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La troisième partie du débat a bifurqué vers le concept, cher à M. Finkielkraut, d’identité. L’occasion d’un riche échange de vues…

L’identité française

Léopold SAROYAN : Est-ce que vous êtes convaincu par ce discours d’Adel TAAMALLI, M. FINKIELKRAUT ?
Alain FINKIELKRAUT : Je suis convaincu de la sincérité de ce discours, j’espère qu’il n’est pas trop minoritaire aujourd’hui parmi les musulmans de France. Mais je reste inquiet, perplexe, pessimiste même, parce que d’un côté il y a cet islam qui veut s’affirmer sans rien céder de ses prérogatives et qui peut avoir tendance à traiter d’islamophobe la volonté de le soumettre aux lois de la République, alors qu’il serait, à mon avis, coupable pour la République, de s’adapter aux exigences de cet islam au nom de la lutte contre l’islamophobie.
Je rappelle que les catholiques ont beaucoup souffert de l’établissement de la laïcité républicaine, on leur a demandé des sacrifices beaucoup plus forts que ceux qu’on demande aujourd’hui à l’islam de France. Et puis, de l’autre côté, je vois précisément une République qui n’assume plus ses propres principes, qui ne cesse de céder du terrain.
Vous parlez de ce vivre-ensemble qui peut s’établir grâce à l’école, bien sûr !, mais je vois, moi, des rapports qui s’empilent sur le bureau du Premier Ministre où le paradigme de l’intégration lui-même est congédié au profit d’un nouveau modèle, celui de la société inclusive. La différence entre l’inclusion et l’intégration est que l’intégration demande un effort à celui qui arrive, alors que l’inclusion lui demande seulement d’être, et rien de plus. Et l’inclusion surtout fait peser la responsabilité des difficultés du vivre-ensemble exclusivement sur les autochtones, sur la société d’accueil qui serait discriminatoire, qui aurait des attitudes rétractiles, etc.
Léopold SAROYAN : …c’est le discours d’une certaine gauche…
Alain FINKIELKRAUT : …c’est une gauche qui est au pouvoir, c’est un Conseiller d’Etat, Thierry Tuot, qui dénonce une France repliée sur la célébration du village d’autrefois, qui demande toujours plus d’ouverture. Ce sont des initiatives ou des mesures, par exemple prises – et je trouve cela extraordinaire – pour démontrer, pour faire apparaître le rôle qu’ont eu les étrangers, les immigrés, dans l’édification de la France, qui demandent à la France d’assumer par exemple sa dimension arabo-africaine. Que cette dimension existe n’est pas le plus important, ce qui l’est est que lorsque vous arrivez en France, vous allez vers une civilisation que vous prenez pour ce qu’elle est. L’étranger ne va pas aimer la France le jour où il reconnaîtra que la France, c’est lui. Vous n’allez pas aller en Italie vous dire : “l’Italie c’est moi donc je vais l’aimer”, vous allez l’aimer pour ses opéras, pour sa musique, pour Leopardi, pour Dante, pour la poésie italienne. De même pour l’Angleterre, ou pour l’Espagne…
Tout d’un coup, on fait cette proposition extraordinaire aux immigrés de se réconcilier avec la France en leur disant que la France est leur miroir, qu’elle va leur renvoyer leur propre image. Mais c’est absurde, la France n’a-t-elle rien d’autre à proposer ? Bien sûr que si ! Elle devrait proposer autre chose, elle devrait affirmer, non pas ses propres valeurs – le mot de valeur n’a strictement aucun sens (liberté, égalité, etc.) – mais des choses : des paysages, une civilisation, des églises. Pourquoi faut-il que Jean Daniel, juif d’Algérie, dise : “pour moi, la France, c’est un héritage et une volonté, ce sont les cathédrales et la Révolution” ? Je peux reprendre cette définition à mon compte : lorsque je vais à Strasbourg et que je vois sa cathédrale, je suis saisi d’admiration comme Goethe qui, parait-il, s’y arrêtait dix minutes, silencieusement. Or, la cathédrale de Strasbourg vous représente la synagogue aux yeux bandés. Ce n’est donc pas moi la cathédrale de Strasbourg… Lorsque je vais dans des villages de Dordogne, je suis absolument subjugué par les églises.
