TUNISIE Washington se heurte à l’hostilité du pouvoir et à la méfiance des dissidents
Tunis : de notre envoyé spécial Thierry Oberlé
Le Figaro [06 mai 2005]
Plusieurs partis d’opposition ont vu leurs candidats pour les élections municipales qui se déroulent dimanche rejetés par les autorités. « L’Union européenne doit bien faire comprendre qu’il est inacceptable de priver le peuple tunisien des droits démocratiques et que cela aura des conséquences sur les relations entre l’UE et la Tunisie », a souligné le président du Parti socialiste européen, Poul Nyrup Rasmussen. Une coalition de l’opposition en Tunisie, la Coalition démocratique pour la citoyenneté, a annoncé fin avril le rejet de la totalité de ses listes de candidats à l’élection municipale du 8 mai, dénonçant un « développement politique d’une gravité sans précédent ».
Rue Baudelaire, non loin du jardin zoologique, le siège de la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme (LTDDH) est le haut lieu de toutes les dissidences. La villa est sous haute surveillance policière. Les « VIP » des droits de l’homme comme l’essayiste Sihem Bensedrine ou l’avocate Rahia Nasraoui y croisent des islamistes fraîchement sortis de prison. Ou comme en ce jour d’avril une délégation d’Human Rights Watch (HRW). L’équipe de juristes internationaux est venue présenter une enquête sur les prisons. Elle accuse le gouvernement de violer les droits des prisonniers politiques du mouvement islamiste interdit Nhadha (La renaissance) en présence d’une délégation américaine.
L’ambassade des Etats-Unis est la seule mission diplomatique à avoir dépêché ses représentants. Les dissidents apprécient le geste qui ne les surprend pas. Les diplomates américains ont en effet pris l’habitude de soutenir les contestataires les plus virulents du régime et de dire à haute voix ce que bon nombre de diplomates occidentaux murmurent. Paru en février, son dernier rapport sur le respect des droits de l’homme dénonce la « piètre qualité » de la conduite d’un Etat « responsable d’abus graves ». Il s’inquiète notamment des « importantes limites » qui entravent « le droit des citoyens à changer de gouvernement ».
De mises en garde en coup de pouce à la société civile, Washington hausse depuis quelques mois le ton sur la question des libertés en Tunisie. Le virage s’est opéré avec le lancement du grand projet de remodelage du Grand Moyen-Orient. Après avoir soutenu les pouvoirs despotiques, les Etats-Unis entendent les réformer. « Les Américains bousculent leurs amis tunisiens en leur disant « réformez-vous ! ». L’effet est positif car les élites dissidentes se sentent encouragées tandis que le pouvoir est contrarié dans ses excès », commente Me Ahmed Nejib Chebbi, le secrétaire général du Parti démocratique progressiste (PDP), le fer de lance de l’opposition dite « réelle ». L’exercice a toutefois ses limites. Il n’est pas question de se brouiller avec un fidèle partenaire dans la lutte contre le terrorisme et un allié jouant un rôle de modérateur dans les pays arabes.
Si elle n’est pas une priorité dans l’agenda arabo-musulman de l’administration américaine, la petite et relativement prospère Tunisie n’en constitue pas moins une terre d’exception pour les réformes. Instruite, sa population bénéficie d’une éducation dénuée depuis plusieurs générations de scories obscurantistes. Grâce à Bourguiba, les femmes sont émancipées comme nulle part ailleurs dans la région. Reste aux yeux des Américains à favoriser l’éclosion des libertés. Mais les discussions « ouvertes » et « franches » avec le partenaire tunisien se heurtent à un mur d’incompréhension. Intransigeants, les Tunisiens continuent de parler de « progression graduelle », autrement dit de surplace.
Avec leur pragmatisme habituel, les Américains entendent contourner l’obstacle en créant un environnement favorable à une éclosion des libertés. Ils mettent en réseau des initiatives, proposent des financements à des associations, invitent les futures élites tunisiennes aux Etats-Unis. Ouvert l’été dernier à Tunis, le bureau du MEPI (Initiative de partenariat avec le Moyen-Orient) forme des journalistes indépendants, lance des programmes de leadership étudiant, organise des forums sur la transparence judiciaire. De puissantes organisations non gouvernementales qui ont joué un rôle d’éveil politique dans les révolutions de velours de l’Europe orientale s’engagent sur des projets concrets. Freedom House, Global Rights, International Republican Institute, Internews et d’autres commencent à tisser discrètement leurs toiles dans la région. « Les Etats-Unis ne décident pas de l’ordre du jour du changement mais tendent la main à ceux qui sont prêts à l’accepter », résume Peter Mulrean, le directeur du MEPI. « Pour que les réformes soient durables, il faut qu’elles soient issues de l’intérieur de la société. »
Mais le succès est loin d’être acquis. C’est que la présence militaire américaine en Irak électrise le nationalisme arabe. « Pour l’instant, seule une tendance minoritaire de la société civile pousse au dialogue avec les représentants américains. Les autres pratiquent la politique de la chaise vide », explique Lotfi Hajji, le président du syndicat des journalistes tunisiens (indépendant). Accusés d’hégémonisme, les missionnaires américains sont soupçonnés de vouloir détourner l’attention des crimes commis à Abou Ghraïb ou de faire diversion au soutien apporté à Sharon.
Le débat sur la stratégie à suivre sépare les aînés francophiles des quadras libéraux influencés par le modèle anglo-saxon, traverse les milieux arabo-islamistes et divise les progressistes. Mais tous s’accordent, à l’instar du journal en ligne Alternatives citoyennes, pour regretter l’absence d’une « révolution des roses » au pays du jasmin. Si Tunis n’est bien entendu pas Kiev, elle est encore loin d’être Beyrouth ou même Le Caire…
Source : Le Figaro, d’après une alerte de Abdel Wahab Hani
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