Il n’y a plus aujourd’hui de prisonnière politique en Tunisie. La répression jette en prison des hommes par centaines, et les femmes interpellées, et maltraitées, sont rarement poursuivies. Ce n’était pas le cas dans les années quatre vingt dix où militantes du mouvement En Nahdha ou de la gauche tunisienne ont été incarcérées à la suite de procès politiques.
Hadda Abdelli est l’une de ces anciennes prisonnières. Elle a passé cinq ans et cinq mois en prison et restera dans l’histoire de la Tunisie comme l’une des femmes ayant passé le plus de temps dans les geôles. Libérée en novembre 1999, date à laquelle la majorité des femmes alors incarcérées ont bénéficié d’une libération conditionnelle, elle n’a toujours pas, neuf ans plus tard, retrouvé une vie normale.
Rencontre avec une militante qui nous fait partager son regard sur sa condition passée et présente.
* Hadda Abdelli, pouvez-vous revenir sur les jours qui ont précédé votre arrestation ? Quelles étaient à l’époque vos activités politiques, sociales ?
H. A. : Bien avant la vague des arrestations du début des années 1990 et avant mon arrestation, j’étais active auprès des familles de prisonniers politiques, je m’occupais de l’aide et du soutien. Je faisais un travail de coordination entre ces familles, je rendais des services d’aide sociale (nourriture, médicaments, divers services vitaux) concernant ces familles. J’informais, je soutenais moralement et matériellement ces gens, je mobilisais aussi et je militais essentiellement sur le plan social.
* Dans quelles conditions s’est déroulée votre interpellation ? Où avez-vous été emmenée ? Vos proches en ont-ils été informés ?
H. A. : Durant cette période d’enfer du rouleau compresseur de la répression aveugle, j’ai préféré vivre en cachette pour fuir la terreur qui s’était abattue sur la population de ce pays. Je savais que ceux qu’on arrêtait subissaient les pires violences et étaient torturés. D’ailleurs, plusieurs de ces malheureuses victimes sont mortes suite à la torture. J’ai dû passer deux années et huit mois, vivant cachée. Je ne pouvais ni sortir ni même aller voir un médecin. La police enquêtait sur moi et a fini par m’arrêter le 14 juin 1994. J’ai été conduite au ministère de l’Intérieur, et là, j’ai subi les pires humiliations physiques, morales et psychologiques. De là, j’ai été amenée au district de police d’El Gorjani où on m’a tabassée. J’avais mal partout. On m’a maltraitée, injuriée et intimidée. Ils me touchaient également le corps en me menaçant avec des avances sexuelles et en m’insultant. Ils m’interrogeaient souvent, avec des coups et des coups de poings. Ils m’ont menacée de viol si je ne signais pas les faux aveux extorqués par la violence physique et morale. Il ne fallait surtout pas leur refuser les signatures des divers rapports qu’ils faisaient. A la fin de cette garde à vue, où j’ai vu toutes les souffrances, j’ai été amenée à la prison de femmes de La Mannouba. Tout cela s’est passé sans que personne de ma famille ne le sache, en l’absence de tout contact, même celui d’un avocat.
* Ainsi, vous avez été torturée lors de votre garde à vue. Que cherchaient vos tortionnaires ? Combien de temps a duré la garde à vue ?
H. A. : Naturellement, au ministère de l’Intérieur et au district de police de Gorjani, j’ai été soumise à des violences sauvages et souvent insultée et humiliée. Ils m’ont frappée et donné beaucoup de gifles. Et durant cette garde à vue qui a duré une semaine, j’ai souffert de tortures brutales. J’avais toujours peur d’être forcée à l’acte sexuel. J’étais très déprimée et anxieuse. Je pleurais beaucoup. J’ai beaucoup de séquelles physiques et psychologiques à cause des tortures subies. J’ai des douleurs permanentes au cou, aux mains, aux genoux et aux pieds. J’ai des marques et des cicatrices sur beaucoup de parties de mon corps. Je continue jusqu’à aujourd’hui de souffrir de maux de tête terribles, de migraines permanentes. Mes tortionnaires voulaient me détruire psychologiquement, m’abattre sur le plan moral. Ils utilisaient toutes les méchancetés, les coups, les gifles, les pires insultes, les blasphèmes et autres grossièretés pour tirer des faux aveux, imaginaires : une semaine de garde à vue qui était l’équivalent de plusieurs mois.
* Lors de votre procès, quels étaient les chefs d’accusations ? Y avait-il des coaccusés ? D’autres femmes dans la même affaire ? A quelle peine avez-vous été condamnée ? Et les autres ?