Bien entendu, je suis heureux que la France ne soit plus catholique au sens où c’est un pays laïc, mais cet héritage, je suis heureux qu’il existe, et flatté, en quelques sortes, de pouvoir en bénéficier moi-même. Or aujourd’hui, la France ne l’assume plus et croit pouvoir se faire accepter par les immigrés en s’effaçant toujours davantage et en leur disant “n’ayez pas peur, soyez ce que vous êtes, et d’ailleurs ce que nous sommes, c’est aussi vous”. La conjonction d’une affirmation religieuse qui refuse toute transaction et de cette espèce d’humilité inclusive me parait dangereuse : non seulement elle n’évitera pas le choc des civilisations, mais elle est y mène.
Léopold SAROYAN : Les musulmans, M. TAAMALLI, ne font-ils pas assez d’efforts?
Alain FINKIELKRAUT : Je parle de la France, surtout…
Léopold SAROYAN : Oui, c’est vrai, mais c’était le sujet du début de votre précédente intervention…
Adel TAAMALLI : Je souhaiterais répondre à M. FINKIELKRAUT. Beaucoup de choses ont été dites : sur l’inclusion plutôt que l’intégration, et sur l’Histoire de la France telle qu’elle doit être enseignée et comprise. Il est indéniable que la présence musulmane dans notre pays est très récente, et donc que la civilisation islamique n’a eu que peu à faire dans l’édification de la nation française. Encore qu’il ait fallu que l’islam existe pour que l’Europe s’affirme face à l’autre, historiquement parlant…
Alain FINKIELKRAUT : …c’est tout à fait juste….
Adel TAAMALLI : … et donc l’islam y a participé d’une manière indirecte…
Alain FINKIELKRAUT : ….à sa manière, tout à fait d’accord…
Adel TAAMALLI : … de même, la civilisation occidentale a participé de manière indirecte à l’édification de la civilisation islamique telle qu’on l’a connue.
Tout de même, vous dites que pour la première fois, l’accueilli refuse à l’accueillant de lui présenter sa propre culture. Sauf que, en ce qui concerne beaucoup de musulmans de France, ce ne sont pas des accueillis car ils sont nés en France. Et vu que, et cela est une générosité de la part de la France, il y a le droit du sol, ils sont tout à fait légitimes à présenter ce qu’ils pensent être une proposition acceptable de l’être français. Je participe autant que vous à l’édification ou à la mise en place d’une identité nationale du XXIème siècle, une identité française. Bien évidemment, l’éducation a sa part dans la transmission de la culture.
Doit-on parler d’inclusion, ou trouver un autre terme remplaçant celui-ci qui suscite la polémique ?
Prenons l’exemple historique de la colonisation, ce fut une étape importante, même pour l’Histoire française, et explique l’état dans lequel se trouve notre pays actuellement. Est-ce que l’enseignement de l’Histoire ne peut prendre en compte que ce qui regarde la transmission de la culture française ancestrale ou ne doit-elle pas plutôt inclure plus massivement le fait colonial qui est un fait incroyablement commun à nous tous ?
Car la France a été un pays colonisateur, des personnes originaires de pays anciennement colonisés sont aussi concernées par ce qui s’est passé pendant ce mouvement historique. Je ne dis pas que la colonisation a été globalement bien ou mal, non plus qu’elle n’est pas par essence et au départ une intrusion violente dans d’autres civilisations. Mais vu qu’un grand nombre de Français sont issus de ces anciens pays colonisés, il faut en tenir compte dans la transmission culturelle par l’éducation, notamment par l’enseignement de l’Histoire, même si la France a sa proposition de civilisation à donner.
