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Le Conseil constitutionnel français a décidé, le vendredi 11 octobre 2013, de valider la loi du 13 juillet 2011 qui interdit l’utilisation de la fracturation hydraulique, technique qui sert à extraire les hydrocarbures non conventionnels comme le gaz de schiste… La Banque Africaine de Développement a publié quant à elle, le 17 octobre 2013, un rapport dans lequel elle dit que le projet de Shell en Tunisie est toujours en cours d’étude … Qu’en est-il vraiment de la position des autorités tunisiennes et où en est le projet de Shell ?

Retour sur la polémique

Cela fait maintenant plus d’un an que la polémique autour des hydrocarbures non conventionnels s’est invité au débat en Tunisie. Elle faisait suite aux déclarations faites par Lamine Chakhari, ancien ministre de l’industrie, lors d’une conférence de presse qui s’est tenue au siège du gouvernement à la Kasba à l’issue de sa rencontre avec Hamadi Jebali, chef du gouvernement et Mounir Bouaziz, vice-président de Shell Tunisie pour le Moyen Orient et l’Afrique du Nord (MENA). Selon un communiqué de la TAP publié le 1er septembre 2012, Mohamed Lamine Chakhari avait déclaré que la société Shell Tunisie devait procéder, en 2013, au forage de 4 puits pétroliers dans la région du Centre, moyennant une enveloppe de 150 millions de dollars (250 milliards de dinars). Présent à ses côtés lors de cette conférence de presse, Mounir Bouaziz, vice-président de Shell pour la région MENA, a déclaré que lors de ces forage, Shell allait faire appel pour la première fois en Tunisie et dans la région MENA à “de nouvelles techniques” déjà utilisées aux États-Unis.

Nous avons réussi à collecter plusieurs documents qui nous permettent aujourd’hui d’avoir une idée sur ce projet et sur la position du gouvernement vis-à-vis de la question de la fracturation hydraulique.

Le méga-projet de Shell au Kairouan

Les 3, 6 et 13 octobre 2011, le Comité Consultatif des Hydrocarbures s’est réuni au ministère de l’industrie pour discuter de plusieurs sujets, dont la question de l’octroi du permis à Shell. Dans le PV (document confidentiel) de cette réunion, nous pouvons lire que Shell compte répartir ses activités sur plusieurs étapes : une première période qui dure 5 ans durant laquelle la société compte forer 2 puits d’exploration d’une profondeur de 3500 m chacun et qui visent essentiellement les hydrocarbures non conventionnels. Le coût total du forage de ces deux puits est de 35 millions $US soit plus de quatre fois moins que ce qui a été déclaré par Lamine Chakhari. Après cette période de 5 ans, deux prolongations de 4 ans peuvent être accordées à Shell. Au cours de chacune de ces prolongations, Shell est tenue de forer deux puits d’exploration pour un coût total de 30 millions de $US. Nous restons donc toujours loin des 150 millions déclarés. Ceci est donc le programme préliminaire des travaux proposés par Shell.

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Nous retrouverons plus de détails dans un document confidentiel plus récent, qui date du 04 mars 2013. Cette fois, il s’agit d’un PV d’une réunion ministérielle restreinte présidée par Ridha Saïdi, ministre auprès du chef du gouvernement chargé des affaires économiques et sociales. Rappelons ici qu’il s’agissait d’un gouvernement démissionnaire, celui de Hamadi Jebali, chargé de la gestion des affaires courantes.

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Comme cité précédemment, Shell compte forer, pendant la phase d’exploration, deux puits verticaux d’une valeur totale de 35 millions de $US. Sauf que cette fois, nous voyons que Shell a proposé d’accélérer son programme de travaux pour faire les deux premiers forages pendant les deux premières années, afin entamer après un programme plus ambitieux.

En effet, en cas de succès de cette première phase, 10 autres puits seront forés avec des canaux horizontaux. Il s’en suivra l’application de la fracturation hydraulique. Le coût est évalué cette fois à 478 millions de $US. Après avoir achevé le forage de ces 12 puits, Shell compte en creuser 30 autres pendant 4 ans, pour un coût total de 1151 millions de $US.

Pendant la phase de production qui dure 40ans, il est proposé que 700 forages soient effectués pour une valeur totale de 12504 millions de $US.

On aura donc un total de 742 puits étalés sur tout le permis Kairouan qui couvre une surface de 3780km², forés pendant environ 50 ans. Cela donne, en moyenne et sans prendre en considération la surface bâtie, 1 puits pour chaque 5 km² du permis Kairouan, un peu plus de 2 km entre chaque deux puits et un puit foré chaque mois.

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Un miracle économique pour la région ?

