Nouvelle équipe, nouveau souffle ?
On le répète souvent, la Tunisie fut l’un des premiers pays du monde arabe à adopter l’obligation de protection des données personnelles dans sa Constitution, suivie de la promulgation de la loi organique du 27 juillet 2004 portant sur la protection des données à caractère personnel, et par la suite des décrets d’application relatifs à l’instance nationale de protection des données à caractère personnel (INPDP). La nouvelle constitution consacre l’obligation de l’Etat de protéger les données personnelles des Tunisiens mais aussi le droit de tout citoyen à une vie privée.
L’article 24 de la Constitution de 2014 réaffirme le droit contenu dans l’article 9 de l’ancienne Constitution en énonçant que « l’Etat protège la vie privée et l’inviolabilité du domicile et la confidentialité des correspondances, des communications et des données personnelles ».
Mais notre pays s’est vite fait rattraper par d’autres, comme le Sénégal ou le Maroc qui se sont déjà rapproché des standards internationaux. Après une période d’inertie, Chawki Gaddes, spécialiste en droit des technologies de l’information et de la communication, a été nommé président de l’INPDP, le 5 mai 2015. Avec une équipe restreinte, Gaddes s’est penché sur les nouvelles orientations stratégiques à mettre en place, notamment l’application des textes de loi en vigueur, la régularisation de plusieurs dossiers délaissés, tels que la protection des données de santé, dites « sensibles », la vidéosurveillance, ou, l’adhésion de la Tunisie à la Convention 108 du Conseil de l’Europe.
Cette dernière initiative est importante pour ses répercussions légales mais aussi économiques. Le Conseil de l’Europe a invité la Tunisie à se conformer aux standards internationaux, à savoir, la réforme de la loi organique de 2004, ainsi que l’amendement des statuts de l’Instance, pour que l’adhésion du pays soit effective. Aujourd’hui, ce processus est pris dans les dédales du ministère des Affaires étrangères alors que la ratification devient urgente.
Réforme du cadre juridique: Pourquoi ça traîne ?
La réforme du cadre juridique est entravée, car le projet d’amendement de la loi de protection des données personnelles de 2004 attend toujours la validation du conseil de l’INPDP, puis son examen par un conseil des ministres pour qu’il puisse être déposé à l’Assemblée. Chawki Gaddes explique qu’« un projet d’amendements est prêt depuis six mois, toutefois il n’est que le projet du président de l’INPDP. Pourquoi ? Parce que jusqu’à présent, l’équipe de l’Instance n’est pas au complet. J’ai des postes permanents vides à l’exemple des juge nommés en 2016, qui n’ont pas pris leur fonction, en attendant qu’ils disposent de certains avantages compensatoires de leur disponibilité, ce qui est tout à fait légitime. Cependant, nous ne pouvons pas attendre que cette situation se débloque. Il existe un autre moyen de faire avancer la réforme ».
Aussi, le président de l’INPDP rappelle que cette nécessaire réforme du cadre légal de la protection des données personnelles en Tunisie, doit impérativement prendre en considération le fait que « depuis la modernisation de la convention 108, les meilleures pratiques internationales ont changé. De ce fait, la Tunisie devra en tenir compte dans la rédaction de la nouvelle loi ».
Un autre enjeu de taille, l’indépendance de l’Instance. Aujourd’hui, elle est encore sous tutelle du ministère de la Justice et ses membres sont choisis par différentes structures publiques. L’amendement de ses statuts devrait renforcer son indépendance administrative et son autonomie financière.
Grands Projets TICs: Le régulateur ignoré ?
Dans le contexte politique et international d’aujourd’hui, la protection des données personnelles n’est pas qu’une bataille institutionnelle, et L’instance est concernée au premier chef par les projets liés aux technologies de l’information et de la communication, et au contexte du pays, à savoir la lutte contre le terrorisme, et autres crimes, sont mis en avant. Quel a été, est, le rôle de l’INPDP ?