H. A. : J’étais condamnée par contumace pour trois chefs d’accusation qu’ils retenaient contre moi. Le premier chef d’accusation fut l’appartenance à une parti politique interdit par la loi et collecte de biens et d’argent sans autorisation légale. Pour cela, j’ai été condamnée à un an et deux mois de prison fermes. C’était au mois de juillet 1994. Le deuxième chef d’accusation fut d’être associée à la « fondation d’une organisation subversive ». Pour cela j’ai été condamnée à six ans de prison ferme. C’était le 15 juin 1995. Le troisième chef d’accusation fut d’avoir aidé à fonder une organisation subversive. On m’a condamnée pour cela à huit ans de prison ferme. C’était le 31 mars 1997. Durant ce même procès, il y avait d’autres personnes qui étaient accusées avec moi, mais elles étaient en fuite et recherchées ; parmi ces personnes en fuite, il y avait des femmes, entre autres l’épouse de monsieur Mohsen Jendoubi. On l’avait condamnée par contumace à six ans de prison vu qu’elle était encore élève cette époque.
* Vous avez été emprisonnée à la prison pour femmes de la Mannouba. Y avait-il d’autres prisonnières politiques avec vous ? Aviez-vous le droit de les rencontrer ? Quels sont les principaux souvenirs de cette période ? Comment passe-t-on cinq ans en prison ?
H. A. : J’ai trouvé des prisonnières politiques à la prison pour femmes de la Mannouba, qui étaient toutes des étudiantes qui militaient au sein du Parti Ouvrier Communiste Tunisien (POCT). Je n’avais pas le droit de les fréquenter, ni de les rencontrer ou de parler avec elles. Mais à l’intérieur des cellules, on se parlait en cachette. J’ai passé cinq ans à la prison des femmes de Mannouba : c’est comme si j’y avais passé cinquante ans ! Les anciens souvenirs remontent à la surface et franchement, chaque fois, je me retrouve ans le même état d’anxiété, comme quand j’étais en prison. Les images des atrocités que j’ai vécues sont restées des traces indélébiles dans mon cerveau. J’ai vécu dans des conditions inhumaines dans cette prison où les droits les plus élémentaires sont bafoués quotidiennement, où les dépassements sont monnaie courante, où il y a dégradation sur tous les plans, en particulier sur celui de la santé. Il y avait la présence massive des prisonnières, on était entassées dans de minuscules cellules où l’humidité et la saleté étaient omniprésentes. En hiver, on nous obligeait à nous laver avec de l’eau froide, ce qui m’a rendu malade. A la suite de ça, un jour, j’ai eu un problème de circulation sanguine qui a causé l’obstruction d’un nerf dans mon cerveau. Je suis tombée gravement malade; Je ne me rappelle plus si on m’avait soignée car j’étais pratiquement inconsciente. D’ailleurs les soins médicaux étaient inexistants. J’ajouterais qu’on n’avait pas le droit aux soins et aux médicaments. Malheureusement, les mauvais souvenirs sont restés figés dans ma tête et je les ai encore devant mes yeux;
* Avez-vous reçu des visites ? Des témoignages de solidarité ? Vous sentiez-vous soutenue ou isolée ?
H. A. : Je recevais uniquement la visite de mes parents les plus proches. Même mon avocat n’avait pas le droit de me voir ou de me contacter. Il n’y avait ni campagne, ni témoignage de solidarité ou de soutien concernant ma personne. Vraiment, rien n’a été fait pour me soutenir. Je me suis sentie terriblement abandonnée, isolée totalement. Même lors de la visite de M. Driss, le président du haut Comité des droits de l’homme, on s’attendait à ce qu’il nous rende visite et nous écoute, hé bien, rien du tout ! Ce n’était qu’une visite formelle qui consistait à une entrée et une sortie, sans plus. De la poudre aux yeux !
* La police politique s’est acharnée contre vous. Avec le recul et le passage du temps, comment expliquez-vous que vous ayez payé un prix si fort votre engagement ? Vous avez été convoquée une seconde fois au ministère de l’Intérieur, on a voulu monter une seconde affaire contre vous. Comment l’analysez-vous ?