Léopold SAROYAN : Vous dites que le destin des Français de souche et celui des Arabo-musulmans sont liés depuis longtemps par la colonisation, mais revenons à des questions plus concrètes, à des problèmes d’ici et maintenant (par exemple celui de Christine C.) : quels sont les efforts ou actions que les musulmans de France font pour s’intégrer, s’assimiler, s’inclure ?
Adel TAAMALLI : Cette question est très vague et amène toute une série de réponses. Pour ce qui est de l’enseignement de l’histoire, on parlait de l’inclusion. Or, cette matière est très importante dans les programmes scolaires et il est primordial d’en parler dans le cadre de notre débat. En ce qui concerne les jeunes musulmans à l’école – il faut encore rappeler qu’ils sont mineurs et non pas majeurs, et que la différenciation à faire sur le plan de la responsabilité est à rappeler entre minorité et majorité -, ils ne peuvent être autorisés à refuser l’enseignement de la Shoah, de l’Histoire des cathédrales, de celle de la galanterie française, etc., qui heurteraient une « idéologie mal façonnée » car le fait d’adolescents…
Léopold SAROYAN : … vous parlez du rapport Obin…
Adel TAAMALLI : … c’est exact. Nous avons tous une responsabilité d’expliquer à nos enfants, et d’ailleurs cela est majoritairement le cas, qu’il faut bien évidemment assister à ces cours. Car ce sont des enseignements très importants pour la compréhension de notre monde. Par exemple, la Shoah doit être enseignée et son caractère unique dans l’histoire doit être mis en exergue, bien entendu ! En revanche, réfléchir à l’intégration dans les programmes scolaires de faits historiques qui regardent, et la France en tant que pays à l’histoire particulière, et les populations d’origine musulmane, qui vivent en France et qui sont françaises, réfléchir à ce qu’il y ait une intégration de la vérité historique, et non pas fantasmée, n’est pas choquant en soi. Bien entendu, il ne s’agit pas de mettre de côté ce qui fait la spécificité de l’histoire de France (notamment par rapport à la Révolution, au siècle des Lumières, au rôle de la galanterie dans les relations hommes-femmes dans l’histoire sociale de la France…). Je n’ai pas de problème là-dessus, et je pense que beaucoup de musulmans non plus. Mais il faut absolument aujourd’hui tenter cette inclusion, j’ose le mot, de faits historiques qui concernent, et la France, et des populations d’origine immigrée, dans les programmes d’histoire.
Léopold SAROYAN : Juste pour amener une précision sur ce concept complexe et vague de roman national : est-ce qu’il s’agit, à vos yeux, de le modifier ou de rajouter un chapitre entier ?
Adel TAAMALLI : Est-ce qu’il faut rajouter un chapitre ? Non. Le modifier ? Oui !
Léopold SAROYAN : M. Finkielkraut ?
Alain FINKIELKRAUT: Je vais me permettre une digression, vous avez cité la galanterie française, j’ai trouvé une merveilleuse citation chez un philosophe que je n’aime pas beaucoup mais que je vais réhabiliter à mes propres yeux par cette phrase, je parle de Michel Serres : “La philosophie française, c’est toujours un peu pour plaire à la marquise, tandis que la philosophie allemande, c’est pour plaire au professeur”. C’est une belle citation qui en dit long sur une certaine tradition française.
Mais justement, vous avez parlé de bâtir l’identité du XXIème siècle. Soyons plus modestes ! Nous ne sommes, ou nous ne devrions pas être – et c’est là d’ailleurs que je me démarque de tout existentialisme – des bâtisseurs d’identité. La civilisation française – ce mot est peut-être plus acceptable que celui d’identité nationale – est l’œuvre du temps. Il faut prendre en compte l’extraordinaire travail des siècles. A cela, on peut envisager d’ajouter quelque chose, ce qui est déjà extraordinairement présomptueux. Mais bâtir une identité, sûrement pas ! Donc, d’abord, prenons conscience de la richesse de cet héritage, ne le laissons pas dormir sur le Net, tâchons d’absorber ce que nous pouvons et de préserver ce que nous pouvons, parce que cet héritage c’est aussi la beauté des campagnes saccagées par l’élevage industriel, la beauté des paysages, etc. Quelquefois, l’écologie perpétue le saccage quand elle répand ses éoliennes sur toutes les côtes.
