement changée : les entreprises publiques du secteur TIC ainsi que le régulateur se sont vus représentés par leur ministère de tutelle, le nombre des autres ministères a été réduit, la porte a été grande ouverte au secteur privé avec pas moins de 6 sièges, les représentants du peuple et l’UGTT ont été éliminés, pour laisser place, avec 3 sièges, à des experts désignés par le chef du gouvernement.
Changement de gouvernement et de ministre, Noomane Fehri s’est vu chargé du portefeuilles des Technologies de la communication et de l’économie numérique (MTCEN). Fin mai 2015, une réunion du CSEN a eu lieu avec uniquement les représentants des secteurs public et privé, son lot d’experts et de faux indépendants, en conformité au modèle de partenariat pour lequel avait opté Habib Essid, s’éloignant ainsi du discours inclusif qu’essayait d’afficher, tant bien que mal, son ministre Fehri.
Alertés par l’importance des projets du Plan national stratégique (PNS), d’une part, et la gravité des conflits d’intérêt et des délits d’initié d’autre part, Nawaat a dressé une partie de l’état des lieux, pointant ainsi l’influence politique et celle du monde des affaires au sein du conseil stratégique. Ces révélations ont eu pour répercussion de donner à la société civile une représentativité dans ce conseil avec deux sièges, une décision du président du CSEN et de ses membres lors d’une réunion en septembre 2015.
Suite à l’amendement du décret, et « sur proposition des organisations de la société civile actives dans le domaine de l’économie numérique », le ministère des Technologies a lancé un appel à candidature en spécifiant que par société civile il s’agit de « toute personne ayant des activités dans le secteur TICs, que ce soit la Recherche & Développement, Association dont l’activité appartient au secteur, Etudiant, Communauté technique ». Par la suite, une commission a classé les cinq meilleures candidatures parmi une trentaine de dossiers reçus. Les critères de sélection portent sur l’expertise, l’implication dans des activités associatives dans le secteur du numérique, à l’exclusion des secteurs public et privé, lesquels sont déjà représentés au CSEN. Le chef du gouvernement a retenu les deux premiers candidats : Inès Hammami et Mohamed Saïd Ouerghi, ont tous deux été reçus par Noomane Fehri, peu de temps avant leur première participation à la réunion du Conseil stratégique du 8 avril 2016 ; cette dernière fut boycottée par les représentants du secteur privé (UTICA).
Représentants écartés, serait-ce un revirement ?
Dans l’article 4 du décret relatif à son établissement, le Conseil stratégique de l’économie numérique (CSEN) est suppose se réunir au minimum une fois chaque trimestre. Ses membres doivent recevoir une convocation de son président, le chef du gouvernement, « par lettres accompagnées d’un ordre du jour, sept (7) jours avant la date de la réunion du conseil. »
Sauf que pour la réunion du 1er février 2017, les deux représentants de la société civile n’ont pas été convoqués comme l’article 2 du décret de l’amendement le prévoyait ! Inès Hammami ne cache pas sa déception : « Je n’ai vraiment pas de réponse. Est-ce que les deux ministres ont la même stratégie ? Je ne le pense pas. Le premier a coopéré avec la société civile et avec les jeunes. L’actuel a communiqué sur des actions qui pourtant inquiètent la société civile, mais auxquelles elle n’a plus été associée, comme c’est le cas pour l’identifiant unique ».
Mohamed Saïd Ouerghi nous a aussi confié : « J’ai contacté, par écrit et de vive voix, l’un des conseillers du ministère dès que j’ai eu vent de l’organisation d’une réunion du CSEN qui était prévue pour mi-Janvier. J’ai bien insisté pour qu’ils n’oublient pas de nous envoyer la convocation ainsi que l’ordre du jour. J’ai même fait un rappel auprès de la chargée du dossier, et depuis, rien! ». Une inertie confirmée par Inès Hammami : « J’ai eu l’occasion de réagir sur les réseaux sociaux et sur la page du ministère. Mais sans retour. Passé le temps de l’installation, le ministre ne s’est pas adressé, n’a pas informé ni convoqué les représentants de la société civile ».
Ouerghi et Hammami sont très inquiets de ce « revirement » et d’avoir été écartés de la réunion stratégique, alors qu’ils avaient pris part à la précédente. « On craint un nouveau tête à tête entre le ministère et les grandes entreprises privées! », ajoute Inès Hammami. Mohamed Saïd Ouerghi, pour sa part, se montre impavide : « Je n’ai aucun problème si, au ministère, ils veulent changer le modèle et ils n’ont plus besoin de nous inclure ; mais qu’ils aient, au moins, le courage de nous le notifier officiellement ! ».
La présidence du gouvernement a pourtant publié un communiqué de presse, au style bien télégraphique, dans lequel est citée la présence de « représentants de la société civile » lors de cette réunion du 1er février à la Kasbah. La photo l’accompagnant n’étant pas élargie, nous ne pouvons éclaircir ce point. Mais nous nous référons à l’article 2 du décret de modification pour confirmer que seules les deux personnes désignées par l’ancien chef du gouvernement Habib Essid, représentent la société civile. Toutefois, le Conseil peut inviter qui il souhaite, en cas de besoin d’expertise.
Cet écartement est-il un oubli stratégique pour revenir au modèle de gouvernance archaïque de PPP qui favorise les lobbies ? ou bien il s’agit d’un problème relatif à la désignation, que l’on souhaiterait voir partisane ?
Questionné sur le sujet lors de la conférence de presse du 2 février 2017, Anouar Maarouf, ministère des Technologies, de la communication et de l’économie numérique a répondu : « on n’a pas voulu s’occuper de tâches qui ne sont pas les nôtres, à savoir envoyer les invitations, rôle de la présidence du gouvernement. Les deux représentants de la société civile avaient été conviés en tant qu’“invites” lors de la réunion prècèdente, d’ailleurs il a été décidé de revoir la composition du CSEN, c’est écrit dans le procès verbal. Sincèrement, je ne sais pas comment cela va évoluer ; ceci est du ressort de la présidence du gouvernement ! ».
Nous voilà donc de retour à la case départ.Celle d’un modèle où les représentants de l’Etat décident avec les représentants des organisations patronales de l’avenir numérique de la Tunisie. L’”oubli” de convoquer les représentants de la société civile, coïncide avec la circulaire de l’omerta des fonctionnaires qui limite le droit d’accès à l’information. Aussi ne comprennent-ils pas que le rôle premier de cet acteur sert à d’une part équilibrer le partage de pouvoir décisionnel, de confiance, cette dernière étant la base de tout “pacte social” particulièrement dans le numérique.
La bataille que l’on croyait gagnée, est clairement remise en cause, faisant le bonheur des lobbies qui se frottent déjà les mains en attendant la création d’une nouvelle instance, maitre d’ouvrages du plan national stratégique “Tunisie Digitale 2020”.
iThere are no comments
Add yours