Chawki Gaddes, confirme que l’Instance a été consultée et a pris part à plusieurs réunions ministérielles et sectorielles, depuis le début de son mandat de président. Pour le projet de loi sur les crimes cybernétique, discuté à la présidence du gouvernement cette semaine, l’INPDP participe en tant que membre de la commission de rédaction de cette loi. Pour la mise en place de l’identifiant unique des citoyens et des entreprises (IUC) , « l’Instance n’est pas seulement superviseur, elle jouera aussi le rôle de contrôleur », assure Chawki Gaddes.
Mais, pour le cas du projet de la carte d’identité biométrique « eCIN » et plus spécifiquement le projet d’amendement proposé par le ministère de l’Intérieur, le régulateur a été ignoré. Alors que la loi requiert la consultation de l’INPDP avant sa validation, le projet de loi a été approuvé, en catimini, par le conseil des ministres et déposé au parlement. Cet incident majeur, a fait réagir le régulateur instantanément. Le 3 novembre 2016, l’INPDP a qualifié le projet du ministère de l’Intérieur de « dangereux » et de « menace » pour les données personnelles, en ajoutant que ce projet, contient des lacunes dans sa forme, son fond et la procédure suivie jusqu’à ce qu’il atterrisse chez les élus du peuple.
La vidéosurveillance est une autre initiative du ministère de l’Intérieur qui inquiète l’INPDP, car il n’existe aucune disposition de loi qui autorise l’installation des caméras de surveillance dans les rues. En mai 2016, une réunion a eu lieu entre le ministre de l’Intérieur et le président de l’Instance. Depuis, rien !
Comment lutter contre l’impunité ?
Sur le site-web, l’INPDP constate qu’avant mai 2015, « aucune action de sensibilisation ni d’éducation, ni aucune présence médiatique n’a permis d’initier au sein de la société tunisienne la mise en place d’une culture de la protection des données personnelles et de la vie privée. ». Ce constat est confirmé par les résultats d’un sondage d’opinion autour de la perception de la vie privée. En effet, 43% des personnes sondées publient volontairement des informations privées en ligne, 77% déclarent faire attention à ce qu’ils publient et pour 65%, protéger ces informations revient à… trier leur liste d’amis sur Facebook !
« Cette année, nous espérons avoir le soutien de l’Union européenne dans ce vaste chantier ». Une aide qui servirait à mettre en place des campagnes de communication adressées au grand public. Aussi, « avec Pr. Joseph Cannataci, rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à la vie privée, nous organisons, sur deux journées, un évènement régional sur les données personnelles », une opportunité qui devrait accélérer le processus d’adhésion de la Tunisie à la convention 108 et la réforme du cadre de la protection des données personnelles. Tout comme « d’autres conférences que la Tunisie abritera telle que celle de l’Association francophone des autorités de protection des données personnelles (AFAPDP) » dont Chawki Gaddes été élu vice-président. Cela se fera avec l’implication des médias et « de sérieux représentants de la société civile – ceux qui apportent des critiques constructives », tient à préciser le président de l’Instance.
Pour lui, la diffusion de la culture de la protection des données personnelle va de pair avec la lutte contre l’impunité. En effet, jusqu’à récemment, aucun dossier des plaintes transférées par l’Instance n’a abouti à une sanction judiciaire, « J’attends toujours que le procureur me contacte » avait-il souvent déclaré dans les médias. Mais ceci serait sur le point de changer, « J’ai eu un retour de la justice, ils ont transféré les dossiers aux enquêteurs, eux-mêmes y donneront suite, pour qu’enfin nous ayons, en Tunisie, un exemple de condamnation, qui poussera entre-autres les opérateurs des télécommunications, cliniques et assureurs, enseignes commerciales etc. à respecter la loi en vigueur. »
L’INPDP se positionne comme garant du droit à la vie privée, parfois superviseur, parfois contrôleur. En ce jour de célébration internationale, son défi reste la diffusion d’une culture de protection des données personnelle dans la société tunisienne.
La vie privée et la liberté d’expression ne sont pas des fins en soi, mais nous permettent d’accéder à bien d’autres droits humains.Joseph Cannataci, rapporteur spécial des Nations Unis au droit à la vie privée
Propos recueillis le 24 janvier 2017.
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