Donc soyons déjà attentifs à ce que cet héritage ne se dilapide pas sous nos yeux ! Nous en avons la responsabilité et nous devons pouvoir aussi le transmettre. Tout cela est très important et je ne pense pas que l’on puisse dire que, vu que la population change – même si c’est vrai qu’elle change énormément – nous allons, du fait de ces flux de populations, bâtir une identité nouvelle. La France est une réalité en perpétuelle métamorphose. D’abord parce qu’il y a parfois des changements, pour le pire aussi. Cette idée que le changement est bon en soi, ce changement sans complément d’objet, est une idée très répandue dans la politique : on l’a vu, “Le changement c’est maintenant”. Mais changer quoi ? Certains changements sont des véritables désastres. Evidemment, la langue change. La langue bouge par exemple, mais elle me semble s’appauvrir continuellement, et je ne suis pas sûr que la “tchatche” des banlieues soit, pour la langue, un gage de vitalité et de dynamisme.
Donc soyons attentifs à tout cela et précisément, à respecter et même à aimer cet héritage que nous n’avons pas produit et que même nos ancêtres n’ont pas produit ! Ce sont d’autres ancêtres que les nôtres qui l’ont fait. D’où le rapport spécifique que nous devons avoir, vous et moi, à l’identité nationale : moi parce que je suis fils de juif polonais nés eux-mêmes en Pologne, vous parce que vos parents viennent de Tunisie. La France n’a pas été faite par nos ancêtres. Ce n’est pas nous qui l’avons faite, cet héritage nous est ouvert, nous est offert, mais il ne vient pas de nous. Soyons assez modestes pour le reconnaître !
Nous n’avons pas besoin de tout aimer dans cet héritage, bien sûr ! L’Histoire de France a ses pages noires mais justement, vous parlez de la colonisation. Cela fait très longtemps que l’on enseigne la colonisation dans les écoles françaises en des termes très critiques : moi-même élève dans le secondaire il y a fort longtemps, je n’ai jamais entendu de professeur chanter les louanges du colonialisme. On a vu ce qui est arrivé à des députés qui ont voulu inscrire dans la loi les effets bénéfiques de la présence de la France outre-mer. Il y a eu une levée de boucliers assez étrange, exprimée avec une force particulière par des députés des Antilles. Là, on a envie de dire : « si vraiment, vous ne supportez pas la présence française outre-mer, eh bien !, déclarez votre indépendance »…
Adel TAAMALLI : … Sur ce point précis, il s’agit de la colonisation avant l’accession de l’Outre-mer à l’égalité avec la Métropole…
Alain FINKIELKRAUT : … J’étais quand même assez surpris.
Mais revenons à la colonisation. Bien sûr qu’elle a eu des aspects négatifs : j’ai récemment lu un livre dont le titre était “Coloniser – exterminer”. On y lit que le président Bouteflika ne cesse de dire que l’occupation de son pays, la colonisation, ont été un génocide. Moyennant quoi il vient se faire soigner à l’hôpital du Val-de-Grace.