Essayant de faire le bilan des aspects positifs de la production des hydrocarbures non conventionnels, Lamine Chakhari a déclaré que ce projet pourrait répondre aux besoins socio-économiques locaux. Au niveau national, cette industrie pourrait, selon Lamine Chakhari, garantir les besoins énergétiques de la Tunisie pour 80 ans au rythme actuel. Il a également considéré que la production du gaz de schiste est la meilleure alternative à la diminution de la production d’hydrocarbures conventionnels. Riadh Bettaieb, qui était alors ministre de l’investissement et de la coopération internationale, est même allé jusqu’à affirmer, lors de la même réunion, qu’il n’y a pas d’alternatives au gaz de schiste ! Auraient-ils oublié la gigantesque quantité d’énergie solaire disponible gratuitement mais non rentabilisée ?

Le second et dernier argument présenté par Lamine Chakhari est le fait que le projet de Shell permettra de créer un grand nombre d’emplois. Pourtant, le secteur des énergies et des mines est connu comme étant un secteur à très faible capacité d’emplois. En 2009, selon l’INS, il représentait 1% des emplois en Tunisie. Par contre, le secteur agricole, qui sera menacé par l’industrie des hydrocarbures non conventionnels, représente plus 18% du marché de l’emploi. Est-ce que le gouvernement serait en train de créer quelques centaines d’emplois tout en prenant le risque d’en détruire des milliers ?

Jameleddine Gharbi, ministre de la planification et du développement régional, avait d’ailleurs rappelé ensuite, que le fait d’avoir installé des compagnies pétrolières dans le sud du pays n’avait créé, ni de dynamique au niveau de l’emploi, ni de développement dans la région. Il avait avoué ses craintes de voir ce scénario se répéter avec l’installation de Shell à Kairouan. C’est pour cela qu’il avait exigé comme condition à l’octroi du permis à Shell, la préparation, en parallèle, d’une étude stratégique pour pouvoir évaluer l’impact réel sur l’environnement et sur le développement régional.

La fracturation hydraulique et ses dangers vus par le gouvernement…

Avant d’entamer l’analyse des répercutions de l’industrie du gaz de schiste sur l’environnement, M.Mohamed Lamine Chakhari a entrepris de décrire la fracturation hydraulique. Et c’est là que les erreurs prouvant la non-maîtrise du dossier ont commencé à apparaître :

1- La fracturation hydraulique se fait après avoir effectué un forage horizontal : Faux ! La fracturation est le fait de fracturer la roche à l’aide d’un liquide appelé liquide de fracturation pour libérer les hydrocarbures emprisonnés dans les pores de la roche. Elle peut se faire après un forage horizontal ou aussi vertical.

http://www.youtube.com/watch?v=wicr2ZqmWXQ

2- La prospection, l’exploration, le développement, le traitement et l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels se fait de la même manière que les hydrocarbures conventionnels : Faux ! La fracturation hydraulique non seulement se pratique pendant la phase d’exploitation, mais aussi lors de la phase de recherche. En effet, pendant la phase de recherche d’hydrocarbures non conventionnels, la compagnie pétrolière effectue des essais de production qui nécessitent l’utilisation de la fracturation hydraulique.

3- La fracturation hydraulique se fait une seule fois pendant la vie du puits : Faux ! La fracturation hydraulique a plusieurs variantes dont la “fracturation multistage” qui consiste à faire plusieurs fracturations dans le même puits.

En ce qui concerne les menaces que représente l’industrie des hydrocarbures non conventionnels sur l’environnement, Mohamed Lamine Chakhari s’est contenté de présenter les points suivants :

L’utilisation de grandes quantités d’eau allant de 10 à 20 mille mètre cube par puits.
L’utilisation d’additifs chimiques lors de la fracturation hydraulique, qui pourraient s’infiltrer dans les nappes d’eau et ainsi, les polluer et empoisonner. (0.5% du volume du fluide utilisé pour fracturer la roche)
La pollution sonore et utilisation de larges parcelles de terre.

Des produits chimiques à faible doses, mais …

Mamia El Benna, qui était alors ministre de l’Environnement du gouvernement Jebali, s’est arrêté sur la question des 0.5% qui paraissent comme étant une très faible concentration et que le représentant de Shell avait présenté ironiquement lors d’une émission télévisée comme étant une goutte dans une piscine. Elle avait précisé que certes ces concentrations sont faible, mais dangereuses, surtout que la moitié de ces produits chimiques reste dans le sous-sol. Elle avait d’ailleurs demandé que la liste des produits chimiques qui sont utilisés par la compagnie pétrolière soit validée.

Pour avoir plus de précision sur la dangerosité de ces faibles quantités de produits chimiques nous avons contacté Sabria Barka, universitaire spécialisée en écotoxicologie.