H. A. : Je suis convaincue que j’étais dans le droit chemin, j’avais fait ce qu’il fallait faire, j’avais une mission sociale à caractère purement humain. Je ne pouvais pas rester les bras croisés sans aider ces nombreuses familles qui avaient un ou plusieurs membres en prison en train de subir des conditions dégradantes et inhumaines. J’estime avoir fait le minimum de mon devoir envers ces gens broyés par la machine despotique infernale de l’injustice. J’avais une obligation à faire pour mon pays mon peuple et ma patrie qui est une partie de moi. Si c’était à refaire, j’agirais de la même manière et j’assumerais quelles qu’en soient les conséquences. Je crois avoir défendu des justes valeurs nobles et j’en suis très fière aujourd’hui malgré tout ce que j’ai souffert , et je continue de souffrir et de lutter pour les libertés civiques dont nous avons encore grandement besoin.
* Vous avez passé de longues années en prison, vous avez été malade; comment s’est passée la sortie de prison, le retour dans la société tunisienne ?
H. A. : Suite à une amnistie présidentielle de la célébration du 7 novembre 1999, j’ai été libérée sous condition. Grande fut ma joie à l’annonce de cet événement ! J’étais folle de bonheur de quitter les murs sordides de la prison de la Mannouba. Je retrouvais la sacro sainte liberté, je pouvais respirer l’air libre et c’était comme si tout l’univers m’ouvrait ses grandes portes. Cet enthousiasme grandissant qui me prenait dans les airs purs de la liberté fut malheureusement éphémère et a commencé doucement à s’estomper pour laisser la place à une amertume que je ne pouvais ni saisir ni comprendre. J’étais hors de prison mais j’étais aussi étrangère, les gens me fuyaient, comme si j’étais pestiférée. Ils avaient peur et m’évitaient, changeaient de regard, n’avaient pas le courage de me saluer. J’étais déprimée par la réaction de plusieurs personnes et je voyais leur angoisse sur ces visages mis au pas, leurs échines courbées par ce sentiment de peur intrinsèque au fonds d’eux-mêmes. Je leur étais étrangère et les contacts avec les gens se faisaient rares. J’ai compris par la suite les conséquences ô combien néfastes de ces années de plomb sur la vie politique de ce pays. Alors je peux dire que ça m’a rendue vraiment malade.
* Le fait d’être une ancienne prisonnière modifie-t-il vos relations avec les personnes que vous rencontrez, notamment avec les jeunes femmes ? Comprennent-elles votre engagement ?
H. A. : Mon sentiment d’être considérée comme une étrangère dans mon propre pays, dans ma société à ma sortie de prison m’a conduite à ne pas perdre mon temps à chercher du travail. De plus, les autorités font tout pour que les ex prisonniers politiques ne puissent pas en trouver. C’est la continuité des sévices à l’extérieur des prisons. Cependant, j’ai préféré me marier et vivre dans la stabilité en gardant mes convictions et mon engagement qui n’a pas changé, et je continue à avoir des relations positives et à les normaliser malgré la peur des gens, en leur demandant de ne pas me regarder comme une ancienne prisonnière politique. En revanche, concernant les jeunes Tunisiennes, j’ai remarqué qu’elles ne font pratiquement plus d’effort pour s’investir dans le politique ou le social. C’est le désenchantement total sur ce volet, peut-être le facteur « peur » joue-t-il dans de détachement de la chose publique ! Oui, la peur est encore là, le spectre des années de plomb vécues par les Tunisiens a laissé des séquelles pour plusieurs décennies encore !
* Pensez-vous que le regard porté sur vous soit différent du regard porté sur les ex prisonniers politiques ? Le fait que vous soyez une femmes joue-t-il un rôle ?
H.A. : Cette question pertinente est bouleversante en terre d’islam. Voyez-vous, chez nous contrairement à une certaine réflexion critique sur la place de la femme dans le monde arabe et musulman, la femme reste un être protégé et qu’on doit préserver du mal. Alors, lorsqu’on jette une femme en prison pour ses idées, alors on peut se poser des tas de questions. C’est remettre beaucoup de choses en question. En revanche, le fait qu’une femme possède le statut de prisonnière politique déstabilise les gens car d’habitude la femme est plutôt docile et pas trop contestataire, sur le plan politique surtout. La femme a une autre mission : élever ses enfants, compléter l’homme, excepté en politique.
* Actuellement les familles de prisonniers politiques sont très mobilisées, se font entendre, manifestent pour les leurs, et ce, dès les premiers jours de l’emprisonnement de leurs fils, frères, maris, etc,… ; était-ce le cas dans les années quatre vingt dix, comment expliquez-vous cette évolution ?