Je vais aller plus loin : si la France doit, pour se faire accepter par les immigrés ou leurs enfants, tunisiens, algériens ou sénégalais, ivoiriens, camerounais…
Adel TAAMALLI : …Ne faites pas de jaloux, n’oubliez pas les Marocains…
Alain FINKIELKRAUT : Oui… bien entendu les Marocains (rires). Si la France donc doit expier la colonisation et dire qu’elle a été criminelle, j’y vois un problème très grave. Je vais sans doute vous choquer, mais il faut y réfléchir : ces pays ont conquis l’indépendance. Cette indépendance a besoin de ses forces vives. Si ces pays veulent réussir à être des Etats souverains assurant une vie décente à leur peuple, alors il faut que les meilleurs y vivent, y soient. Je ne comprends pas que des gens d’origine tunisienne, algérienne, etc. vivent en France en demandant que la France reconnaisse ses crimes envers leur propre pays et aille jusqu’à se draper dans les drapeaux de ces pays lors des matches de football, ou à siffler l’équipe de France lorsque celle-ci joue face à leur pays d’origine. Là, il y a une faute morale. Si ce pays est criminel, la moindre des choses, c’est d’aller vivre dans les pays qui ont conquis leur indépendance par rapport au pays criminel. Dans la même veine, il aurait quand même été totalement absurde, après la Seconde guerre mondiale, que tous les juifs réclament d’aller vivre en Allemagne. Personne n’aurait compris une telle chose. Le génocide a été constaté, les juifs sont allés ailleurs. Pour la colonisation française, on dénonce un crime tout en résidant en France, il y a quelque chose de curieux. Peut-être que ce que je dis vous fâche….
Adel TAAMALLI : … non je ne suis pas fâché…encore que peut-être…
Alain FINKIELKRAUT : …mais vous pouvez (rires)…
Adel TAAMALLI : Vous avez parlé de beaucoup de choses que je vais essayer de reprendre, mais à l’envers. Je vais donc commencer par ce par quoi vous avez fini, votre comparaison entre les juifs européens ne souhaitant pas, pour des raisons évidentes, aller en Allemagne et les personnes originaires des pays colonisés qui ont décidé de s’installer en France. Une différence de taille : il n’y a pas eu de génocide pendant la colonisation, même si il y a eu des crimes, des massacres, des exactions (l’auteur a souhaité rajouter cette mention après la lecture des minutes du débat). Ce qui ne veut pas dire que je soutiens le fait que les Juifs survivants des camps ont choisi de se rendre en Palestine mandataire, quelques années avant la création d’Israël (l’auteur a souhaité rajouter cette phrase après la lecture des minutes du débat).
Alain FINKIELKRAUT : D’accord, sauf que lorsque l’on parle de la colonisation, de la compétition des mémoires, de l’esclavage, c’est pour dire que les juifs avec leur Shoah la ramènent tout le temps, nous avons eu nos propres malheurs et il faut les penser à hauteur de ce qu’a été la Shoah. Le président Bouteflika donne l’exemple de ce point de vue.
Adel TAAMALLI : Le président Bouteflika, c’est son affaire ! Comme je l’ai dit au début de ce débat, ce génocide, cette Shoah doivent être enseignés à l’école, son exceptionnalité dans l’histoire doit être soulignée, ainsi que celle de l’organisation par un peuple cultivé – les Allemands – d’une industrie pour mener à la mort des populations sur le simple fait qu’elles étaient juives. Il faut absolument que les gens sachent que cela s’est passé.
La colonisation est tout de même un phénomène unique dans l’histoire contemporaine – XIXème et XXème siècle – dans le sens où une civilisation, l’occidentale, par l’intermédiaire de quelques-uns de ses pays, ayant réussi à acquérir une maîtrise technologique et matérielle incommensurable par rapport aux autres civilisations, a réussi à conquérir le monde, notamment les pays de la sphère musulmane.
Indéniablement, cette colonisation, par essence, n’était pas un bien pour les pays qui l’ont subie, car il s’est agi d’une insertion de la logique occidentale sur le plan de la technologie et de la pensée, dans l’histoire de ces contrées, qui vivaient une sorte d’harmonie née de leur propre histoire ancestrale. Pour le coup, une identité se construisait siècle après siècle mais a été très perturbée par la colonisation et l’est encore aujourd’hui.
Est-ce qu’il faut créer une nouvelle identité ? Le fait même qu’il y ait des Français d’origine immigrée en France – grâce au droit su sol, une générosité de la France qui n’a pas cours en Allemagne, par exemple – ce fait là, donc, induit que la composition culturelle de l’identité française s’en trouve modifiée. Puisque les Français d’origine musulmane ont un héritage culturel islamique qui leur appartient de vivifier, de connaître et de mettre à profit pour l’ensemble de la population française.
