Un Reportage de Florence Beaugé
LE MONDE | 14.05.05
Monastir de notre envoyée spéciale
A quelques kilomètres des grands hôtels et des plages de sable fin de Monastir, on tombe sur un monde inconnu des touristes. Le Sahel, bande côtière qui s’étend de Sousse à Mahdia, est traditionnellement le lieu du pouvoir en Tunisie. Bourguiba était originaire de là. Le président Ben Ali l’est également. C’est la région la plus peuplée du pays, après la capitale. Le chômage y est moins élevé qu’ailleurs : 7,4 % selon les statistiques officielles, contre 14 % à l’échelle nationale. En dépit des apparences, la vie est ici aussi difficile et verrouillée que partout ailleurs en Tunisie.
Khniss, Ksar Hellal, Lamta, Ksibet El-Mediouni, Moknine… toutes ces petites villes (30 000 habitants en moyenne) se ressemblent. On y vit du textile, de la pêche et de la poterie. Larges et plates, ces localités sont traversées par une longue route qui les relie : le “boulevard de l’environnement” . S’agit-il de conjurer le sort ? La pollution est l’un des principaux soucis des habitants du coin. Elle fait même leur désespoir. Depuis cinq ou six ans, les enfants ne peuvent plus se baigner dans les criques environnantes, recouvertes d’une sorte de mousse jaunâtre.
“Les usines de traitement des eaux usées ne fonctionnent pas bien” , affirment les riverains d’un air las. De ce dossier, il n’a pas été question lors des élections municipales du 8 mai. Nul enjeu n’a marqué ce “jour de carnaval” ainsi que le qualifient quelques audacieux. Le vote s’est déroulé dans l’indifférence. Pour Hassine Dimassi, professeur d’économie à l’université de Sousse, les Tunisiens les jeunes surtout se désintéressent chaque année davantage de la politique. “Ils n’y croient plus. Ce phénomène m’inquiète beaucoup. Je constate un abandon total de la lutte collective. C’est un changement radical par rapport à la génération précédente, souligne-t-il. Les étudiants affrontent de manière individuelle toutes leurs difficultés. C’est la génération de la “débrouillardise“.”
“RÉSERVÉ AUX GARÇONS”
Ici comme partout dans le pays, les “diplômés chômeurs” ne se comptent plus. Leur rêve ? Quitter le pays pour l’Occident. Sans illusion. “Je fais tout pour partir en France. Le mois dernier, on m’a refusé mon visa. J’attends un peu et je présente à nouveau une demande” , soupire le titulaire d’une maîtrise de chimie, vendeur de souvenirs. Ce qu’il espère trouver outre-Méditerranée ? “Qu’on me traite avec respect ! Je ne peux plus supporter la façon dont les flics, ici, nous réclament nos papiers.”
Widad est en terminale. Elle parle un français un peu laborieux comme la plupart des jeunes, hormis l’élite tunisoise. Après son bac, elle fera médecine, en dépit du chômage qui la guette. “Tout est bouché en Tunisie. Mais le pire, c’est pharmacie” , dit-elle, fataliste. De tous ses professeurs, c’est celui de philo qu’elle préfère : “Il est le seul à nous laisser nous exprimer.” Il y a quelques jours, la classe a travaillé sur le thème de l’Etat. “Toutes les élèves se sont mises à parler en même temps. Elles disaient : “On en a marre de l’Etat tunisien !” Elles reprochaient surtout le chômage et l’interdiction de parler librement ici” , raconte Widad. Quand la conversation a dérivé sur ce thème, les trois quarts des élèves se sont mises à crier, affolées : “Fermez la porte ! fermez la porte !”
Sur l’ensemble de la classe, une minorité est “sincèrement heureuse de vivre en Tunisie” et ne formule pas de critiques. Ce qui se passe dans le reste du pays ? Les élèves l’ignorent. La question de l’avocat Mohammed Abbou, dans une prison de Tunis pour avoir critiqué le régime, a été abordée lors de ce cours de philo. “Deux ou trois élèves seulement étaient au courant, raconte Widad. La plupart n’ont pas eu l’air intéressé, comme si elles ne se sentaient pas concernées.”
