Difficile de croire, quand vous êtes à Redayef, que cette ville est parmi les plus riches du pays. C’est aussi à Redayef que le mot injustice sociale prend tout son sens.
Malgré les 400 mille tonnes de phosphate par an, les 27 mille habitants n’ont eu droit, depuis des décennies, qu’à une école, un hôpital mal équipé et une maison de jeunes désertée.
Ici, la répartition inéquitable des richesses se manifeste de la manière la plus crue. Malgré les montagnes impressionnantes de phosphate qui s’amassent autour des habitations, Redayef est sinistrée. Des routes trouées, des lampadaires cassés, le petit souk en mauvais état et un manque flagrant d’institutions publiques. Tout contribue à exprimer l’échec d’une répartition équitable des richesses naturelles de la région.
Pour autant, les habitants de Redayef n’ont pas hésité à se mobiliser pour arracher un brin de dignité et d’espoir. Entre janvier et juin 2008, toute la ville s’est soulevée contre le régime de Ben Ali. Six ans après leur soulèvement et quatre ans après le 14 janvier 2011, rien n’a changé, même si le nouveau parlement compte parmi ses élus un syndicaliste, symbole du soulèvement du bassin minier: Adnane Hajji.
Nous sommes au même point de départ. L’austérité, la corruption et la violence sont les seules réponses du pouvoir à nos demandes. Quand les habitants se sont opposés, pacifiquement, à la décision de l’État de reprendre la sous-traitance pour transporter le phosphate, ils leur ont envoyé les forces de l’ordre pour les réprimer. Il a fallu plusieurs jours pour calmer les habitants et pour avoir une réponse des autorités, explique Tarek Halimi, ex-prisonnier du bassin minier et président de la section de Redayef du Forum Tunisien des Droits Économiques et Sociaux (FTDES).
Dans le bureau du FTDES, nous faisons la connaissance d’Othmane Ben Soltane, l’une des figures de la révolte du bassin minier. Au chômage, le jeune diplômé a consacré sa vie à la lutte acharnée contre la Compagnie des Phosphates de Gafsa (CPG), cinquième puissance mondiale de production de phosphate pour arracher les droits de sa communauté.
J’ai 35 ans, j’ai un diplôme en Sciences de la vie, mais je n’ai jamais travaillé. Redayef est ma mère, ma sœur et mon seul pays. J’ai eu l’honneur de vivre 2008 avec tous ses détails dans cette ville qui nous a appris la résistance. Ici, j’ai appris qu’il faut arracher ses droits et se battre pour vivre avec dignité, nous dit le jeune avec beaucoup d’émotion.
Des rides précoces autour des yeux, le nez pointu et le teint bronzé, Othmane ressemble aux gens du sud qui ont le sourire permanent. Les mains dans les poches, il nous guide dans la ville qui garde les traces des «batailles» entre les jeunes de Redayef et les forces de l’ordre. Devant le poste de police, brûlé la veille de notre visite, un adolescent nous interpelle «C’est la police qui a brûlé le poste. Ils nous ont insultés et ont traité nos martyrs et nos militants de tous les noms … vous voyez comment je vais à l’école ? Vous croyez que c’est juste ce qui nous arrive ?», conteste l’enfant en montrant ses chaussures trouées.
Un peu plus loin, nous arrivons à la laverie de la CPG où une dizaine de travailleurs nous accueillent. «Nous n’avons plus d’espoir pour un changement ! L’État protège les barons de la corruption qui continuent à voler nos richesses. Ils sont devenus des députés au parlement et ils continuent à piller le bassin minier en toute impunité», explique un des travailleurs avant de recevoir l’ordre de ses supérieurs pour interrompre l’interview.
À Redayef, le récent problème des sociétés de sous-traitance de transport de phosphate ne constitue que la partie apparente de l’iceberg.
Nous sommes passés par la désobéissance civile après deux grèves générales en janvier et en mai 2012 et plusieurs grèves de la faim des chômeurs et travailleurs des compagnies de phosphate, pour faire valoir nos revendications sociales et économiques. Mais rien n’a abouti sauf des promesses et des PV signés sans concrétisation, nous raconte Othmane, en se souvenant des événements de 2011 et 2014.
On rappellera que la Compagnie des phosphates de Gafsa a créé, en 2011, la Société Tunisienne de Transport des Produits Miniers qui n’a jamais, réellement, transporté le phosphate selon les travailleurs. Ces derniers ont mené une grève revendiquant leur intégration au sein de la CPG, mais cela a été utilisé comme prétexte par l’administration pour reprendre la sous-traitance contestée par les habitants.
Alors que la CPG affirme que les habitants ont interrompu le transport de phosphate, par voie ferrée, en même temps que les camions privés, les habitants présentent des preuves que le train ne s’est arrêté que suite à une décision de la Société Nationale des Chemins de Fer Tunisiens (SNCFT), après qu’un accident mystérieux ait eu lieu entre deux trains de transport de phosphate.
Bechir Labidi, ancien prisonnier politique et syndicaliste à Redayef nous explique :
Entre les 22 milliards de dinars que coûte à l’État le transport de phosphate par train et les 102 milliards que la Compagnie des Phosphates de Gafsa paye aux sous-traitants pour faire le même travail, il y a 80 milliards de dinars qui sont perdus et qu’on n’a pas le droit de défendre. Pire, les hommes d’affaires qui bénéficient de ces contrats douteux de transport de phosphate sont également impliqués dans des affaires de corruption avec les Trabelsi. Tout cela se passe au su et au vu de tout le monde.
Au café avec des anciens travailleurs de la CPG, Othmane évoque les problèmes de la compagnie et ses liaisons avec des hommes d’affaires corrompus. Selon Othmane, tout le monde parle d’un député et homme d’affaires qui serait connu pour ses liaisons avec les Trabelsi à l’époque de Ben Ali. Les habitants de Redayef pensent qu’il a acheté son siège au parlement par la corruption et l’argent politique. Ils l’accusent avec d’autres affairistes du phosphate d’être derrière l’acharnement de la police contre les habitants.
L’effervescence de la ville a coïncidé avec un événement organisé par le Forum Tunisien des Droits Économiques et Sociaux dédié aux revendications sociales et économiques sous le slogan «Janvier, le mois des mouvements sociaux». Avant notre retour à Tunis, les habitants de la ville se sont réunis pour choisir la délégation qui participera à l’événement du FTDES. Les deux générations de mouvements contestataires à Redayef ont formé une délégation qui a défilé sur l’Avenue Habib Bourguiba, à Tunis, et a participé, ensuite, à l’assemblée qui a réuni plusieurs mouvements sociaux du pays.
Entre désespoir et révolte, les habitants sont en stand-by. Tout en calmant les jeunes qui se radicalisent de plus en plus, depuis le 14 janvier, les habitants et militants syndicalistes de Redayef continuent à demander un dialogue fructueux avec les autorités afin de soulever les revendications essentielles de la ville et de toute la région. La balle est ainsi dans le camp du prochain gouvernement et du nouveau parlement qui devront affronter le plus grand challenge de l’histoire de la Tunisie, une réelle transparence -cette fois-ci prescrite par la Constitution- au niveau de la gestion des richesses naturelles. Cette même transparence qui devrait servir la répartition équitable des richesses en question.
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