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Par Mohamed Aziz Essid,

La Révolution de 2011 a apporté au paysage audiovisuel tunisien un nouveau souffle, celui de la liberté d’expression, ce qui lui a permis de se diversifier en abordant de nouveaux thèmes et en se rapprochant des préoccupations du citoyen.

En effet, le regain d’intérêt des Tunisiens pour la politique et la « chose publique » de manière plus générale a conduit les chaînes de télévision à diversifier leurs programmes pour s’adapter au nouveau contexte de liberté : on assiste alors à l’apparition de Journaux télévisés y compris dans les chaînes privées, d’émissions de type « reality show », et à la multiplication des plateaux de débat politique. Toutefois, il n’est plus possible de fermer les yeux sur les dérives du secteur audiovisuel qui confond de plus en plus la liberté de ton avec la vulgarité et la recherche effrénée du sensationnel. Mais commençons par le commencement.

C’est en 2008, avant même la révolution, qu’apparait le fameux Moussameh Karim sur la chaîne privée Hannibal, mettant en scène des invités venant se « confier » devant des milliers de téléspectateurs, profitant de l’occasion pour se lamenter sur leur sort et nous rabâcher leurs différends familiaux: divorces, disputes violentes, crimes en tous genres. Ce programme télé, alors nouveau pour les téléspectateurs tunisiens, mise sur une ambiance très particulière faite de moments de suspense et de retournements de situation, ponctuée de musiques dramatiques et autres questions embarrassantes, exploitant sans scrupule des problèmes familiaux en tous genres, déballant les histoires personnelles des invités, les incitant à dévoiler leurs secrets les plus intimes, conférant volontairement un cadre propice aux effusions de sentiments et torrents de larmes; l’émission connaît vite un franc succès.

Les présentateurs télé de ce type de démission ont effectivement su mettre en place des techniques bien rodées pour stimuler l’audience de leurs émissions de reality show, n’hésitant pas à humilier leurs invités et à les pousser à révéler les détails de leur vie conjugale, outrepassant sciemment les valeurs morales et l’éthique journalistique en faveur du spectaculaire et du sensationnel . Pour faire augmenter l’audimat, les producteurs d’émissions telles que « Moussameh Karim » ou « Aandi Man Kolek » usent à l’envi de vulgarité, en privilégiant les mésaventures spectaculaires d’invités ordinaires. Le coup de maître de Hannibal TV et du charlatan Abderrazek Chebbi a sans doute été de faire croire au téléspectateur que l’objectif de l’émission était de venir en aide aux personnes en difficulté et de les aider à aller de l’avant. Ces émissions de reality show furent en fait le signe avant-coureur du développement de la télévision poubelle en Tunisie, annonçant ainsi le début de la détérioration du paysage audiovisuel tunisien.

Mais aujourd’hui, dans la Tunisie postrévolutionnaire, le contexte d’aggravation de la menace terroriste et la persistance de l’insécurité se révèle être du pain béni pour nos médias friands de sensations fortes; ils n’hésitent plus à instrumentaliser dans leurs Journaux télévisés les drames nationaux pour maximiser leur audimat, coûte que coûte. Nous avons par exemple récemment atteint ce qui semble être le paroxysme du sensationnalisme et de la vulgarité, avec la diffusion, à des heures de grande écoute, sur des chaînes généralistes, des photos du cadavre déchiqueté et carbonisé du jeune terroriste kamikaze qui s’était fait exploser sur une plage de Sousse le mois dernier. Pourtant, ces images atroces semblent passer comme une lettre à la poste et ne choquent plus personne. Les responsables de chaînes télévisés, en bons démagogues, répètent à tous ceux qui veulent l’entendre qu’ils « montrent la réalité des choses au tunisien », que « le Tunisien a le droit de savoir ». En réalité, il est évident que cette surenchère sensationnaliste fait partie d’une nouvelle stratégie commerciale, plus agressive, visant à attirer toujours plus de téléspectateurs devant les écrans, à un moment où les chaînes tunisiennes connaissent des difficultés financières les contraignant à miser sur la télé poubelle, quitte à faire fi de l’éthique.

Cette surenchère sensationnaliste apparait aussi de plus en plus dans les nouveaux journaux télévisés proposés par les chaînes (autant privées que publiques) jouant sur le spectaculaire pour accrocher le téléspectateur, en donnant l’illusion de l’information.