Se distraire ? Les filles se plaignent que “tout est réservé aux garçons” . A eux la rue, les cafés, les “publinet” (locaux Internet), le cinéma, le basket ball, les mobylettes que l’on conduit en amazone…
Dans l’ensemble, les jeunes ont conscience que leurs parents travaillent dur pour leur permettre de faire des études. S’ils ne sont pas au chômage, les pères sont ouvriers, maçons ou saisonniers. Ils gagnent entre 250 et 350 dinars (155 et 217 euros) par mois. Impossible de faire vivre une famille. Aussi, la plupart des mères ont un emploi. Elles assemblent des pièces de tissu dans les usines de confection des environs, sont femmes de ménage, ou, dans le meilleur des cas, travaillent dans l’administration. Toutes ont la vie dure. La classe moyenne, colonne vertébrale de la Tunisie, est en voie de disparition. “On liquide progressivement les entreprises publiques pour les céder au secteur privé avec des salaires réduits de moitié et des contrats à durée déterminée. En même temps, on dégraisse l’administration, explique le professeur Hassine Dimassi. Quant aux professions libérales, elles ont de plus en plus de mal à s’insérer dans le milieu du travail. Tout ce qui “produisait” de la classe moyenne est en train de s’émietter.”
Les “petits boulots” sont devenus la norme, mais ils n’empêchent pas la misère et le mécontentement. Pour survivre, l’une confectionne des tapis dans son salon. L’autre, au chômage bien que titulaire d’une maîtrise de maths, donne des cours particuliers. Du serveur au médecin, tous sont endettés et vivent cette précarité comme un cauchemar.
Quand ils dépassent leurs peurs et se décident à parler, les uns et les autres explosent littéralement. Tout y passe : le régime, la surveillance policière constante, le parti-Etat (le Rassemblement constitutionnel démocratique, RCD), le travail “qui n’est pas un droit en Tunisie mais un don” , les frasques supposées de “la famille royale -Ben Ali-” , la presse tunisienne “mensongère” … Ils parlent de tout, entre rage et désespoir. Seul, Habib Bourguiba a grâce à leurs yeux. Le père de l’indépendance bénéficie aujourd’hui des faveurs de tous. “Avec le recul, on s’aperçoit qu’il avait un idéal” , disent-ils avec regret.
“LA PRIÈRE POUR ME SOUTENIR”
La télévision nationale ? “Personne ne la regarde !” Tous ont en revanche les yeux rivés sur les chaînes arabes du Golfe, libanaises et égyptiennes. On cite, pêle-mêle, Al-Jazira, Al-Arabia, El-Manar, Rotana (pour ses films) et Iqra (pour ses prêches). Les événements de Palestine et d’Irak ? Ils les vivent par procuration. Parce qu’il tient tête aux Américains, Oussama Ben Laden reste un héros. La photo du chef d’Al-Qaida s’affiche souvent sur les téléphones portables des jeunes.
“Heureusement que j’ai la prière pour me soutenir. Je la fais depuis cinq ans. Sinon, je descendrais tout le monde” , dit un jeune, dents serrées, en faisant mine de lâcher une rafale de mitraillette. Beaucoup d’enseignants dans le supérieur surtout constatent avec inquiétude une “indiscutable montée de l’islamisme” dans le pays. Une enseignante en anglais s’est entendue dire récemment, en plein cours à l’université : “On n’a pas besoin d’apprendre la langue de l’ennemi, et encore moins besoin d’une femme comme professeur.” D’autres incidents de ce genre, y compris des menaces et des agressions physiques, sont signalées, ici et là.
“Les gens regardent les chaînes religieuses du Golfe sans les comprendre. Le régime a combattu les islamistes mais pas l’ignorance. Avec la complicité des Occidentaux, il a muselé Ennadha -mouvement islamiste- sans laisser le moindre espace d’expression, regrette le journaliste Lotfi Hajji, président du Syndicat des journalistes tunisiens. Résultat : les extrémistes, quand il y en a, sont mille fois plus dangereux que les islamistes d’Ennadha des années 1990.”
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