Le problème c’est que même très faibles doses, ces produits chimiques ont un effet sur la santé (par exemple perturbation du système hormonal) surtout pour les personnes qui sont exposés de façon chronique à cause de l’accumulation des faibles doses jour après jour dans leurs corps. Ensuite il y a aussi le problème de la synergie des molécules chimiques dans le fluide de fracturation qui peuvent dupliquer l’effet toxique.

nous a-t-elle déclaré.

Une commission spéciale “gaz de schiste” en visite aux USA …

Vu l’existence de l’article 59 du code des hydrocarbures qui oblige la compagnie pétrolière à protéger l’environnement, les terres agricoles, les forêts et les eaux du domaine public, une commission spéciale a été créée pour évaluer l’impact de la production des hydrocarbures non conventionnels sur l’environnement. Elle regroupe des représentants :

– Du ministère de l’agriculture (direction générale des eaux),
– Du ministère de l’environnement,
– De l’Agence Nationale de la Protection de l’Environnement (ANPE),
– De la direction générale de l’énergie qui dépend du ministère de l’industrie,
– De l’Entreprise Nationale des Activités Pétrolières (ETAP)

Selon Lamine Chakhari, cette commission a effectué une visite de terrain aux États-Unis qui a duré une semaine (entre le 4 et le 10 novembre 2012). Sauf que Mamia El Benna a démenti cette information au cours de la même réunion en précisant qu’aucun représentant du ministère de l’environnement ni de l’Agence Nationale de Protection de l’Environnement n’a participé à cette visite.

Selon cette commission, le fait de choisir des compagnies pétrolière internationales dotées de grandes capacités techniques et financières peut permettre d’éviter la dégradation de l’environnement. Pourtant, l’histoire de l’industrie pétrolière témoigne du contraire. La catastrophe environnementale causée par Shell au Nigeria en est la meilleure démonstration.

La commission a également rapporté qu’une isolation du puits de la nappe d’eau permet d’éviter sa contamination. Cette pratique utilisée par les compagnies pétrolières n’a pas protégé les nappes d’eau américaines contre la contamination par le radium 226 ou par d’autres éléments cancérigènes. L’EPA (l’agence américaine de la protection de l’environnement) a d’ailleurs mis en évidence, dans son rapport publié au mois de décembre 2012, le lien entre la fracturation hydraulique et la contamination des eaux.

Une étude d’impact faite par un bureau privé …

La commission spéciale formée par le gouvernement tunisien a précisé qu’une “Étude d’évaluation environnementale stratégique” relative à la production d’hydrocarbures non conventionnels en Tunisie est nécessaire. Une telle étude permettra d’évaluer la conformité de la production de gaz de schiste à la législation en vigueur en matière d’environnement. Le problème est que cette commission ne préparera pas l’étude qu’elle a suggérée de faire. Les autorités tunisiennes se chargeront uniquement de la préparation d’un cahier de charge qui permettra de confier l’étude à un cabinet privé. Nous nous demandons à quoi sert alors l’Agence Nationale de Protection de l’Environnement et les laboratoires de recherche publics dépendant du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche ?

Feu vert à Shell !

Lorsque Mohamed Akrout, PDG de l’ETAP a pris la parole, il a déclaré que le CCH a déjà donné son accord pour que Shell entame ses activités dans la région du Kairouan. Il a également précisé que l’ETAP était déjà en train de préparer avec Shell les documents relatifs à l’octroi du permis d’exploration et au contrat de partage de production. Le jeu semblait déjà joué avant la réunion.

Tout en ignorant les exigences du ministère de l’environnement, du développement régional et de la planification et celui de la santé et en se conformant à ce qui avait été déjà conclut entre l’ETAP et Shell, le gouvernement a décidé suite à cette réunion de donner son accord à l’octroi du permis de recherche “Kairouan” à la société Shell pour une durée de 5 ans sans attendre les résultats de l’Étude d’évaluation environnementale stratégique. Il est dit dans le PV de la réunion que s’il s’avère qu’après le début des travaux, l’étude montre une potentielle menace environnementale, la fracturation hydraulique sera interdite ou “repoussée” !

Certes aujourd’hui Mohamed Lamine Chakhari n’est plus ministre de l’industrie, mais Rchid Ben Dali le directeur général de l’énergie au ministère de l’industrie, Mohamed Akrout le PDG de l’ETAP et Ridha Saïdi n’ont pas quitté leurs postes. Le gouvernement aurait-il changé d’avis ?

La question de l’utilisation de la fracturation est désormais réouverte à la veille du “Global Frackdown”, la journée internationale contre la fracturation hydraulique qui aura lieu le 19 octobre 2013 dans plusieurs pays dont la Tunisie, et à la veille du premier séminaire international sur le gaz non-conventionnel en Afrique du Nord qui aura lieu entre le 22 et le 24 octobre en Tunisie.