Plutôt que de présenter au téléspectateur une véritable réflexion sur un sujet, les journalistes se contentent le plus souvent de micro-trottoir et d’interviews de simples citoyens pour réaliser leurs soit disant « reportages » sur un sujet donné. Prenons par exemple le chômage, sujet qui se prêterait parfaitement à un reportage en bonne et due forme: Ainsi, un journaliste méthodique et rigoureux présenterait des chiffres, des statistiques, une étude des causes réelles du chômage, en incluant les solutions envisagées par les autorités pour inverser la courbe du chômage, ou au contraire le désengagement de l’état dans la lutte contre le chômage et son immobilisme ; mais la réalité est bien différente. Toujours aussi avides de sensationnalisme, les journaux télévisés se limitent en fait à montrer de pauvres citoyens désespérés fustigeant le gouverneur du coin, ou lançant des cris du cœur. Il ne s’agit pas de remettre en cause le fait que les citoyens aient accès à la parole, ce qui est tout à fait normal. Il s’agit plutôt de pointer du doigt le manque de rigueur des journalistes qui cherchent à émouvoir le téléspectateur et à le faire compatir plutôt que de l’informer en lui explicitant la dimension réelle des problèmes sociaux, économiques et politiques de la Tunisie postrévolutionnaire.

Toujours dans cette même logique, les programmes de débats politiques sont de bonnes occasions pour les chaînes de télévision d’user du sensationnalisme à outrance. Même si les débats politiques des chaînes de télévision semblent parfois être de bonne tenue et traiter des vrais problématiques de la société tunisienne, lorsqu’on y voit d’un peu plus près, on se rend vite compte que la plupart d’entre eux n’abordent presque jamais les vrais problèmes sociaux (progression du taux de chômage, baisse du pouvoir d’achat, précarité…), ni les solutions pour la reprise économique. Cela se comprend d’ailleurs très bien, car ce que cherchent les chaînes de télévision, ce ne sont pas des débats de haut vol, mais le clash, les insultes, les accusations gratuites et la diffamation, dans l’espoir de s’arracher la plus grande part d’audience. Les politiques, y voyant le plus souvent un moyen efficace de se faire de la publicité, se prêtent volontiers au jeu de la provocation. Encore une fois, c’est le scandale qui est à l’honneur, au détriment d’un vrai débat constructif.

La championne toute catégorie en matière de sensationnalisme a sans doute été la chaîne « Ettounissia TV ». Ainsi, Moez Ben Gharbia, le présentateur vedette du programme politique « 9 heures du soir » ne s’était pas fait prier pour inviter en mai dernier le porte-parole de l’organisation Ansar Al-Charia, Bilel Chaouachi, puis le laisser faire l’éloge du terrorisme, d’Al Qaida et du « bienfaiteur » Oussama Ben Laden. L’effet sensationnel est garanti, le pic d’audience aussi.

L’animateur Naoufel Ouertani lui non plus ne fait pas dans la dentelle ; celui-ci ne s’est pas gêné pour exploiter la souffrance de femmes violées qu’il avait invitées (en Mars 2013 notamment) dans son programme « Labes » pour « témoigner », et les pousser à révéler tous les détails les plus sordides de l’agression, sous prétexte d’aider les victimes à soulager leur souffrance. En réalité, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une mise en scène humiliante et dégradante pour les victimes, visant à émouvoir le téléspectateur par le scandale, et en repoussant les limites du sensationnel et de l’immoral.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la chaîne Ettounissia TV a eu autant de succès, car c’est celle qui dans le paysage audiovisuel tunisien a le plus versé dans le sensationnalisme et le spectaculaire, avec des émissions qui tournent parfois à l’altercation entre invités (le plateau de Klem Ennes notamment, où les invités en arrivent souvent aux insultes).

Cette dérive de l’audiovisuel n’est évidemment pas sans conséquence sur la société tunisienne, car dès lors que l’information cède le pas à la vulgarité et au sensationnel, le résultat en est la désinformation.

En privilégiant les échanges d’insultes aux vrais débats d’idées, en troquant sa vocation didactique contre la télé poubelle, en substituant le sensationnel à la rigueur du journalisme, la télévision ne peut que se transformer en une machine de désinformation de masse ; et c’est uniquement pour cette raison que la télévision est aujourd’hui devenue le moyen incontournable de la propagande idéologique, voire partisane.

Il est donc de la responsabilité du citoyen de faire le tri entre information et désinformation, et de se demander si ce que lui propose la télévision est pertinent et vise vraiment à l’informer, en prenant toujours le recul nécessaire.