Symbole de la censure en Tunisie, l’écrivain et journaliste Taoufik Ben Brik, qui vient de passer six mois dans une « prison préhistorique », raconte comment il est devenu un combattant du verbe sous la dictature, plus ou moins soft, de Ben Ali.
Il est en pleine forme. Après avoir passé six mois dans un bagne une étoile au pied de l’Atlas, à la suite d’un procès qualifié d’inique et de politique par tous les observateurs, Taoufik Ben Brik, l’écrivain, poète et in fine journaliste tunisien, était à Paris. Exfiltré de Tunisie le lendemain de sa libération, le 27 avril, par un émissaire de Reporters sans frontières, il a peaufiné en France pendant une semaine sa stature d’opposant le plus médiatique au Président Ben Ali. Avant de s’en retourner courageusement au pays, Ben Brik, que Robert Fisk a qualifié un jour de « Maradona du journalisme » nous raconte qui il est, et ce en quoi il croit.
Commençons par le commencement. Ton père fut, à Jerissa, une ville du nord-est de la Tunisie, le fondateur du premier syndicat de mineurs. Quel homme était-il ?
Aucun de ses neuf enfants ne lui ressemble véritablement. Existe-t-il un meilleur mot que « diplomate » pour définir l’homme que fut mon père ? Il savait approcher les hommes et laisser les hommes l’approcher. Mon père était, je crois, d’une bonté rare. Alors qu’il était le notable d’une ville minière, les gens les plus proches de lui étaient ceux qu’on appelait les « jetables ». Tout ce que la terre lui rapportait, il le partageait avec une tribu d’intouchables qui n’avaient pas même le droit de travailler dans les mines. Que retenir de lui ? Qu’il a été sollicité par le grand syndicaliste Farhat Hached, qui finira assassiné, pour fonder la section minière de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), laquelle section comptait 3 500 membres. Mais avec l’avènement de l’Indépendance et la volonté de Bourguiba de conquérir toutes les oppositions, mon père n’avait plus sa place. Tant que les colons étaient blancs, on pouvait s’opposer. Mais lorsqu’ils devinrent indigènes, cela marqua la fin de l’opposition. Mon père a délaissé la politique et le syndicalisme dix ans après l’Indépendance en 1966. J’avais six ans. En 1970, Bourguiba s’est arrêté devant notre maison, et mon père et lui ont discuté du tac au tac. En réalité, sous Bourguiba, nous étions déjà contre le système.
A quel moment un des membres de ta famille a-t-il été arrêté pour la première fois ?
En 1978, lors de la grève générale qui a fait 800 morts en Tunisie, et où Ben Ali, qui était alors directeur de la Sûreté nationale, s’est fait connaître en donnant l’ordre de tirer sur la foule, mon frère Jalel a passé deux jours en geôle. Il avait 14 ans. Ce jour-là, ma mère a pris la grande photo de Bourguiba que nous possédions à la maison, et elle l’a mise dans le four berbère où l’on fait cuire le pain. Ce jour-là, on a mangé du pain à la Bourguiba ! Il faut savoir qu’en 1978, tous les lycéens, tous les étudiants avaient une conscience politique. Tout ce que le marxisme a engendré comme courants était représenté : pas seulement des islamistes, mais aussi des guévaristes, des maoïstes, des zapatistes… En réalité, je suis le mouton noir de la famille, le seul à ne pas être trotskyste ! Mon frère Jalel est devenu syndicaliste. Ma sœur Najeb se prenait pour Rosa Luxembourg, mais elle a déserté le syndicalisme parce qu’elle n’aimait pas l’odeur d’espadrilles des militants. Ma sœur Saïda dirige encore aujourd’hui un syndicat d’enseignants avec la poigne d’un véritable Ben Ali ! C’est sans doute elle la plus proche de mon père.
Toi, tu choisis l’écriture comme arme.
Oui, en arabe d’abord, car en français, je suis un exilé. Mon père n’avait hérité de son père que d’une bibliothèque, des vieux livres jaunis, essentiellement des poètes su’uluk, les poètes guerriers exilés de la tribu, des sortes de samouraï sans shogun, sans maître, ou disons, qui n’avaient pour maître que l’étendue de leur désolation. J’ai commencé à écrire dans l’enfance. J’étais comme un Cyrano de Bergerac, j’écrivais des lettres d’amour pour mes copains d’école … A 18 ans j’ai été proclamé poète par l’un des plus grands poètes de l’Arabie, Abdel Wahab Al-Bayati. Plus tard, quand je suis allé étudier à Bagdad, ce fut sous le parrainage de Abderrazak Abdelwahed, qui avait obtenu le prix Pouchkine. Et je crois bien être le seul poète d’Afrique du Nord à avoir été publié dans la revue littéraire de l’immense poète palestinien Mahmoud Darwich. J’écrivais sur la mine, sur les bars… Après Bagdad, j’ai voyagé : Istanbul, Damas, Chypre… J’ai fait de la contrebande, si bien que lorsque je reviens en Tunisie en 1980, je suis riche, j’ai 150 000 dollars en poche. Cela va faire de moi le financier, à la faculté de droit, de quinze mouvements d’extrême gauche ! Il faut dire que je suis parallèlement le tenancier de la salle 64 — une salle de jeu clandestin à l’intérieur de la fac. Tout cela va mal finir : avec mes amis, nous sommes un jour encerclés par les B.I.P, les Brigades d’intervention populaire (l’équivalent de vos CRS) : mes amis iront au bagne, dans le Sahara, tandis que je réussis, grâce à un ami de mon père, à quitter le pays pour le Canada, pour étudier le cinéma à la York University de Toronto. En fait, j’ai passé là-bas deux années à pleurer.