Mais il ne s’agit de construire une nouvelle identité, dans le sens où l’héritage occidental, en lui-même, doit absolument être aussi intégré par les Français d’origine immigrée comme vous et moi (ce que vous disiez à juste titre). Car il s’agit d’une offre de l’Histoire, que nous n’avons pas voulue. Pour reprendre les mots de Sartre, nous avons été « condamnés » à naître en France, nous n’avons pas choisi de l’être. Nous ne pouvons donc pas faire abstraction de l’histoire française qui continue à façonner notre propre contemporanéité.
Je suis complètement d’accord avec vous pour dire que cet héritage fait partie de celui des musulmans français, bien évidemment ! Et d’ailleurs, je le disais dans le texte qui vous était consacré et publié sur Contrepoints, la différenciation au sein de l’être français ne me pose aucun problème, le fait d’utiliser le terme “Français de souche” ne me pose aucun problème alors que vous avez été mis à l’Index par des socialistes pour avoir utilisé ce terme. Je comprends bien l’utilisation de ce terme.
Je vais peut-être vous choquer, mais de même, le terme inventé et employé par Houria Bouteldja, celui de “souchien”, ne me posait ou ne pose aucun problème. Il suscite des polémiques car il y a une homonymie qui peut être faite avec le terme “sous-chien”, mais il me semble qu’il s’agissait de créer un adjectif qualificatif à partir du mot souche.
Léopold SAROYAN : …. c’est un terme tout de même ambigu…
Adel TAAMALLI : … c’est un terme devenu ambigu et il faut donc éviter de l’utiliser.
Le fait de reconnaître qu’il existe des Français de souche, qu’ils peuvent comprendre le monde d’une manière qui provient de l’héritage de l’Histoire française, tout cela ne me pose aucun problème donc. Je vais prendre un exemple pour illustrer le propos…
Léopold SAROYAN : …je me permets de vous interrompre Monsieur Taamalli. La question d’Alain Finkielkraut concerne les revendications victimaires…
Adel TAAMALLI : …J’allais y venir justement…
Je vais prendre l’exemple du vin. Le vin est une boisson traditionnelle en France, qui fait partie de sa culture. Au-delà du fait que c’est un alcool qui peut être nocif pour la santé (Aparté d’Alain Finkielkraut : comme le sucre, le sel et le vin : rires). Le vin est un objet d’intérêt pour moi. Je ne consomme pas de vin. Je ne consommerai, je pense, jamais de vin, parce que je continuerai à pratiquer ma religion, qui me l’interdit. Mais le vin a façonné des terroirs, des paysages. Je souhaite en comprendre la logique. Je ne veux pas être coupé de mes compatriotes non-musulmans parce que je ne bois pas de vin. Visiter une ferme œnologique, par exemple, pour un musulman, et en comprendre la logique interne, sont des choses qui me vont très bien. Je souhaite que cela ait lieu. Je n’ai aucun souci, à titre personnel, là-dessus.
Ensuite, sur la revendication victimaire. Les personnes qui en ont ne sont pas celles qui ont immigré. Il faut, je pense, arrêter la confusion entre les personnes qui ont immigré (mes propres parents, par exemple, en ce qui me concerne) et les personnes qui vivent en France et qui sont nées en France. Elles sont légitimes à porter leurs revendications, quand bien même ces revendications seraient dénuées de tout fondement. Il suffit juste, pour ceux qui s’opposent à ces revendications, de le leur dire. Car ces personnes ont tout à fait le droit de s’exprimer. Et elles n’ont pas à être considérées comme contradictoires parce que leurs parents, après avoir « fui » leur pays pour des raisons économiques, sont venus s’installer récemment en France .Ces personnes sont françaises. Elles ont des revendications. Elles participent de l’identité nationale. Elles doivent être entendues, quitte à ce qu’elles reçoivent en retour une fin de non-recevoir.
