L’opposant tunisien Moncef Marzouki revient dans son pays
Source : El Watan (Alger), Edition du 7 novembre 2006 > Reportage.
El Kantaoui, le plus célèbre des ports-jardins de la Méditerranée, est situé à quelques kilomètres de Sousse. Sa marina accueille des plaisanciers venus de tous les pays du monde… » : les guides touristiques présentent ainsi la coquette marina, à 150 km au sud de Tunis, paradis des touristes et où les barrages de police et de gendarmerie, de nouveaux sens interdits et une armada d’indicateurs et d’agents en civil ou en tenue assiègent la demeure de Moncef Marzouki, 61 ans, établi en France depuis cinq ans et rentré le 21 octobre dernier à Tunis, en dépit d’une convocation le jour même de son arrivée à Tunis devant le juge d’instruction pour répondre de l’accusation d’« incitation de la population à la désobéissance civile ».
Cette accusation, qu’il a qualifiée de « manœuvre d’intimidation contre-productive », fait suite aux déclarations faites récemment à la chaîne satellitaire Al Jazeera, installée au Qatar par M. Marzouki dans lesquelles le chef du Congrès pour la République (CPR), une formation d’opposition non reconnue, soutenait que « la seule riposte d’une population lassée de la répression et de la corruption est d’entrer dans une résistance civile en utilisant tous les moyens pacifiques pour imposer ses droits et libertés ». La Tunisie a, depuis, fermé son ambassade à Doha pour dénoncer ce qu’elle qualifie de « campagne hostile » d’Al Jazeera. Selon Abderraouf Ayadi, l’avocat de Marzouki, également vice-président du CPR, Moncef encourt de deux mois à trois ans de prison si ce grief est retenu contre lui. Moncef Marzouki, ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), professeur de médecine en France depuis 2001 après avoir perdu son poste en Tunisie « de manière abusive » selon ses proches, n’en démord pas. « Ici en Tunisie, mon pays, je suis encerclé, isolé, mais à partir du moment où j’ai lancé un appel à la résistance civique et pacifique, je ne pouvais plus rester à Paris », dit-il, installé dans le jardin de sa maison alors que les agents de police en civil font le va-et-vient devant sa porte en lançant des regards à travers la palissade. Il s’attendait aux manœuvres policières, aux harcèlements judiciaires, mais pas au pire : comme ce 27 octobre, en plein centre de Sousse, lorsqu’un groupe de « voyous » le harcèlent en le traitant de « traître , de juif , de vendu au Qatar ». Le surlendemain, dans la marina d’El Kantaoui, il a été pris à partie d’abord par une femme hurlant qu’il l’importunait, puis par un groupe de jeunes le menaçant de viol, sous l’œil bienveillant des dizaines d’agents en uniforme et en civil, chargés de le pister nuit et jour. Dans une déclaration publiée sur son site internet (www.moncefmarzouki.net, bloqué en Tunisie), il a notamment signifié : « 1.De ne pas retourner en exil affirmant mon droit au sol. 2- De refuser de comparaître devant une justice de simulacre pour répondre de violations de pseudo-lois édictées par un pseudo-parlement et dont la seule finalité est d’habiller de légalité démocratique, la fourberie et la brutalité de la dictature. 3-D’entériner que je suis assigné de facto à résidence. Je resterai donc dans ma maison encerclée par la police politique, jusqu’à un changement radical de la situation politique me permettant ainsi qu’à tous les Tunisiens de marcher librement dans les rues et d’exercer tous nos droits et libertés sans peur ni restrictions ». « J’ai honte pour mon pays…Il y a des choses à ne pas faire de la part d’un homme d’Etat car cette agression contre moi a été décidée en haut lieu, par le président Ben Ali lui-même peut-être », lance Marzouki alors que le va-et-vient des policiers s’intensifie à l’extérieur de la maison.