H. A. : Effectivement, aujourd’hui, c’est différent ; durant les premières vagues d’arrestations du début des années quatre vingt dis, les gens avaient très peur d’être arrêtés, car ils savaient qu’ils allaient subir les tortures et allaient perdre leur liberté, leur travail et tout. Aujourd’hui, avec la révolution des moyens de communications, l’Internet, le portable, les télévisions à antennes paraboliques, les blogs …, nos Etats jouent à découvert, et avec l’idée que les Etats autoritaires doivent dorer le blason et opter avec hypocrisie vers un multipartisme de décor et une soi-disant bonne gouvernance, nos états despotiques changent la façade pour garder les rênes et donc font mieux du côté humain, mais c’est toujours du cinéma pour faire luire la bonne image pour l’extérieur et surtout pour les ONG des droits humains qui n’arrêtent pas leurs critiques envers nos gouvernants.
* Vous n’avez pas recouvré tous vos droits. Le pouvoir continue de s’acharner sur vous en vous privant de passeport. Quelle a été votre réaction ?
H. A. : Jusqu’à présent je n’ai toujours pas obtenu mes droits les plus élémentaires, je suis encore privée de passeport. J’ai d’abord écrit une lettre à l’administration des frontières du ministère de l’Intérieur demandant mon passeport. Par la suite, bien que j’ai été questionnée par ce ministère de l’Intérieur, je n’ai pas obtenu de résultat. Puis, j’ai écrit une autre lettre au ministère de l’Intérieur, puis une autre à la Présidence, puis encore une autre au Comité supérieur des droits de l’homme. Malgré toutes ces lettres, c’est toujours le silence, aucune réaction de la part des autorités, rien, rien. Aucune réponse ! c’est pour cela que j’ai porté plainte au tribunal administratif espérant que cela puisse m’aider à récupérer mes droits civils, et en outre à obtenir mon passeport.
* Cette privation de passeport vous empêche de voyager. Vous vous battez parce que vous êtes empêchée de mener un projet précis, ou s’agit-il d’une bataille pour le principe ? Ou les deux ?
H. A. : Je suis très attachée à l’obtention de mon droit, celui d’avoir mon passeport, c’est un droit absolu qui est dicté par la Constitution tunisienne et protégé par toutes les lois internationales signées par mon pays. D’autre part, j’ai besoin de ce passeport pour pouvoir me soigner à l’étranger et aussi pour faire mon pèlerinage à la Mecque, si Dieu le veut.
* Le pouvoir ne désarme pas, vous non plus, vous venez de poser plainte devant le tribunal administratif, et ensuite ?
H. A. : Vous savez que j’ai porté plainte au tribunal administratif afin d’obtenir mon passeport. J’attends le résultat de ce procès avec beaucoup de patience. Cependant, j’ai un grand espoir et je compte sérieusement sur l’aide apportée par la pression des organisations internationales des droits humains sans oublier le soutien de nos organisations qui sont mobilisées en ce sens, afin que je puisse m’octroyer le droit de voyager en toute liberté.
* Que sont devenues les femmes qui étaient en prison avec vous dans les années quatre vingt dix ? Certaines se sont exilées, d’autres sont en Tunisie, vivent-elles la même oppression , existe-t-il une solidarité entre vous ?
H. A. : Certaines anciennes prisonnières qui ont été avec moi en prison, ont quitté le pays et ont préféré l’exil et d’autres sont restées en Tunisie. Il n’existe malheureusement pas de contact entre nous pour beaucoup de raisons. D’abord nous sommes surveillées par la police politique, et puis les difficultés liées au chômage et à la difficulté de nous intégrer et à vivre normalement. Tous nos mouvements et nos relations sont sous étroite surveillance. Ceci rend nos contacts impossibles.
* D’où vient votre combativité d’aujourd’hui ? Etes-vous prête à affronter d’autres luttes, s’il le fallait ?
H. A. : Toute ma force et mon courage émanent de ma profonde croyance en Dieu le Tout Puissant. Je dirais aussi que c’est dû également à la sincérité des principes qui m’ont fait m’adonner à la poursuite du travail social pour le bien de notre peuple et aussi pour l’amour de la patrie. Bien que mes conditions critiques de santé ne me permettent plus de faire des efforts et ne m’aident pas à affronter des souffrances futures, je continue d’être active, et j’avoue que mon bonheur se réalise à travers ce dépassement de soi pour les causes justes et les libertés.
Propos recueillis par Luiza Toscane
18 mai 2008
je retire mon turban avec un grand respect a ma soeur hadda qui porte le meme nom que moi et depuis x temp notre famille nous a honoré.