Samedi 14 janvier 2017, à l’audition de l’Instance vérité et dignité (IVD), Moslem Kasdallah, Khaled Ben Nejma et Rached El Arbi, blessés de la révolution, prennent la parole pour faire revivre une vérité négligée par les médias dominants, le système judiciaire et les appareils répressifs de l’État. Les trois témoignages mettent à nu la cruauté et le sang froid avec lesquels les forces de l’ordre ont exécuté près de 338 personnes et en ont blessé 2147 autres, selon le rapport de la Commission d’enquête sur les exactions et les dépassements, dite commission Bouderbala.
Les témoignages ravivent la mémoire de la violence et pointent les manquements de l’Etat
Moslem Kasdalli, est aujourd’hui âgé de 28. Le soir du 13 janvier 2011, une balle lui explose la jambe droite, faisait partie des gens qui surveillaient les quartiers à Ouerdanine. En cette nuit agitée, les habitants voulaient barrer la route aux voitures de policiers soupçonnées de transporter Kais Ben Ali, neveu du président déchu. Sans prévenir, l’escorte policière a ouvert le feu en rafale sur les habitants non armés. « La balle que j’ai reçu au pied m’a rendu immobile comme une statue de pierre. Plusieurs personnes sont tombées devant moi. Après le carnage, un des policiers a dit à son ami : ” ils sont morts, partons vite !” », décrit Moslem. Cette nuit-là, les policiers ont tué quatre martyrs et blessé 13 autres personnes.
Moslem revient sur son malheureux périple et sur le refus continu de l’État de lui accorder des soins durant les six dernières années. Parmi les épisodes les plus douloureux, Moslem évoque son voyage avec d’autres blessés au Qatar où ils n’ont reçu aucun traitement adéquat pour leurs blessures. Un épisode qui reste encore inexpliqué par le ministre des Droits de l’Homme, Samir Dilou, présent samedi à l’audition publique de l’IVD. Mais, en plus de l’urgence de trouver sa dignité et celle des siens, il demande aux bourreaux d’’expliquer les raisons des préjudices causés et de les reconnaître.
Khaled Ben Nejma, 28 ans, était dans son quartier à Ras Jebel le 13 janvier 2011, quand les jeunes ont décidé de manifester contre Ben Ali et les agressions de la police. Quand la police a ouvert le feu sur les manifestants, un jeune homme s’est écroulé devant Khaled. Il a voulu le traîner au sol pour le mettre à l’abri et le sauver. Le chef du poste de police était en face mais Khaled ne l’a pas vu. « Il m’a tiré dessus à une distance très réduite. La première balle m’a touché au ventre, je ne l’ai pas sentie parce que je ne savais pas que c’était une balle. J’étais encore debout, alors le policier m’a tiré une deuxième balle qui s’est logée dans ma poitrine. Puis il m’a achevé avec une troisième dans le dos », raconte Khaled. Paraplégique, il est l’un des blessés qui a le plus souffert. « La douleur ne me quitte plus depuis six ans. C’est tellement insupportable que je n’ai pas eu un sommeil serein depuis une éternité », explique-t-il. Il demande une maison décente pour lui et sa mère qui le prend en charge, en plus des soins et des opérations dont il a besoin d’urgence
Rached El Arbi, 26 ans, était dans une manifestation pacifique, le 13 janvier, devant un poste de police à Mornag ( gouvernorat de Ben Arous ). Dans les premiers rangs de la manifestation, Rached, ex-soldat, a reçu une balle l’atteint en plein poitrine, traverse un poumon et brise sa troisième vertèbre. « De l’intérieur du poste où des policiers se cachaient, je n’ai pas vu la main sortir de l’une des fenêtres. Mais celui qui a tiré sur moi me voyait très bien et il m’a bien visé. Il voulait me tuer ! », affirme Rached, encore stupéfait à l’idée qu’on ait voulu l’abattre avec tant de sang-froid.
La blessure de Rached a touché directement la moelle épinière. Depuis il est paraplégique. Après plusieurs opérations, Rached n’arrive toujours pas à marcher. « Les différentes promesses de soin sont restées lettre morte. Si, à l’époque de Troika, on a eu droit à un minimum de soin, le gouvernement qui a suivi nous a complètement marginalisés. La secrétaire d’Etat, Majdouline Cherni, n’a rien fait pour soigner les blessés. Si elle a la preuve du contraire, qu’elle le montre ! », accuse Leila El Arbi, mère de Rached.
Six ans après, la commémoration fait triste mine mais un roman paraît
Au matin du 14 janvier 2017, sur l’Avenue Habib Bourguiba, les partis politiques au pouvoir ont dressé des scènes géantes, qui dégoulinent de mièvrerie et de maniérisme festif. La lassitude des passants face à ce triste spectacle enfonce un clou de plus dans le cercueil de la mémoire de cette journée historique. Devant la statue d’Ibn Khaldoun, les mères, déterminées à ne jamais oublier les crimes de l’État, marchent lentement vers le ministère de l’Intérieur en brandissant les portraits de leurs fils tués. Avec elles, une dizaine de militants, quelques blessés et membres des familles, martèlent des slogans de fidélité à la mémoire des martyrs. Leurs voix sont meurtries, et les baffles assourdissantes des « galas politiques » rendent leur portée bien dérisoire.
Six ans après la révolution, le dossier n’a pas avancé d’un pas au sein des tribunaux. Encore en attente de la liste finale des martyrs et des blessés, les familles s’accrochent à l’espoir de transférer les affaires des martyrs et blessés à des chambres judiciaires spécialisées, instituées par la loi organique n° 2013-53 relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation. Moins nombreuses que lors des manifestations passées, plusieurs familles n’ont pas réussi à faire le déplacement jusqu’à Tunis. « D’habitude, des associations financent le transport et assurent le logement de quelques familles. Cette année, on n’a même pas réussi à imprimer une ou deux banderoles », regrette Charfeddine Kellil, avocat des familles des martyrs et des blessés.
« Même après 20 ou 30 ans, l’obstination des familles pour que justice soit faite ne s’éteindra jamais ! », affirme Ali Mekki, frère du martyr Abdelkader Mekki, tué à Deguèche ( gouvernorat de Tozeur), le 11 janvier 2011. Cette année, Ali, président de l’Association nationale de la défense des droits des martyrs et des blessés de la révolution tunisienne, fête la révolution en publiant son roman Lan Nannsakom [Nous n’allons jamais vous oublier]. « A travers ce roman, j’apporte ma pierre à l’édifice de la vérité contre les mensonges du système et l’oubli. Je l’ai écrit pour partager ma douleur et celle des autres familles, que personne ne saura décrire mieux que nous. Les lecteurs comprendront pourquoi nous refusons de nous réconcilier avec le passé, qui n’est pas encore passé », conclut Ali.
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