« Sans violence, le régime tourne à vide »
« Au début, il y a eu dérapage du politique vers le policier, maintenant c’est carrément le recours à la pègre, c’est le système des trois P : le politique (parlement et partis) couvre le policier, et ce dernier est couvert par la pègre », dit-il craignant que la répression en Tunisie ne connaisse une nouvelle escalade puisque « il semble que les inhibitions ne sont plus de mise ». L’autre grande crainte de Moncef Marzouki, qui se réclame un « ferme modéré », un homme de pensée et d’idées, et un médecin attaché à la valeur de la vie humaine (il a été notamment distingué par le Prix du congrès maghrébin de médecine), reste la tentation de la violence face à un régime aussi liberticide. « La résistance armée ne peut être ligitime que contre des soldats d’occupation, mais contre la dictature, qui est une forme d’occupation interne, il faut une résistance pacifique et civique. Parce que sans violence, le régime tourne à vide », affirme-t-il ajoutant que « les régimes arabes ne survivent que grâce à la violence, car sans le phénomène du terrorisme ces régimes seront confrontés à leurs propres indigences ». Comment faire face alors ? Et qu’entend-il par résistance civique et pacifique ? « On ne peut parler d’opposition sous une dictature. Pouvait-on créer des partis d’opposition sous Staline ? Pour ma part, j’ai créé un réseau politique en refusant de demander un agrément. Nous devons préparer un programme pour être prêts si demain les choses évoluent vers une démocratisation en Tunisie », plaide l’auteur de La seconde indépendance ou pour un Etat démocratique arabe (1996, Beyrouth) qui voit en Tunisie trois formes de résistances pacifiques qui existent déjà. C’est d’abord une résistance « passive et négative », le « je-m’en-foutisme » des citoyens qui ont échappé au contrôle mental exercé par l’Etat, une sorte de « débrouillardise » citoyenne qui reste quand même négative car non structurée et encourageant la démission. La seconde forme est signée par le courage des femmes et familles des prisonniers politiques les geôles de la Tunisie de Ben Ali en comptent 30 000 qui refusent d’abandonner leurs proches. Le 26 octobre dernier, Samia Abbou, l’épouse du célèbre avocat et grand défenseur des droits de l’homme en Tunisie, Mohammed Abbou, a été agressée par des agents de la police. Son mari croupit au fond d’un cachot, dans la prison de Kef, située à 170 km de Tunis, depuis le 1er mars 2005, pour avoir comparé les tortures infligées à des prisonniers politiques en Tunisie aux exactions de soldats américains à Abou Ghraïb en Irak. Marzouki voit la troisième forme de résistance dans l’activité des démocrates et des militants de défense des droits de l’homme, « qui ont déjoué la stratégie de Ben Ali qui veut donner une image d’un Etat respectueux des droits et libertés, notamment en achetant une certaine presse étrangère ». Moncef Marzouki voit également dans le retour du voile un « rejet de l’immoralité du pouvoir, caractérisé par la corruption et l’injustice » et non pas un retour du religieux. « La seule idéologie protestataire sur le marché est l’islamisme », estime-t-il, ajoutant que le foulard crée la panique avec une violente campagne d’« arrachage » du voile chez le pouvoir parce qu’il s’agit d’une « manifestation pacifique, féminine et permanente ». « Sauf qu’il faut structurer ces résistances-là. Tel est, entre autres, mon objectif pour faire disparaître la dictature et éviter qu’elle se renouvelle », avance l’homme dont on a coupé le téléphone et les moyens de subsistance, isolé de sa famille et dont le propre frère subit des arrestations arbitraires de temps à autre. En Tunisie, l’opposition craint que le pouvoir ne s’achemine vers une révision de la Constitution pour permettre le maintien quasiment à vie du président Ben Ali à son poste. « Un scénario à la Poutine, une vraie calamité que partagent les régimes arabes », commente Marzouki qui croit à une « résistance pacifique spontanée » face à un régime qui gère le pays « comme une caserne ». On passe à table, couscous et mouloukhiya. La maison est à quelques encablures du futur palais que le président Ben Ali compte construire pour sa retraite.
« Ben Ali nous laissera des ruines »
Moncef Marzouki, lui, ne construira pas de palais mais reste fier de pouvoir, lui et ses compagnons opposants, de militer avec des moyens dérisoire contre un Etat policier qui bénéficie de moyens colossaux « puisés directement dans les caisses publiques ». Justement, qu’en est-il de l’économie tunisienne, présentée comme modèle à suivre ? « Le miracle économique est la grande supercherie du régime. En fait Ben Ali n’a fait que recueillir les fruits de la construction de Bourguiba en matière d’enseignement et de droits des femmes. Nous avons une faible pression démographique et nous avions une certaine prospérité. Mais Ben Ali a instauré la corruption, les banques sont surendettées avec des taux de non recouvrement de 25% – au lieu des 7% ailleurs- car la famille Ben Ali se sert impunément ». Marzouki évoque également le « brigandage » dont ont été victimes les PME, la non préparation à l’effondrement des barrières douanières, les régions abandonnés comme celle du nord-ouest qui la faim et les poux attaquent la population d’une région qui assure 50 % de la production agricole tunisienne. « Même en quittant le pouvoir, Ben Ali nous laissera des ruines », conclut Marzouki en maîtrisant ses nerfs. Le régime tunisien, qui fêter aujourd’hui le7 novembre le 19e anniversaire du « changement », lorsqu’en 1987 Ben Ali a déposé Bourguiba, ne bénéfice-t-il pas de l’appui des Occidentaux ? « Il serait simpliste de présenter ainsi les choses », remarque Marzouki qui ajoute que « à part la France, l’Italie, l’Espagne, les Etats-Unis et à un degré moindre, la Grande Bretagne, beaucoup d’autres gouvernements émettent des réserves ; la Suède par exemple n’a pas d’ambassade à Tunis et en Occident il y a aussi le rôle de la société civile ». « D’ailleurs ces appuis sont fragile et ne sont motivés que par des politiques de courte vue ou par les nécessités de la lutte contre le terrorisme. Ben Ali est un allié encombrant qui gêne plusieurs gouvernement notamment face a leur opinion publique », dit le militant qui appelle à une plus grande coordination maghrébine dans la lutte pour la démocratie. « Le Maghreb ne peut se construire sans démocratie », estime-t-il rappelant l’image de son père, membre des réseaux de soutien algérien durant la guerre de Libération, mort en exil au Maroc. En quittant l’homme pour rentrer sur Tunis étroitement encadré par des policiers tout au long du trajet, il nous serre chaleureusement la main en nous recommandant la prudence. La porte se referme derrière nous. Ses paroles résonnent encore : « Ici en Tunisie, mon pays, je suis encerclé, isolé… ». Les braves touristes sur la marina ne l’ont pas entendu…
Adlène Meddi
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