Bibliographie
Et maintenant, tu vas m’entendre, éd. Aloès/Exils Éditeur, 2000
Le rire de la baleine, éd. Le Seuil, 2000
Une si douce dictature. Chroniques tunisiennes 1991-2000, éd. La Découverte, 2001
Chronique du mouchard, éd. La Découverte, Paris, 2001 – Ben Brik président suivi de Ben Avi la momie, éd. Exils Éditeur, 2003
The Plagieur, éd. Exils Éditeur, 2004
Tu n’es donc pas un politique…
Je suis un analphabète de la politique, je n’y ai jamais rien compris. Dans Portrait de groupe avec dame, Heinrich Böll raconte que le poète est tout en haut de la pyramide, et que les politiques sont tout en bas. Mais dans ce pays de merde qu’est la Tunisie, vu le désert, je dois faire le poète, le journaliste, le romancier et le politique. Cela dit, s’il n’y avait pas les poètes, qui se souviendrait de ces sombres émirs, vizirs et califes ? Et qui va se rappeler Ben Ali sans Taoufik Ben Brik ? Excusez-moi de me prendre pour moi par instants… Plus radicalement, est-ce qu’être contre le système c’est faire de la politique ? Dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, un Mac Murphy sait-il, quand il s’oppose à l’infirmière en chef, qu’il est en train de proposer un véritable « programme électoral » ? Non. Il fait le mouvement. Et ce mouvement, pour moi, c’est la véritable politique.
Justement, en 2000, tu fais le mouvement, en entamant une spectaculaire grève de la faim. Pourquoi ?
Cela fait un quart de siècle qu’avec Ben Ali, on se frotte les mécaniques. J’ai écrit sur les animaux, ils m’ont dit : non. J’ai écrit sur les légumes, ils m’ont dit : non. J’ai écrit sur l’eau, ils m’ont dit : non. J’ai écrit sur le vent qui pousse le vent, ils m’ont dit : non. Alors, depuis douze ans, je n’ai plus écrit que sur Ben Ali. Ils m’ont cassé un bras, si bien qu’à Tunis, on m’appelle « Bras cassé », c’est mon surnom indien. Ils m’ont empêché de sortir du pays. Quand je me suis présenté à l’aéroport, le douanier a feuilleté mon passeport et a dit : « Où est la page 28 ? », qu’il venait de découper au cutter. Ils ont cassé ma vieille voiture que j’appelais « Smorda » (émeraude en arabe), avec, à l’intérieur, ma petite fille alors âgée de quatre mois, ce qui fait d’elle la plus jeune victime de Ben Ali. Ils m’ont empêché de sortir de Tunis, et bientôt de chez moi. Ils m’ont coupé le téléphone pendant deux ans, ils ont embêté toute ma famille. C’est alors que j’ai pensé devenir plus qu’un écrivain, un combattant. Et j’ai combattu avec une arme futuriste : un bouclier médiatique.
Que réponds-tu à ceux qui disent : Ben Ali nous protège de l’islamisme radical ?
Ben Ali a joué la carte de l’islamisme radical dans les années 1990 et il a réussi. Il les a terrassés en 1994. Maintenant, il dit : je suis celui qui a émancipé la femme tunisienne. Mais si l’époux de cette femme est humilié, s’il a sans cesse l’échine brisée, qu’importe à cette femme d’être émancipée ? En réalité, même les plus grands défenseurs de Ben Ali, ses inconditionnels, ne peuvent plus le défendre. Car il y a une tare qu’il ne peut plus cacher : il est au pouvoir depuis un quart de siècle. C’est « Ben à vie » comme je le surnomme. Ce n’est pas un pharaon, mais sa momie. C’est un Nosferatu, un Dracula, un zombie.
Comment vois-tu la Tunisie du futur ?
Ce que je vais dire ne relève pas du désespoir. Toutefois, il y a quelque chose qui ne pardonne pas, quelque chose d’aussi impératif que le fléau d’une balance, et c’est la géographie. La géographie tombe toujours juste. La Tunisie est un pays ancré dans un continent pauvre, retardataire, et politiquement préhistorique. Elle se situe dans une région où vivent les derniers patriarches, un club fermé de tyranneaux, le club des raïs arabes. Pensez-vous, mes amis, que la Tunisie, cette petite merguez entre les deux lèvres d’un grand casse-croûte, la Libye de Kadhafi et l’Algérie de Bouteflika, peut devenir démocratique ? En fait, vous voulez me faire gober qu’un pays du tiers-monde, africain et de surcroît arabo-musulman, peut devenir un Etat de droit ! Vous rêvez ou quoi ? On se prend pour John Lennon : « Imagine… » Imagine donc : la Tunisie aura une Assemblée élue démocratiquement et à sa tête un Président qui sera un Obama basané, moi par exemple… Mais qui va accepter un îlot démocratique au beau milieu du Reich ? Calmez-vous, mes amis… Et avec qui voulez-vous obtenir cette démocratie ? Nous ne disposons plus d’aucun contre-pouvoir : nous n’avons pas de parti d’opposition, pas de société civile, pas de syndicat, pas de presse, pas de cinéma, pas de théâtre, pas de poésie… L’âme du Tunisien a été brisée sur un récif d’acier. En vingt-cinq ans, Ben Ali n’a pas simplement muselé les esprits, il les a exterminés, gazés. La Tunisie aujourd’hui, c’est l’Hiroshima, l’Holocauste d’un rêve.
14 juillet 2010 – Arnaud Viviant
iThere are no comments
Add yours