Enfin, par rapport à la question du voile. Je n’étais pas d’accord – et je ne suis toujours pas d’accord – avec la décision de l’interdire dans les écoles. Il y a maintenant une Affaire avec une majuscule du voile. C’est la grande querelle française de ce début du XXIème siècle. Et je trouvais que cette décision avait stigmatisé une partie de la population, au nom de valeurs qui peuvent paraître supérieures.
Alain FINKIELKRAUT : Je n’ai pas, à cet instant précis du débat, d’objection à faire sauf que nos points de vue apparaissent en toute clarté. Sur ces revendications victimaires, je reste quand même sceptique, parce qu’après tout j’ai aussi vu des juifs de France dire que la France était un pays totalement antisémite et chanter les louanges d’Israël comme le seul pays où les juifs peuvent vivre souverainement et librement. Et j’étais gêné par cette attitude. Je trouvais que c’était une forme de duplicité.
Il y a un moment, je pense, même pour ceux qui sont nés en France, où il faut mettre ses actes en accord avec ses paroles. Il faut leur dire : certes vous êtes français, mais d’origine algérienne ou autre. Si vous pensez que la France est un pays criminel, qui ne fait droit à aucune des revendications des musulmans et qui a traité l’islam – et continue de le faire – de manière atroce et abominable, alors je suis fondé de questionner cette contradiction. Car, si « vous » continuez à vivre dans ce pays que vous continuez de voir de manière tellement hostile, il y a un manque d’intégrité, un manque de probité…
Adel TAAMALLI : …Non…
Alain FINKIELKRAUT : …Oui. Parce que, je suis né, moi aussi, en France. Je suis français. Mais précisément, je ne suis pas français de souche. Ce qui me lie à la France, c’est quand même un minimum de gratitude. Si cette gratitude manque, qu’est-ce que j’y fais ? Je ne suis tout de même pas là pour la Carte vitale…
Adel TAAMALLI : Nous sommes tout à fait d’accord sur le fait qu’il y a une gratitude à exprimer envers la France. Je l’ai dit d’ailleurs par rapport au droit du sol. Le fait qu’il y ait ce droit, que l’on puisse exercer librement son culte (mise à part quelques exceptions, dont le voile), est quand même quelque chose en soi d’extraordinaire, je me permets ce mot avec emphase. D’ailleurs, le fait que je puisse officiellement devenir président de la République, même si ce ne sera jamais le cas, est exceptionnel. Alors que l’islam n’était même pas présent en France, jusqu’à très récemment de manière massive. Je réitère donc ma gratitude vis-à-vis de la France en regard de ces points.
Tout de même, ce n’est pas parce que je ne suis pas d’accord avec telle ou telle décision politique prise par le gouvernement, notamment par rapport au voile, puisque j’ai pris cet exemple tout à l’heure, que j’en viens automatiquement à dire que je ne suis pas dans mon pays ou que je n’exerce pas de probité. Au contraire, je m’exerce à me construire une pensée, qui soit cohérente, notamment pour porter des revendications lorsque des décisions sont prises que je ressens comme étant « stigmatisantes » vis-à-vis de la religion à laquelle j’appartiens.
Je ne pense pas non plus que des populations qui sont revendicatives sur le plan de la mémoire victimaire aient envie de retourner dans leur pays d’origine.
Est-ce que vivre en France pour bénéficier de la Carte vitale est un manque de probité ? Oui. Je serais d’accord avec vous, sur ce point, en étant honnête intellectuellement.

Sauf que, vous comme moi, savons que le temps a sa partie à jouer, et que nous ne sommes pas, chacun d’entre nous, la totalité de ce que nous pouvons être ou faire, alors que nous avons tous besoin du cadre d’une vie entière pour nous accomplir. Plus globalement, les personnes qui seraient revendicatives vont s’installer de fait dans l’Histoire de France. Il est à espérer qu’elles s’inscrivent de manière harmonieuse dans cette Histoire.