Samba
Le développement de l’art est le test le plus élevé de la vitalité et de la signification de toute époque » car « ce qui sert de pont d’une âme à une autre âme est non pas l’unique, mais le commun », et « c’est seulement par l’intermédiaire du commun que l’unique est connu. Léon Trotsky, Littérature et révolution.
« Papillons de nuit »
Le dernier film d’Éric Tolédano et Olivier Naccache « Samba » avec Omar SY et Charlotte Gainsbourg, adaptation du roman Samba pour la France de Delfine Coulin à l’écran, est un hymne humaniste en faveur des « sans-pap » (les sans papiers) ; ces troubadours des temps modernes qui se déplacent de continent en continent pour tenter de tirer leur épingle de cette lutte du tous contre tous ; risquant de plus en plus d’y laisser cette peau qu’ils sont prêts à sacrifier, au plus offrant, dans cette grande foire mondiale où tout se vend et s’achète.
La « mondialisation heureuse », pour reprendre la formule d’un « éditocrate » renommé, amène tous les jours vers les centres grouillants des grandes agglomérations ces centaines de millier de papillons de nuit scotchés à la lumière des métropoles au risque de se consumer.
Et les métropoles en question, telles ces sangsues se gavent du sang des nouveaux esclaves des temps modernes. Insatiables, elles réclament toujours et toujours de nouvelles victimes qu’elles auraient au préalable transformé en zombies par la grâce de ce flot d’images que leurs spots publicitaires diffusent, en continu, dans les moindres recoins de la terre prise dans les griffes de la couverture satellitaire de la planète.
« Enclosure », « vol de bois » et naissance du capitalisme
Les dirigeants de ces métropoles auront d’abord préparer le terrain qui favorise l’envol des papillons de nuits que sont ces nouveaux prolétaires. Ils inondent les marchés des pays d’où un excédent de papillons ne demande qu’à être prêts à prendre l’envol avec des produits agricoles subventionnés. Ces produits qui se déversent par la grâce des lois libéralisant les échanges commerciaux, le retrait des barrières douanières, font qu’un produit ayant parcouru des milliers de kilomètres par mer, par terre et par les airs, puisse, miraculeusement, être proposé sur les étals des marchés africains, asiatiques ou latino-américains moins chers que des produits locaux similaires. Cette « concurrence libre et non faussée » devenue le dada des nouveaux économistes bourgeois accouche de cette loi, vieille comme le capitalisme et ses lois sur les « enclosures »1 en Angleterre au XVIe siècle, la criminalisation du ramassage de bois mort en Allemagne 2, la liquidation des corporations partout ailleurs qui affame le paysan auto subsistant d’Afrique ou d’ailleurs et le contraint à rejoindre la horde des papillons de nuits éblouis par les sunlights des métropoles.
Samba capte merveilleusement, sans chichis, ni trémolos le parcours de quelques uns de ces papillons.
« Ces papillons qui baisent et se font baiser »
Ils rend d’abord et c’est la grande force de ce film leur humanité à ces papillons de nuit.
La peinture de leur quotidien ne tombe jamais dans l’aspect larmoyant car ils veulent avant tout vivre parmi les vivants et le film le leur rend bien en insistant sur les scènes d’amour physique. Oui ces papillons baisent et se font baiser.
C’est Jonas, « comme dans la bible », le « sans-pap » congolais, campé merveilleusement par Isaka Sawadogo qui demande dans le centre de rétention de Roissy à son compère de détention, Samba, « sans-pap » sénégalais et papillon de nuit depuis une dizaine d’année dans la métropole parisienne, « alors, est-ce tu t’es faites quelques-unes ». A un Samba gêné par la question, il lui raconte son édile avec sa belle congolaise à la silhouette de mannequin, Gracieuse, rencontré lors d’une descente de flics pour contrôle, en Espagne, et à laquelle il resta scotché parmi les poubelles, où ils se cachèrent, le temps du contrôle.
Un nouveau Gabin !
L’amour encore et toujours dans ce qui est la trame du film entre Samba, qu’Omar SY incarne à l’écran mettant définitivement ses pas dans les pas des grands du cinéma, après son éclatante prestation dans « Intouchables » et confirmant une présence scénique presque aussi forte que le jeune Jean Gabin, et la frêle Alice que campe une Charlotte Gainsbourg qui a trouvé magnifiquement le ton juste pour se laisser littéralement envoûtée par Samba au point de porter son te-short fétiche le jour de son retour au travail après un « burn out », cette maladie du travail qui l’avait amené au bord de la folie.
« Concurrence libre et non faussée !»
Bien sur il est question de « papiers » que les « sans pap » revendiquent légitimement à des États toujours à l’affût de ce qui peut fluidifier les rouages d’ « une concurrence libre et non faussée ». Ces États cultivent et protègent les no mans land permettant à de nombreux secteurs consommateurs à outrance de ces papillons de nuit de continuer à tondre cette main d’œuvre disponible en quantité dans l’impunité la plus totale.
Bien sur il est toujours question de vie, de mort, de noyade; celle de Jonas venu venger son honneur perdu ; Samba tombé sous le charme et la silhouette filiforme telle un mannequin de Gracieuse et baisant avec elle.
Mais la force du film est finalement toute concentrée dans la profonde humanité des papillons de nuits, ceux-là même que vous ne rencontrez que tardivement la nuit sur les quais de métro ou dans les rames et les bus complètement avachis ou très tôt à l’heure ou les fêtards laissent leurs restes ramassés par les papillons vivants pour faire la soudure, à l’heure où Paris s’éveille.
Notes
(*) C’est Lamouna tenu à l’écran par l’excellent Youngar Fall, l’oncle de Samba qui compare les « sans-pap » aux papillons de nuit.
(1) Mouvement des « enclosures ».
(2) voir le beau texte du jeune Karl Marx « Débat sur la loi relative au vol de bois » paru dans La Gazette rhénane (Rheinische Zeitung) et repris par Daniel Bensaïd dans son livre Les dépossédés. Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres ed La Fabrique.
Très jolie critique d’un film très touchant et humain.
Merci.